Mercredi 18 Mai 2016, Arles.
Stephan OLIVA (p) et Jean Marc Foltz (cl, bcl)
21 ème édition du 11 au 21 mai 2016
Retour à Arles, chapelle du Méjan sur les bords du Rhône pour un festival que l’on aime, Jazz in Arles au Méjan, à la programmation originale et pertinente de Jean Paul Ricard.
Cette année, le festival présente le tout nouveau programme, sobrement intitulé Gershwin du clarinettiste Jean Marc Foltz et du pianiste Stéphan Oliva, le lendemain de leur premier concert au Sunside, enregistré par TSF. L’album, déjà chroniqué aux DNJ par Xavier Prévost fut enregistré à la Buissonne, mixé en novembre dernier, et il sort sur le label Vision fugitive le 27 mai.
Hommage, tribut à l’élégance,l’énergie et la modernité de Gershwin ? Certes, mais pas au sens habituel du terme, me semble-t-il, tant la vision de ce duo est personnelle et intime. Ils retricotent avec toute leur sensibilité un répertoire aimé depuis longtemps, «voyageant librement d’une improvisation à une page de répertoire ». Gershwin éclaire la nuit de nos souvenirs d’une mélancolie douce et insistante, à la manière des films de Woody Allen, metteur en scène génial et clarinettiste jazz éclairé, à qui est d’ailleurs dédié l’un des thèmes « Fascinating Rhythm /Someone To Watch Over Me », tant il a créé des Bo inoubliables, inspirées du jazz « classique» dont il raffole.
On suit les chemins d’un compagnonnage peu balisé, assistant à la composition d’un patchwork de textures, de matières et de couleurs. Le duo nous fait «entendre» des scènes d’un film imaginaire où George Gershwin pressé par le temps, avide de tout connaître, s’attelle à plusieurs chantiers, composant furieusement les chefs d’œuvre symphoniques, la Rhapsody in Blue, Un Américain à Paris, le Concerto en Fa tout en écrivant pour les « musicals » de Broadway, le cinéma des studios, les films de Fred Astaire qui lui apporteront la gloire.
Ne faut-il pas alors une certaine assurance pour se lancer dans la traversée de l’œuvre d’un compositeur des plus prolifiques ? Les deux amis n’ont pas eu à l’apprivoiser longtemps tant ils s’y sentent chez eux. Foltz et Oliva savent comment ils vont parvenir à leur but : en insistant sur la clarté, l’élégance du phrasé, avec une façon très particulière, non d’étirer le temps, comme il me semblait au début, mais de jouer hors temps. Ils créent des intermezzi rêveurs, emboîtent des thèmes qui se répondent, « relisant » les morceaux comme ce « Gershwin‘s Dream », toujours dans un souci de cohérence ... Le résultat plonge dans le clair obscur d’une musique de rêve éveillé, qui reprend les standards au plus près, tout contre, dans leur substance même : « The man I love », « Somehow » (composition d’Oliva), « A Foggy Date/ Rhapsody in Blue theme »( JM Foltz), de l’opéra Porgy and Bess, « My Man Gone’s Now », « Summertime » jusqu’à l’aria final, « I Love (s) You Porgy » si poignant que les larmes vous viennent aux yeux. L’étonnante complicité qui les lie explique une interaction prodigieuse « télépathique » : ils n’ont jamais à (se) chercher trop longtemps, chacun s’élance à tour de rôle sur une voie, certain de la réponse de l’autre. D’où la finesse et l’évidence lumineuse qui ponctue et conclut chaque composition. Le public, des plus attentifs, embarque pour la première partie de ce concert, dans le vaisseau de la chapelle servi par le Steinway préparé comme il se doit par Alain Massonneau et la prise de son soignée de Bruno Rumen qui sculpte silences et suspens, conduisant doucement vers l’acoustique.
Pour le dernier set, remplaçant au pied levé la pianiste Kris Davis souffrante, notre duo enchaîne sans problème avec le programme de leur CD Visions Fugitives (qui donna le titre au label) en jouant ce thème de Prokofiev, Vitold Lutoslawski, Francis Poulenc ( Sonate pour clarinette et piano), des Variations d’Alban Berg, un thème d’Oliva intrigant, le tango Duke /Stravinsky, très cadencé, presque martial ( mais après tout, il existe bien un «Turkish Mambo » me souffle Stephan Oliva ), une sublime version de Naïma et une autre variation de la berceuse « Summertime » plus chaloupée, qui roule dans les graves du piano, mixée à leur façon avec un thème « Stereoscope ».Tout se déroule harmonieusement jusqu’au rappel même, souvenir de leur projet Soffio di Scelsi (concert de la Minoterie à Marseille en 2005), qui soulignait déjà le rapport étroit entre musique improvisée et contemporain, dédié à Scelsi, « l’homme du son » dont on peut trouver à la librairie Actes sud toute proche, des livres-référence.
Voilà un concert inoubliable où dans une même soirée, se joue une musique intense, travaillée par toutes sortes d’émotions : du jazz, du contemporain, du classique, des compositions où la technique sait pourtant se faire oublier, dans les mouvements les plus virtuoses ou les pièces les plus tendres. Un travail dans les marges, sur le souffle, en franchissant la ligne ténue, de démarcation entre composition et improvisation. On est à l’intérieur du son, du piano et des clarinettes (la clarinette basse plus moelleuse), ouvert à un au-delà dont ces musiciens, gardiens de l’éphémère, ont le secret.
Sophie Chambon