Sony poursuit sa plongée dans un fonds presque inépuisable, surtout depuis qu'aux catalogues Columbia se sont ajoutés RCA, et donc Vogue. Legacy/Jazz Connoisseur, série pour connaisseurs effectivement, mêle à quelques classiques adoubés par la renommée des pépites un peu trop oubliées. Cette nouvelle livraison (25 albums) puise tout azimut dans les styles et les époques, de Woody Herman en 1945 jusqu'à Stan Getz en 1982, en passant par Sidney Bechet, Roy Eldridge, Lionel Hampton, Lee Konitz et Roy Haynes, à Paris dans les années 50, sans oublier nos compatriotes Barney Wilen et André Hodeir. Outre les disques d'André Previn, Paul Desmond et Bobby Jaspar, chroniqués sur ce blog par les soins attentifs de Sophie Chambon, la série offre quelques vrais trésors du jazz, comme ce disque de Carmen McRae qui, à la fin de sa carrière, pose ses mots (et quels mots : signés Jon Henricks, mais aussi Abbey Lincoln), sur les thèmes de Thelonious Monk («Carmen Sings Monk», enregistré en 1988, publié en 1990) ; ou encore «Tilt», le premier disque de Barney Wilen sous son nom en 1957, déjà réédité en CD mais toujours bienvenu ; ou le disque «Essais» (1954) d'André Hodeir, avec son Jazz Groupe de Paris (qui l'associait à Bobby Jaspar), couplé comme sur une édition précédente avec des musiques de films, l'une très ellingtonienne (1949, pour un film de Paul Paviot, Autour d'un Récif), l'autre dans le style du jazz cool (1953, pour un autre film du même réalisateur, Saint Tropez). Au côté de Lionel Hampton, dans son grand orchestre, il y avait lors du séjour parisien de 1953 Quincy Jones, Gigi Gryce et Lee Konitz, lesquels se sont empressés d'échapper à la surveillance de leur manager pour aller en douce faire des sessions chez Vogue. Avec Konitz le pianiste est Henri Renaud (qui fut plus tard le pilier artistique de Columbia CBS jazz en France). L'essentiel de la séance consistait en des variations en quartette sur I'll Remember April, le plus souvent sans que le thème soit exposé. Dans les premières éditions presque toutes les prises avaient un titre différent, et ne faisaient pas référence au standard (dont seules subsistaient les harmonies, fortement révisées). La cinquième, en trio sans piano, s'intitulait alors Lost Henri, car les musiciens avaient perdu le pianiste, sorti du studio pour une cigarette, ou un besoin naturel.... Cette réédition restitue ces titres.
Chaque disque porte avec lui son moment d'histoire : The Four Brothers, dix ans après que cette célèbre section de sax avait enchanté l'orchestre de Woody Herman, mais avec Al Cohn à la place de Stan Getz ; Duke Ellington dans un florilège de ses tubes en 1966 («The Popular Ellington») ; Dizzy Gillespie, avec son big band, à New York (1946-1950, origine RCA) ; Bud Powell («Swinging with Bud», 1957, origine RCA), avant son retour ches Blue Note pour trois disques, puis son escapade parisienne (1959-1964) ; Sonny Rollins, dans sa rencontre décisive avec Don Cherry en 1962 au Village Gate ; et Roy Haynes, à Paris en 1954, sous son nom avec Barney Wilen, Henri Renaud, Jimmy Gourley.... Deux jours plus tard Roy Haynes enregistrait aussi comme batteur du trio de Martial Solal, mais ces plages ne sont reprises ici ; on le retrouve en revanche dans ce disque avec le trio du pianiste Jimmy Jones. Autres pépites : Maynard Ferguson et son Birdland Dream Band en 1956, Woody Herman et ses trois troupeaux, de 1945 à 1954 (Four Brothers, Early Autumn....), Tony Bennett avec une succession de (grands) batteurs et percussionnistes («The Beat Of My Heart», 1957), Kenny Burrell avec des plages de 1961-62 exhumées une première fois en 1984, et un Wayne Shorter aussi singulier que réussi, «Native Dancer» (enregistré en 1974, avec Milton Nascimento, Herbie Hancock....). Côté piano, un disque très atypique de Keith Jarrett (« Expectations », 1972), avec au fil des plages Dewey Redman, Paul Motian, Charlie Haden, mais aussi Airto Moreira, et des cordes. Plus classique dans la forme du trio, Bill Evans, avec Eddie Gomez et Marty Morell («The Bill Evans Album», 1971) : hyper-lyriques versions de Two Lonely People et Comrade Conrad, un régal. Et pour conclure un tromboniste (à piston) qui s'était offert un jour le luxe d'un disque en duo de pianos avec Bill Evans : Bob Brookmeyer. Ici il est avec Herbie Hancock, Stan Getz, Gary Burton, Ron Carter et Elvin Jones. Une session entre amis qui sent bon le plaisir de jouer («Bob Brookmeyer and Friends», 1964). Amateurs férus ou néophytes, il ya là des découvertes à faire, d'urgence.
Xavier Prévost