Jean-Louis Lemarchand
Leur première rencontre a donné lieu à un livre « Le Roi René » (Editions Odile Jacob, 2016). Un an plus tard, René Urtreger et Agnès Desarthe se sont retrouvés en studio. Après l’écrit, et le récit d’une vie de roman, l’oral où l’écrivaine prête sa voix au pianiste légendaire. L’entente s’avère naturelle, l’exercice séduit par sa spontanéité. « C’était un bonheur », confie René Urtreger. « Chacun sait où l’autre est, René dans la musique, moi dans les mots », souligne Agnès Desarthe. Cette écoute réciproque s’entend dans un album « Premier rendez-vous » où le jazz a toute sa place entre standards (Gershwin, Cole Porter, Bud Powell) chansons françaises, compositions des deux comparses, avec la complicité de musiciens de premier plan (Géraldine Laurent, Pierre Boussaguet, Simon Goubert, Alexis Lograda). Entretien en toute liberté et décontraction.
Les DNJ : Avec ce duo, vous prenez un nouveau risque, à l’oral après l’écrit ?
René Urtreger : Oui le risque de recevoir une volée de tout ce que l’on veut , des épluchures …(rires) .
Agnès Desarthe : René est un homme qui prend des risques depuis qu’il est né. Il y a une très belle phrase de Virginia Woolf qui m’a toujours guidée dans tout ce que je fais : « à quoi bon écrire si on ne se rend pas ridicule ». On peut élargir la formule : « A quoi bon créer si on ne se rend pas ridicule ». En acceptant le risque, en allant au-delà de la convention, un tout petit peu au-delà de ce que l’on sait faire de ce que l’on a l’habitude de faire. Sinon ce n’est pas de la création.
DNJ : Comment s’est établie cette relation entre le jazzman et l’écrivaine qui se concrétise par un disque ?
RU : Ce n’était pas du tout prévu au départ. Dans les entretiens qui ont conduit à la confection du livre, Agnès avait exigé la présence d’un piano. Je pianotais, le répertoire était très varié. Agnès a commencé à chantonner. Petit à petit, je l’ai vue s’affirmer, faire des progrès. L’idée est alors venue de faire un disque qui s’est concrétisée quand on a rencontré Vincent Mahey, un homme de prises de risques.
AD : Il n’était absolument pas question de faire un disque. René m’a donné deux conseils :
ferme les yeux et écoute. Il m’a fait une remarque qui m’a beaucoup donné confiance par la suite, il m’a dit, je n’avais pas remarqué les paroles de cette chanson. Quand je chantais, il écoutait ce que je disais. Je m’intéressais au texte quand je chantais. Je me suis dit : si je peux raconter une histoire à ce musicien qui a entendu cette chanson dix mille fois, cent mille fois.
DNJ : S’attaquer à Body & Soul, c’est en quelque sorte l’Everest pour un chanteur ?
AD : L’avantage du novice, c’est qu’il ne sait pas à quoi il s’attaque. Pour moi il y a Au clair de la lune, Il était une bergère, Body & Soul. (sourire) Quand j’aborde Body & Soul, je ne pense pas à telle ou telle chanteuse ou tel ou tel chanteur qui l’a interprété mais à l’esprit même de la chanson, l’histoire de l’âme et du corps. Qu’est ce que c’est que de donner, de son corps, de son âme ? Je raconte cette histoire-là. Et c’est cette façon d’aborder les choses qui a permis d’éviter ce déséquilibre entre nous, le grand musicien qui a une emprise-René n’est pas du tout comme cela- et l’autre qui est dans la révérence.
RU : J’ai dit à Agnés, une fois : « écoute-moi, écoute le piano ». Je dis cela à toutes les chanteuses : « écoute les gens qui sont autour de toi » parce qu’il y a tellement de musiciens qui n’écoutent qu’eux-mêmes et c’est peut-être une part de trac. Alors que, prenez l’exemple de Miles Davis, et c’est ce qui fait sa grandeur ; ses silences, ses fameux silences, ils permettent à l’auditeur d’écouter tout ce qu’il y a autour. Il y a des moments où Miles pense qu’il doit s’interrompre car ce qu’il pourrait jouer ne sera pas mieux que ce qu’il y a autour de lui. C’est cette notion-là que j’ai exposée à Agnés.
DNJ : Vous avez laissé l’interprète s’exprimer avec toute sa fraîcheur ?
RU : Dans la musique de jazz, que je défends depuis fort longtemps, il y a quelque chose d’imparfait. Le jazz est parfaitement imparfait comme musique. Si l’on ne fait pas confiance aux gens, si l’on a peur du risque, de l’improvisation, si on a les jetons (sic), il vaut mieux faire autre chose, écrire note pour note. Si tout est écrit, ce n’est pas de la musique de jazz. Même dans des orchestrations de Kenton, Herman, et Basie encore plus il y avait la part écrite et la part de la liberté donnée à l’interprète qui allait prendre un solo. Cela pouvait être super bien ou pas bien. Il faut prendre ce risque-là.
DNJ : Le choix de la chanson « Le premier rendez-vous » c’est un clin d’œil à votre rencontre qui a mené à cette aventure artistique ?
AD : C’est René qui a eu l’idée. Il avait le souvenir de cette chanson (musique de René Sylviano, pseudonyme de Victor Caffot Sylvere et paroles de Louis Poterat) Premier Rendez-Vous, qu’interprétait Danielle Darrieux dans le film éponyme d’Henri Decoin en 1941. Pourquoi ne pas reprendre une chanson très française et en faire quelque chose de nouveau et lui donner une âme jazz ?.
RU : J’ai vu ce film à 8 ans. L’idée m’est venue de reprendre cette chanson qui était bien foutue (sic) harmoniquement, l’équivalent de Cole Porter ou Gershwin et de la moderniser avec des rythmes latinos et des harmonies « davisiennes ». Cette chanson est une merveille. J’aime la fragilité avec laquelle Agnès chante. cette chanson qu’elle connaissait à peine. J’aime le duo entre Géraldine (Laurent) au saxo et Alexis (Lograda) au violon et cette fin déchaînée qui n’a rien à voir avec l’esprit du début.
DNJ : Comment s’est effectué le choix des titres du disque ?
AD : On n’avait pas établi une liste. Chacun des musiciens a fait des propositions.
RU : Il n’y avait pas de plan précis. C’est parti comme cela. Pierre (Boussaguet) a eu l’idée de Bouncin with Bud, Géraldine Just One of Those Things. (pause) C’est un disque de jazz que l’on a fait.
Propos recueillis par Jean-Louis Lemarchand
Premier rendez vous. René Urtreger-Agnès Desarthe. René Urtreger, piano, Agnès Desarthe, voix, Géraldine Laurent, saxophone alto, Pierre Boussaguet, basse, Simon Goubert, batterie, Alexis Lograda, violon. Studio Sextan-La Fonderie. réalisation Vincent Mahey. mai/juin 2017. Naïve
En concert le mardi 5 décembre à 20 h 30 au New Morning (75010) à l’initiative du Sunset-Sunside avec la formation du disque, Jean-Philippe Viret remplaçant Pierre Boussaguet.