Le festival a commencé dès la fin de semaine précédente, mais le chroniqueur n'avait pas encore abandonné les pluies franciliennes pour les frimas nivernais. À pied d'œuvre le lundi matin, le plumitif s'est réjoui dès le midi à l'écoute d'un formidable duo : celui que forment Claudia Solal et Benjamin Moussay
Débat et peaufinage pendant la balance photo ©Maxim François
«BUTTER IN MY BRAIN»
Claudia Solal (voix, textes, composition), Benjamin Moussay (piano, piano électrique, synthétiseur basse, traitement du son en temps réel, composition)
Maison de la Cuture, salle Lauberty, 13 novembre 2017, 12h15
Leur association repose sur une ancienne connivence : ils se connaissent depuis une vingtaine d'années, et à partir de 2003 ont travaillé un duo, dont fut issu dès l'année suivante le disque « Porridge Days ». Après un autre disque en quartette(« Room Service »), ils ont dès 2013 repris le travail en duo, matérialisé par le CD « Butter in my Brain », paru tout récemment (Asbsilone/L'Autre distribution). On a dans ces colonnes dit notre admiration pour ce disque (http://lesdnj.over-blog.com/2017/10/claudia-solal-benjamin-moussay-butter-in-my-brain.html).
Le concert, après une tournée assez conséquente, révèle encore d'autres richesses, d'autres émois. Les pièces, très minutieusement agencées pour le disque, s'ouvrent au fil du concert à des espaces improvisés. De surcroît les deux complices continuent de faire ce qu'ils font sur scène depuis longtemps : improviser autour des textes choisis dans l'instant dans le petit livre que Claudia garde avec elle sur scène. Celui-ci, qui contenait naguère des poèmes d'Emily Dickinson, recèle maintenant les écrits de la chanteuse, conçus dans un anglais poétique, où l'humour croise parfois un univers presque surréaliste. Le dialogue est d'une grande intensité musicale, avec implication majeure des deux protagonistes. C'est une sorte de voyage initiatique dans un monde imaginaire ; on se laisse porter jusqu'au terme : c'est une totale réussite !
Prochain concert de Claudia Solal et Benjamin Moussay le 23 novembre à Lens (festival Tout En Haut Du Jazz)
Photo ©Maxim François
«TILT»
Joce Mienniel (flûte, synthétiseur), Vincent Lafont (piano électrique), Guillaume Magne (guitare), Sébastien Brun (batterie)
Auditorium Jean-Jaurès, 13 novembre 2017, 18h30
Le groupe joue le programme du disque éponyme paru en 2016. La situation du concert produit un 'effet de vérité' qui démultiplie les sensations éprouvées à l'écoute du CD. La concentration des musiciens est extrême, car il ne s'agit pas de rejouer le disque, mais de donner à entendre un nouvelle objet sonore, unique et forcément éphémère, dont seul subsistera l'émoi ressenti par les spectateurs. On est ici dans un univers musical polymorphe, qui plonge ses racines dans le jazz comme dans le rock progressif, et qui combine une ardente expressivité avec un véritable culte de l'événement sonore. C'est comme un long ruban d'intensité rock paré d'éclats de power trio (l'association piano Fender Rhodes/guitare/batterie) et de bribes de partita pour flûte mêlées d'exploration de tous les modes de jeux possibles sur l'instrument. Joce Mienniel joue aussi d'un petit synthétiseur analogique qui conjugue les sons de naguère et les ritournelles du présent. Après une relecture déstructurée, et savoureuse, de Money (Pink Floyd), A Flower From The City Beneath va nous ramener à l'univers du groupe et de son leader, et nous sommes plutôt conquis.
Photo ©Maxim François
EURORADIO JAZZ ORCHESTRA 2017
Airelle Besson (trompette, composition, direction), Alba Nacinovitch (voix), Allan Järve (trompette, bugle), Sigurd Evensen (trombone), Corentin Billet (cor), Quentin Coppalle (flûte), Vincent Pongracz (clarinette), Mria Dybbroe (saxophone alto), Helena Kay (saxophone ténor, clarinette), Dimitri Howald (guitare), Kristina Barta (piano), Vid Jamnik (percussions à clavier), Kaisa Mäensivu (contrebasse), Cornelia Nillson (batterie)
Maison de la Culture, salle Philippe-Genty, 13 novembre 2017, 20h30
L'Euroradio Jazz Orchestra est un projet annuel de l'UER (Union Européenne de Radiotélévision, autrement appelée European Broadcasting Union : EBU). Cette appellation a succédé voici quelques années à celle de Big Band de l'UER (EBU Big Band). Le principe est toujours le même : une radio publique invitante choisit un (ou plusieurs) chef d'orchestre-compositeur, commande un répertoire, et chacune des radios qui le souhaitent délègue un musicien (aujourd'hui obligatoirement âgé de moins de 30 ans) pour la représenter au sein de l'orchestre. Il faut préciser que l'UER n'est pas une émanation de la communauté européenne, mais qu'elle rassemble les radios publiques des pays d'Europe (quand elle a été créée, en 1964, on considérait que la Turquie avait vocation à en faire partie), et qu'elle a des membres associés, comme les radios publiques du Japon (NHK), d'Israël (Kol), du Canada (Radio Canada/CBC) ou des États Unis (NPR)....
La dernière fois que Radio France a accueilli ce projet, c'était le 7 avril 1991, à Strasbourg, avec trois compositeurs-chefs d'orchestre : Patrice Caratini, Laurent Cugny et Andy Emler. Par la suite l'émergence de nouveaux états, en ex-Yougoslavie, en Tchécoslovaquie ou dans les Pays Baltes, a fait que le nombre de radios participantes augmentait, et que la France devait attendre son tour, d'autant plus qu'enfin, dans les années 2000, la Turquie participa, et qu'il fallait aussi pour les états où plusieurs communautés linguistiques ont une radio publique, comme en Suisse, accueillir plusieurs projets sur différentes années. Bref Radio France fut peu sollicitée, et quand elle le fut vers 2005, les gigantesques travaux entrepris rendaient des salles indisponibles et induisaient une certaine frilosité budgétaire. Enfin en 2017 Radio France, sous l'impulsion d'Alex Dutilh, a renoué avec ce projet, confié à Airelle Besson.
Un premier concert a eu lieu le 11 novembre à la Maison de la Radio (dans le cadre des concerts 'Jazz sur le Vif' d'Arnaud Merlin), puis ce furent Coutances le lendemain, Nevers ce 13 novembre, avant de conclure le lendemain-jour où j'écris ces lignes- près de Strasbourg pour le festival Jazzdor.
Airelle Besson a orchestré pour cette formation, dont elle a choisi la nomenclature, quelques-unes de ses compositions antérieures (Lueur, Envol, et en rappel Radio One), et composé pour l'occasion The Sound of Your Voice, hommage aux voix de la radio. L'écriture est soignée, l'esthétique oscille entre musique de genre, harmonie de luxe et orchestre de jazz. Les jeunes musicien(ne)s (je revendique l'écriture inclusive, d'autant que depuis quelques années les musiciennes sont de plus en plus nombreuses dans cet orchestre !) ont répété quatre jours à la Maison de la Radio. L'exécution d'ensemble est très bonne, comme la direction (Airelle étudie depuis plusieurs années la direction d'orchestre). Cela pèche parfois du côté des solistes, avec quand même de beaux moments : un stop chorus du clarinettiste autrichien Vincent Pongracz, un solo expressif du guitariste suisse Dimitri Howald, une improvisation magistrale du tromboniste norvégien Sigurd Evensen, un solo sans tapage mais bien ouvragé de la saxophoniste ténor britannique Helena Kay, et un solo flamboyant de la chanteuse croate Alba Nacinovitch.... et j'en oublie forcément.
Ce fut donc un plaisir, notamment pour moi et mes 32 années de Radio France (où j'ai participé à ma première réunion UER en... 1985), de retrouver sous nos couleurs ce projet où j'ai vu passer, au fil des ans, tant de grands solistes européens alors même qu'ils étaient peu connus (comme le Suisse Samuel Blaser voici quelques années), et où j'ai eu le privilège de déléguer, au fil des ans, André Villéger (avant le jeunisme imposé), et plus récemment Brice Moscardini, Fidel Fourneyron, Bastien Ballaz, Anne Paceo, Quentin Ghomari, Jean Dousteyssier... pardon à celles et ceux que j'ai oublié(e)s !
CHRIS POTTER TRIO + 1
Chris Potter (saxophones ténor & soprano, flûte, effets électroniques), Reuben Rogers (guitare basse), Eric Harland (batterie) ; invité James Francies (piano, piano électrique, synthétiseurs)
Maison de la Culture, salle Philippe-Genty, 13 novembre 2017, 22h15
Avec Chris Potter la soirée tourne à l'effervescence frénétique. Le saxophoniste a mêlé des thèmes qui sont depuis pas mal de temps à son répertoire (comme Synchronicity, de Sting, période 'Police') à des titres issus de son récent «The Dreamer is The Dream» (ECM), enregistré avec un groupe différent. Et le groupe que nous découvrons à Nevers est carrément nouveau car au trio annoncé initialement s'est ajouté le pianiste James Francies, nouvelle coqueluche de la scène états-unienne. Il faut dire qu'il est brillant, même si ses solos débordent de gammes vertigineuses (heureusement ponctuées de temps à autre d'accents et de ruptures rythmiques), et si ses chorus de synthétiseur ont un léger parfum corny venu tout droit des années 70. Mais on lui pardonne sa vélocité un peu ostentatoire, car il possède un sens de l'intervention, de l'écoute et du dialogue au sein du groupe qui fait merveille. D'ailleurs l'interaction est au cœur même de ce groupe. Tantôt basse et batterie dialoguent intensément quand sax et claviers tissent un autre échange, le tout dans une écoute globale et mutuelle qui laissent pantois. Peu après, alors que le sax a quitté la scène, le pianiste entame un trilogue avec ses complices, et l'échange se joue sur plusieurs plans, simultanés, parallèles ou croisés. Bassiste et batteur ont maintes fois l'occasion de s'exprimer réellement, et ils ne s'en privent pas ! Quant à Chris Potter, si l'on excepte quelques bricolages avec ses effets un peu bateau sur une flûte dont d'ailleurs on aurait pu se passer, il administre une leçon de musicalité foudroyante, croisant l'énergie la plus folle avec des raffinements de phrasé, d'accents, de choix des notes : c'est décidément un Maître saxophoniste.
Xavier Prévost