Le rapports entre la musique (et plus précisément ici le jazz et son entour) et la littérature, voilà bien un sujet riche autant qu'insondable, depuis Pierre Reverdy donnant la réplique aux jazzmen jusqu'à Sade selon Jean-Rémy Guédon et Archimusic, en passant par Charlie Parker vu par Kerouac ou Cortazar. Dans les deux disques qui nous occupent en cet instant : une nouvelle d'Edgar Poe, Ligeia, (dans la traduction de Charles Baudelaire) vue par les membres de l'ARFI de Lyon (et Michael Lonsdale) , et des poèmes de François Cheng mis en espace musical par Yves Rousseau, la question n'est pas posée en termes d'illustration ou d'accompagnement, mais plutôt, peut-être, en termes de correspondance(s). Cela tombe presque sous le sens si l'on veut bien se rappeler ce que ce mot, et son pluriel, signifient dans l'œuvre du traducteur d'Edgar Allan Poe ; et aussi si l'on considère que le poète-calligraphe-linguiste et romancier François Cheng interroge l'essence même de la beauté sans la circonscrire à un objet, une technique ou un moyen d'expression.
YVES ROUSSEAU «Murmures»
Anne Le Goff (voix), Pierrick Hardy (guitares), Thomas Savy (clarinette basse), Keyvan Chemirani (percussions), Yves Rousseau (contrebasse, composition, arrangement).
Pernes-les-Fontaines, julllet 2017
Abalone AB 032 / l'autre distribution
Ici la voix est à la fois celle qui dit le poème, et celle qui le chante, dans le dialogue avec les instruments. Celle aussi qui, sans les mots, par la vocalise, fait écho au texte et aux instruments, tout à la fois. La musique d'Yves Rousseau parle d'un monde où l'aventure sonore fait sens, quoi qu'en disent ceux qui s'accrochent au postulat stravinskien selon laquelle la musique n'exprime rien. D'ailleurs, de la musique comme de la poésie, on serait tenté de dire que nous ne lui demandons pas, fondamentalement, de nous délivrer un sens. Rien qu'une parole peut-être, une parole qui se prolonge et dont la durée nous parle. Alors écoutons la caresse de la clarinette qui fait écho au texte, l'emportement des percussions qui ouvrent la voie (voix?) au poème qui vient, dans l'absolu dénuement de la parole, avant que la basse obstinée ne remette le rythme cursif sur le chemin de notre écoute. Correspondance(s), vraiment, entre ces disciplines (arts, moyens d'expression....) qui nous parlent en dialoguant.
ARFI «DarkPoe»
Michael Lonsdale (récitant), Xavier Garcia (clavier, échantillonneur), Clément Gibert (clarinette, clarinette basse, saxophone alto, flûte à bec), Guillaume Grenard (trompette, trompette à coulisse, euphonium, flûte à bec), Géraldine Keller (voix, flûte traversière, objets), Nicolas Pelletier (batteries électronique et acoustique), Jean-Marc François (objets)
Paris, juillet 2016 & Brignais (Rhône), février 2017
Label Arfi AM 064 / l'autre distribution
Cette fois la voix est plurielle : celle de Michael Lonsdale, qui est en elle-même une aventure sonore, une musique, une dramaturgie sensorielle ; et celle de Géraldine Keller, coutumière des allers-retours entre diction et chant. Le texte d'Edgar Poe fait vivre cette fascinante Ligeia, qui meurt mais revient de cet au-delà spectral où elle semble avoir toujours élu domicile. La voix de Géraldine Keller lui donne corps aussi, dans un échange avec le texte littéraire, et la musique qui, mêlant le jazz contemporain et l'électro-acoustique, épouse le mystère de ces noces fatales. Il n'est pas non plus ici question d'illustrer ou d'accompagner un texte dont le pouvoir d'évocation est considérable. DarkPoe est aussi un spectacle sonore (donné à Lyon en avril 2017, puis en janvier 2018). Un dispositif pour l'ouïe, car les spectateurs y assistaient dans le noir complet. Peut-être faut-il écouter le CD dans l'obscurité, pour goûter pleinement les correspondances et les échanges qui se tissent dans ce dialogue mesmérique entre deux voix (le récitant, la chanteuse) et la musique de l'ARFI.
Xavier Prévost
Un avant ouïr de 'DarkPoe' sur Culturebox