AVIGNON JAZZ FESTIVAL 2018
CLOÎTRE DES CARMES
4 et 5 août 2018
Après les deux soirées du tremplin jazz, le festival reprend avec deux soirées très différentes qui illustrent la variété des musiques liées au jazz.
Samedi 4 Août : le trio EYM et Erik TRUFFAZ Quartet, une soirée festive!
EYM Elie Dufour (p), Yann Phayphet (cb), Marc Michel (dm).
Le public du cloître venu très nombreux est sensible à ce périple immobile dans lequel entraîne le trio EYM. Plus inspirant que toute odyssée de vacances? Avec ce groupe issu du conservatoire de Lyon qui a remporté bon nombre de tremplins ( La Défense, St Germain, et le tremplin européen de Getxo) mais ne s'est jamais présenté au concours d' Avignon, la tentation était grande pour le conseiller artistique Michel EYMENIER de faire venir ce "power trio". Le style immédiatement reconnaissable renvoie à l'univers du regretté trio suédois E.S.T ou même des BAD PLUS. Formule antique s'il en est, du trio piano-basse-batterie, remaniée, post Bill Evansienne. Une lisibilité voulue et calculée, un certain brio, un minimalisme de la forme avec des cellules répétées ad vitam... Même si le terme est éculé, on a affaire à une musique plurielle, métissée, un concentré de toutes ces cultures musicales et expériences traversées lors de leurs nombreux voyages, de la Méditerranée au Japon, de la Bulgarie, jusqu'à l'Inde de leur dernier périple. L'un de leur titres n'est-il pas "Paradiso perduto" Partir pour se retrouver, se renouveler ou simplement s'évader, se divertir.
ERIK TRUFFAZ Quartet feat. NYA
Bending New Corners
Erik TRUFFAZ (tp), Christophe CHAMBET (contrebasse, basse electrique), Benoît CORBOZ (piano, fender rhodes) Marc ERBETTA ( batterie, voix) et NYA (voix);
Comme dans le célèbre ouvrage de Dumas, le trompettiste de l'Ain nous revient vingt ans après, avec ce projet qui reprend l'esprit de ce groupe formidable composé de Marc Erbetta aux percussions, Marcello Giulani à la contrebasse et basse electrique, Patrick Müller au clavier et Fender, avec lequel il enregistra chez BLUE NOTE des albums mémorables comme The Dawn, Bending New Corners, The Mask. Union libre et sincère du jazz, de la soul tendance nu, du rap, du funk.
Erik Truffaz a une longue histoire avec Avignon et le jazz, de l'AJMI au Tremplin jazz. Venu présenter ses disques en 1998, en 2001, il est revenu en 2004 dans la Cour d'Honneur pour un ciné-concert autour du film d'OZU, Gosses de Tokyo. Il est encore présent en 2011 pour les vingt ans du Tremplin jazz. Cette année, avant de jouer à Marciac, il a tenu à passer par ici, car il avoue devoir beaucoup à la ville; il rendra d'ailleurs un hommage émouvant au fondateur de l'AJMI, JP Ricard qui lui a donné sa chance et qui lui a permis de rencontrer celui qui allait le faire signer chez le prestigieux label. Soulignant aussi sa reconnaissance envers deux journalistes Frank Bergerot et Pascal Anquetil, membres du jury du concours de la Défense, il évoque aussi son Prix Spécial du Jury en 1993.
On se laisse séduire à nouveau, à l'écoute des versions d' "Arroyo", "Sweet Mercy", "Bending New Corners", "the Dawn" et "the Mask" qu'il enchaîne avec appétit. Benoît CORBOZ occupe le terrain autant au rhodes qu'au piano et déclenche l'enthousiasme du public qui agite ses teléphones portables à défaut des anciens briquets. Erbetta a gardé la même énergie. Même que ça gagne en épaisseur à chaque réécoute: les textures ouatées de la trompette, l'entêtant groove font à nouveau leur effet; ne restait plus qu'à coucher une voix, celle du "guest star" invité Nya, dont je me souviens très bien de la dégaine à l'époque, avec ses dreadlocks, sa nonchalance non feinte, et son doux flow. Car j'ai vu moi aussi le quartet mythique au Parc Floral de Vincennes, l'été 2000. Nya nous revient quelque peu transformé sur le plan vestimentaire, mais son chant chaleureux, intimiste nous met en apesanteur... comme autrefois, quand il laisse flotter sa voix sur une trame de claviers et d'électronique. La répétition jusqu'à l'obsession des lignes sinueuses, ondulantes fait son effet : Truffaz a une vibration bien à lui, il ne phrase pratiquement pas, tient la note longtemps, obtenant ce son ciselé, soyeux, enveloppant mais jamais insensibilisant ; comme s'il greffait de subtiles ramifications électroniques, des terminaisons nerveuses à sa trompette qu'il projette autant vers le ciel que vers le sol.
Le concert se termine dans l'allégresse avec de nombreux rappels dont l'un me fait tressaillir car je reconnais ce titre, c'est "Youri's choice" qui nous faisait chavirer autrefois. Tout le monde est heureux et les bénévoles montent sur scène comme ils le font à chaque fin de festival marquante. Sans temps faible, la musique de Truffaz a tenu le coup. Voilà d'heureuses retrouvailles!
Dimanche 5 août :
OWN YOUR BONES / JOE LOVANO & DAVE DOUGLAS Quintet : SOUND PRINTS
Own your bones: Jonas Engel (as), Karlis Auzins (ts), David Helm (cb), Dominik Mahnig (dms).
Dernière soirée du festival, la chaleur est toujours aussi intense...La programmation a choisi de mettre en valeur les vainqueurs du Tremplin Jazz 2017, le groupe allemand (Cologne) OWN YOUR BONES, qui pratique un jazz exigeant, intense, sans compromis. L'année leur a été profitable et l'enregistrement, auprès de Gérard de Haro, qu'ils viennent de terminer, leur a permis de peaufiner leur programme. Ils sont prêts à faire entendre un jazz de chambre très secoué, avec des lignes mélodiques qui s'étirent, s'enroulent, se séparent, construisant une architecture sonore très aboutie.
Rugueux, passionnés, les musiciens se lancent parfois dans des improvisations intarissables : le saxophoniste alto s'engage physiquement dans des solos contorsionnistes, plus abrupt, parfois à la manière aylerienne (Ghosts) que son complice letton (de Riga ) au ténor, à la sonorité vigoureuse mais plus tendre. Le batteur Dominik Mahnnig, déja repéré l'an dernier,pour son jeu explosif, a quelque chose de convulsif mais il sait à merveille explorer toutes les facettes, jouer des effets de la batterie. Le son de ces quatre musiciens conjugue ainsi élégance et rudesse, aligne rythmiques carrées avec des souplesses incroyables; ça sonne, ça rugit, ça claque mais ça murmure aussi. Ces variations d'atmosphère vibrante et poétique prennent le temps de se fixer dans des tableaux sonores complexes. Captivante, cette musique exige une écoute plus qu'attentive, complice, elle se risque dans le souffle, tente la déclaration, n'évite pas plaintes, cris et stridences mais ne cherche pas l'affrontement.
JOE LOVANO & DAVE DOUGLAS QUINTET
SOUND PRINTS
Joe LOVANO( ts), Dave DOUGLAS (tp), Lawrence FIELDS (p), Yasushi NAKAMURA (cb), Joey Baron (dms).
On attend à présent les Américains tout en espérant que la pluie ne vienne perturber le concert... Après un assez long "sound check", prévu au dernier moment, juste avant le concert, ce qui met les nerfs de l'ingé-son à rude épreuve, le groupe est enfin prêt mais il a été passionnant de voir comment chacun réagit, en particulier le bondissant Joey BARON, très attentif à tous les réglages, minutieux et professionnel jusqu'au bout de ses baguettes. Jean-Paul Ricard me fait finement remarquer que les Américains n'aiment jamais mieux jouer que resserrés, regroupés, pack soudé pour mieux s'entendre et faire ainsi leur propre son. Rien à voir avec la propension plus française à s'étaler, surtout quand on dispose d'un tel plateau. Ça commence très vite, sans préambule, le duo rompu à tous les terrains, attaque par surprise, se plantant comme un seul homme devant le micro. Ensemble, ils jouent mais ne croisent jamais le fer, Lovano est trop pacifique. Voilà donc ce quintet de luxe pour un jazz authentique, très vif, une musique nécessaire aujourd'hui. Qui interroge autant qu'elle ravive les émotions. Sans jamais être conventionnel ni sentimental, la tradition affleure même si l'histoire est pliée. Des musiciens de cette trempe tournent à plein, jamais en rond, dans un cercle défini. Lovano, écho des ténors de la grande époque, pas vraiment "latin souffleur" rend hommage à Wayne Shorter, célébrant, non pas tant sa musique, que l'homme et sa philosophie, ce que représente Shorter dans l'histoire du jazz. On n'entendra d'ailleurs qu'une version de "Juju", arrangée par Lovano, le reste des compositions étant très symétriquement partagé entre les co-leaders. A ce niveau de talent, le quintet roule pour lui. La musique se renouvelle au sein d'une structure très cadrée: unissons et contrepoints des soufflants, solo de chacun à tour de rôle et trio en déploiement, brillant soutien plus qu'accompagnement. Et c'est lumineux. Même si l'on pourrait souhaiter plus d'imprévu. Le programme de ce quintet Sound Prints joue le dernier album, Scandal, sorti chez Green Leaf, le label du trompettiste. Le répertoire est rôdé, mais la fraîcheur d'inspiration demeure. Dave Douglas, vif et précis, présente les compositions dans un français soigné avec cette formule charmante en introduction "Je suis votre trompettiste pour ce soir" .Vélocité contrôlée, phrasé limpide, son droit, clair, tranchant, mise en place sans faille.
Tous font preuve de talent, de sensibilité et d'une flamme intacte, du début à la fin de ce dernier concert de la tournée européenne (ils étaient sous le chapiteau de Marciac dimanche dernier). Même les deux plus jeunes (petite trentaine). Lawrence Fields, qui a joué avec Christian Scott, est un immense pianiste à tous les sens du terme, dont les mains fines ont quelque chose de fascinant. Guère prévisible, il parviendrait à nous faire croire qu'il a oublié certaines influences déterminantes. Toucher subtil, posé et équilibré, fluidité des échanges bien gouvernés dans un espace libre, renouvelé, entretenu par une rythmique exemplaire. Le remplaçant de Linda Oh, en tournée avec Pat Metheny cet été, est un japonais d'origine, grandi à Seatle, Yasushi Nakamura, surnommé affectueusement "sushi" par les autres (me dit-on) ...assure avec fermeté, souplesse et rondeur et s'arrime au tempo infernal du batteur. On ne peut pas détacher ses yeux de "smiling joey", boule de nerfs, "ball of fire", un batteur exceptionnel aux froissements d'aile aux balais, dont les découpes rythmiques, subtiles, sont dirigées par une gestuelle puissante, très ramassée : mouvements rapides, nerveux, insolites quand il semble "touiller" les peaux, quand il fait claquer ses baguettes qui n'ont pas le temps de danser sur les tambours. Ça déboule dans l'urgence....tout en restant musical !
Le festival se termine sur ce concert magnifique. Expressivité et savoir-faire. Du grand jazz. Une authentique déclaration d'amour à cette musique de partage et de liberté, à laquelle on ne peut rester insensible. Décidément, ce festival, original, garde raison et taille humaine. Il demeure mon coup de coeur estival et une fête entre amis.
Sophie Chambon
PHOTOS DE Claude DINHUT, Marianne MAYEN, J-H BERTRAND.