Nevers, le Palais Ducal
Troisième journée chargée pour le chroniqueur, tout absorbé par les travaux d'écriture en retard pour cause de pérégrinations endeuillées. Arrivé sur place quand le public a quitté la salle, j'aurai manqué la version de L'Histoire du Soldat donnée par le Quartet Novo, sur le texte de Charles-Ferdinand Ramuz, avec une musique du contrebassiste Pascal Berne et des allusions à la version de Stravinski. Mais au cours de la journée j'aurai largement profité des autres concerts, avec le duo Foltz-Mouratoglou, le quartette de Benjamin Flament, le groupe de François Corneloup, et le trio DaDaDa de Roberto Negro.... sans Roberto Negro !
JEAN-MARC FOLTZ & PHILIPPE MOURATOGLOU «Legends of the Fall»
Jean-Marc Foltz (clarinette, clarinette basse), Philippe Mouratoglou (guitares, voix)
Nevers, Maison de la Culture, salle Jean Lauberty (petite salle), 14 novembre 2018, 12h15
Ce n'est pas «midi le juste» cher à Paul Valéry, c'est midi et quart, l'heure du concert, mais le recueillement est le même, et le paradoxe de Zénon («cruel Zénon ! Zénon d'ailée....» est à l'œuvre : comment le mouvement est-il une succession d'instants immobiles ? La réponse du duo est limpide : inspirées par le recueil de nouvelles de Jim Harrison (traduit en français sous le titre Légendes d'automne), ces musiques souvent plus que lentes, et tissées d'une infinité de nuances ténues, presque statiques, nous mettent en mouvement ; le mouvement de l'émotion ; bref elles nous émeuvent. Les compositions sont empruntées majoritairement au disque éponyme, enregistré en 2107. Philippe Mouratoglou opère par touches successives d'harmoniques extrêmement riches, très bien servies par la sonorisation, et la clarinette basse déploie sont chant, retenu et intense. On est au royaume de la nuance, comme composante de l'expression forte, et lyrique. Lyrique aussi sera cette pièce assez folky dédiée à Joni Mitchell, puis une composition extraite du nouveau CD «Nowaten», qui paraîtra deux jour après le concert : chaque note de guitare est comme sculptée, et les traits de clarinette sont autant de prières à une divinité de l'émoi. J'entends ici souffler l'esprit de Don't Explain, immortalisé par Billie Holiday autant que par Helen Merrill. La résolution harmonique est susurrée, comme une ultime confidence. Au retour de la clarinette basse, dans la pièce suivante, percera une certaine passion impétueuse, mais sans se départir jamais du Grand Art de la nuance. Suivra un espace d'improvisation modale évocatrice d'horizons infinis, et en fin de concert, avant et pour le rappel, la voix de Philippe Mouratoglou nous offrira deux blues de Robert Johnson que le duo avait enregistrés en 2012 avec le renfort de Bruno Chevillon : plasticité du timbre, beauté de l'expression, le guitariste est aussi un chanteur proche de la perfection. Et les clarinettes disent avec évidence la beauté d'un chant retenu autant qu'expressif. Comme une idée, dicible autant qu'il se peut, de la beauté.
Pendant l'émission Open Jazz où Alex Dutilh reçoit, en direct sur France Musique depuis le bar de la Maison de la Culture, Sophia Domancich, Michele Rabbia et François Corneloup, va commencer au théâtre, à quelques centaines de mètres de là, tout près du Palais Ducal, le concert du groupe de Benjamin Flament.
BENJAMIN FLAMENT «Farmers»
Benjamin Flament (percussions), Olivier Koudouno (violoncelle), Sylvain Chonier (guitare), Aloïs Benoit (trombone, euphonium)
Nevers, Théâtre municipal, 14 novembre 2018, 18h30
On connaît ici, et un peu partout en France, Benjamin Flament, un enfant du Pays nivernais révélé notamment, au vibraphone, au sein de l'ensemble Radiations 10, avec lequel il avait joué dans ce théâtre, avant sa fermeture pour travaux, voici une dizaine d'années. On le retrouve devant un set de percussions de sa fabrication, où la grosse caisse et d'autres éléments de batterie côtoient un ensemble de cloches, et autres objets mystérieux. En ouverture, un ostinato rythmique de l'euphonium débouchera sur un intermède ouvert des autres instruments, avant un retour du rythme via le trombone. Le rythme est ici prépondérant, mais pas métronomique : on oscille entre l'esprit des musiques répétitives états-uniennes et la roue excentrée, et excentrique, dont le mouvement hante parfois la musique baroque jusqu'au vertige. Le dialogue entre les instruments est vif, et presque permanent. Quelques minutes plus tard le violoncelle donnera, en pizzicato, une suite de notes qui paraissent surgies d'une partita de Bach. Rejoint par la guitare, les percussions, puis le trombone pour une mélodie mélancolique et une série de variations, le groupe nous entraîne ensuite dans une atmosphère qui rappelle Purcell. Après une entrée du groupe par effraction dans le thème suivant, comme dans une intro de King Crimson, les solos se déchaînent et se répondent. Dans ce répertoire inspiré par les chants pygmées, les fermiers tanzaniens et d'autres musiques issues d'un monde lointain, Benjamin Flament fait place à l'évocation d'un petit village de la campagne nivernaise : lente cérémonie lyrique, pleine d'intensité et de grâce. Vient ensuite un tumulte dans une énergie presque destroy : le rythme installé, avec une série de ruptures, le tromboniste se saisit d'une sorte de flûtiau ou de sifflet à coulisse qui emballe le rythme jusqu'au déchaînement, avant retour en accalmie de tous vers la coda. Et nous serons ainsi conduits jusqu'au terme du concert, de nuances lyriques en fracas, avec détour par l'esprit du rock progressif, et tout au long des rythmes saisissants, des couleurs inattendues, et des solistes d'une belle expressivité. Réussite totale donc, pour ce groupe auquel on peut promettre un bel épanouissement artistique.
«DADADA» sans Roberto Negro mais avec Manu Codjia
Émile Parisien (saxophone soprano), Manu Codjai (guitare), Michele Rabbia (batterie, électronique)
Nevers, Maison de la Culture, grande salle, 14 novembre 2018, 20h30
Le pianiste Roberto Negro, leader et compositeur du groupe, étant retenu en Italie par la naissance, la veille du concert, de sa fille Rossella, c'est Manu Codjia qui palliait son involontaire défection. Il faut dire que le guitariste est, depuis des années, un ami et complice musical d'Émile Parisien, autre pilier du trio, auquel incombait la lourde tâche de présenter le répertoire du leader, avec un humour décalé. Changement d'instrument, et de musicien, sur les mêmes compositions : la musique s'en trouve transformée, mais l'esprit demeure, qui mêle parfaite musicalité, audace, fantaisie et extrême intensité lyrique. Le saxophoniste est évidemment au premier plan quand il s'agit de s'envoler dans l'impro sans filet, jusqu'au vertige (et jusqu'à retomber sur le temps après mille pirouettes). Manu Codjia n'est pas en reste, qui tisse des arpèges et des harmonies proches de l'inouï derrière chaque soliste, sans s'interdire des éclats considérables quand l'espace s'offre à lui. Et Michele Rabbia, aux percussions comme à l'électronique, s'engouffre dans cet espace nouvellement inédit pour libérer sa verve, aussi turbulente que poétique. Bravo les g ars, Roberto sera fier de vous, et de l'amitié que vous lui avez témoignée en étant, en cette circonstance particulière, plus qu'à la hauteur de l'enjeu, en donnant un très très beau concert.
François Corneloup quintet pendant la balance
FRANÇOIS CORNELOUP QUINTET «Révolut!on»
François Corneloup (saxophone baryton, composition), Sophia Domancich (piano électrique), Simon Girard (trombone), Joachim Florent (guitare basse), Vincent Tortiller (batterie)
Nevers, Maison de la Culture, grande salle, 14 novembre 2018, 22h15
Un nouveau groupe, dont la primeur fut donnée à l'Europajazz du Mans en mai dernier. Et la suite d'une aventure qui continue, de concert en festival (Nantes, Jazz'Hum'Ah !, Berlin....). Musique sous influences multiples, en raison notamment de la présence au sein du groupe de trois jeunes musiciens, aux côtés de celui et celle qui sont des 'pointures' avérées de la scène hexagonale (et européenne) depuis quelques lustres. Musique très vivante, aux foucades bienvenues, au lyrisme vrai, qui va se déployer très ardemment, entre les improvisations cuivrées de Simon Girard, le foisonnement polyrythmique de Vincent Tortiller, la pulsation irrépressible de Joachim Florent, ce délicieux mélange de rage et de douceur propre à François Corneloup, et le parcours aventureux de Sophia Domancich, sur tempo lent comme dans les déboulés sur le fil. Bref une belle musique qui vous attrape et ne vous lâche plus, à déguster 'sur le vif', en attendant un disque à venir : pas de précipitation, c'est la vie de la scène qui porte un tel projet à son point idéal maturation.
Xavier Prévost
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Ce concert sera diffusé dans le 'Jazz Club' de France musique le samedi 17 novembre 2018 à 19h, puis disponible ensuite en ligne
https://www.francemusique.fr/emissions/jazz-club/francois-corneloup-quintet-a-nevers-66235