Benoît Delbecq (piano préparé)
Meudon, 12-13 mars 2020
Pyroclastic Records PR 13
https://benoitdelbecqpyroclastic.bandcamp.com/album/the-weight-of-light
Troisième disque en solo de Benoît Delbecq, et même quatrième si l'on prend en compte «AJMILIVE#17», enregistré voici quatre ans à l'AJMI d'Avignon lors d'un concert, et seulement publié en téléchargement (pas un disque au sens concret, donc). On y trouvait d'ailleurs un thème qui figure sur la dernière plage du nouveau disque : Broken World. Un thème souvent joué par le pianiste dans des contextes divers (Quartette avec Mark Turner, trio avec le batteur Jonas Burgwinkel, duo avec le clarinettiste François Houle....). Si d'entrée je fais allusion à ces versions plurielles (une partie du disque, mais pas la totalité me semble-t-il), c'est qu'il y là un caractère propre au jazz, où les versions peuvent se multiplier en se renouvelant, et que c'est donc la marque d'une véritable singularité, essentielle au jazz quand il est à son plus vif. La toute première plage, The Loop of Chicago, était elle aussi sur le disque «Spots On Stripes» avec Mark Turner. Tout comme sur le récent disque du trio 'Deep Ford'. Et chaque fois s'illustre cette singularité qui fait que l'on est en pleine métamorphose. On passe d'une version collective, incarnée d'une certaine manière, à une version plus abstraite. Pourtant la musique n'est pas de pur esprit. Sa matière ici n'est pas seulement le corps musicien mais aussi le corps sonore, la stricte densité du son, sa matérialité. Ici la matière se fond à l'esprit, dans des jeux de timbres et de rythmes. Sur la pochette du disque un dessin du pianiste évoquant les mobiles qui, enfant, le fascinaient. La musique que l'on écoute est composée à partir de représentations graphiques, conçues par lui, de cercles de tailles différentes, en intersections. Et ces images vont produire un univers musical où le piano préparé, et ses effets de timbres et de percussions inouïs, alterne avec l'instrument dans sa sonorité première. Alterne d'une plage à l'autre, ou dans une même plage, les deux mains du pianiste jouant alors le rôle d'arbitre entre les deux modalités sonores. Les rythmes sont complexes et croisés, impression renforcée par des effets de polyvitesse qui nous plongent dans un vertige perceptif. En écoutant, je pense à György Ligeti, souvent cité par Benoît Delbecq, et aussi à Paul Bley, pour un certain dépouillement, des intervalles distendus et des audaces qui transgressent les frontières du jazz sans en quitter l'horizon. Le jeu rythmique de la plage intitulée Pair et impair est très représentatif de la démarche du pianiste. Vertige assuré. Comme il le dit dans le documentaire d'Igor Juget, Benoît Delbecq-The Weight of Light (lien ci-après), il choisit de «donner à l'auditeur le choix de sa pulsation». D'autres plages, plus anciennes, comme Family Trees, reposent sur les sources immémoriales des musiques traditionnelles. Parfois utilisé seulement dans son mode 'naturel' (sans accessoires de préparation), comme dans Dripping Stones, le piano révèle alors d'autres horizons. Mais la singularité du pianiste est toujours là. On est en tension permanente entre le discontinu (les irrégularités apparentes des séquences, la fragmentation) et le continu, l'unité de la plage en cours, ou du disque en son entier.
Le documentaire d'Igor Juget
( https://vimeo.com/484796833 , 54 minutes)
en français avec sous-titres en anglais, présente les séances de préparation puis d'enregistrement, au studio de Meudon, et les paroles du pianiste sur son travail, recueillie à son domicile, à Bondy. Documentaire où l'on entend de très larges extraits de la musique, et qui inclut également un entretien en anglais, via internet, avec Kevin Legendre demeuré à Londres. Dialogue très pédagogique, notamment sur les accessoires de préparation du piano, et sur la démarche créative nourrie d'influences. Le disque et le documentaire sont passionnants : on se précipite !
Xavier Prévost
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Un bref aperçu de la séance d'enregistrement, en anglais