PIERRE FENICHEL Quintet FRENCH TOWN CONNECTION
LABEL DURANCE
label durance (label-durance.com)
Frenchtown Connection teaser 1 - YouTube Music
Un CD assurément étonnant dès la pochette sombre au graphisme proche du Bauhaus et qui peut rappeler la tension de certains titres du mythique groupe anglais Joy Division; un titre qui joue habilement sur Trenchtown, le quartier musical de Kingston (ska, rock steady et reggae jamaïcains) et French Connection, le film emblématique de William Friedkin sur Marseille, capitale d’un certain banditisme lié à la drogue, dans les années 70. Un autre regard sur la cité phocéenne, bien différent de la vision pagnolesque un peu folklorique, reconnaissons-le, mais toujours très populaire. Citons un extrait des liner notes très précises et soignées:
L’imaginaire marseillais traverse cette musique Frenchtown Connection...Le film m’a fait comprendre que la cité phocéenne avait le potentiel de produire de la narration… Frenchtown rencontre Trenchtown, le quartier de Kingston, une musique se glisse entre deux mondes.”
Pierre Fénichel est un contrebassiste marseillais que l’on connaît ici depuis longtemps ( Compagnie Nine Spirit), l’un des musiciens du quartet du saxophoniste Raphaël Imbert, aujourdhui directeur du Conservatoire Régional. Après une première expérience en leader avec ce Breittenfeld en 2016, autour de l’altiste Paul Desmond, en trio avec Alain Soler et Cedric Bec, le voilà qui se lance pour son deuxième opus dans une adaptation jazz de la musique jamaïcaine qui a ébloui sa jeunesse dans le quartier ouvrier et isolé (Marseille est tellement étendu) de St Marcel/ La Barasse. Et encore plus épatant, il déjoue les clichés autour de l‘icônique Bob Marley et du reggae, tant la production musicale de cette petite île, un peu plus grande que la Corse, mais bien plus peuplée ( près de 3 millions d’habitants) est étonnante de diversité. Ce n’est en effet pas le reggae que le contrebassiste veut évoquer. Il n’y en a qu’un et il n’est pas de Marley, c’est l’une des deux seules compositions originales sur les 8 titres de l’album qui comprennent donc 6 reprises, réminiscences des premières amours musicales mais aussi des découvertes récentes tant la musique jamaïcaine est riche d’influences métissées.
Enregistré dans les studios du label Durance (Alpes de Haute Provence) dont le guitariste Alain Soler est le directeur artistique, avec une prise de son fluide et rapide, les arrangements de Pierre Fenichel ont la spontanéité de l’original. Lisible et pourtant mystérieuse, cette musique interroge dès le premier titre, cérémonie lancinante qui vous emporte immédiatement, “Bongo Man” de Count Ossie, le premier musicien rastafari à accueillir cette pratique, “un Sun Ra jamaïcain des années quarante”. Retenez ce nom, un autre titre de sa composition nous balade dans l'ambiance d'une “Ethiopan Serenade”
Un autre crooner de l’île est à l’honneur, Ken Booth, un Marvin Gaye de la Jamaïque avec ce “I don’t want to see you cry” dans un arrangement d’une douceur exquise, une rythmique dansante, un trombone gouleyant qui flirte avec la trompette. On retient instantanément la mélodie. Sans avoir besoin de vocaliste, le quintet est remarquable par la qualité des instrumentistes, l’alliage de leurs timbres: le trompettiste domine sur ce “Simple song” dont la facilité n’est que dans le titre : le son joufflu d’un vrai petit orchestre, le trombone enjôleur, la guitare impeccable dans ses enluminures et la batterie au rythme combatif.
Si le contrebassiste connaît bien le guitariste Thomas Weirich, Braka le batteur (Simon Fayolle), et Romain Morello le tromboniste ( actuel professeur au Conservatoire), le trompettiste sud africain Marcus Wyatt est la révélation de cet album.
Dans ses arrangements le contrebassiste fait revivre intelligemment la tradition sans renoncer à l’un des principes directeurs du jazz, laissant la part belle à l’improvisation du groupe dans un cadre aménagé, quelque peu détourné. Le groupe se réapproprie les originaux jamaïcains en changeant rythmes, couleurs et instruments, en opérant un rhabillage neuf et insolite. C’est bien l’oeuvre de jazzmen qui gardent l’empreinte d’une musique aimée, délaissée mais jamais oubliée. Quand elle fait retour, elle a une intensité et une force peu communes.
Le plus bluffant est peut être cet “Exodus” qui n’est pas, contre toute attente, une revisitation en trio (guitare, basse, batterie) du tube de Marley mais une recomposition à la fois nostalgique et épurée (il n’ y a pas d’autre terme, croyez moi ) du thème original d’Edmond Gould qui irrigue continûment le film d’Otto Preminger (1960) d’après Leon Uris.
Entre exercice et hommage, cet album est une vraie réussite, originale, plaisante et surtout libre. Une découverte pour une Marseillaise native qui, si elle connaissait la French Connection, de la Jamaïque, hormis le reggae, ignorait totalement l’étendue de cette culture musicale insulaire si éloignée de la Méditerranée. Le jazz sait s’en emparer avec aisance. Alors merci Monsieur Fenichel!
Sophie Chambon