KAMI OCTET WORKERS Une musique populaire
WORKERS. Une musique populaire est un album conceptuel qui marque une nouvelle étape, peut être décisive dans le parcours de Pascal Charrier qui continue le travail commencé en octet avec Spring party sorti en 2018. Ses formations sont en évolution continuelle du quintet à l’octet depuis ses débuts en 2004, et déjà ses Human Spirals de l’Ajmi Series, en 2012. Mais une constante demeure dans l’aventure artistique de ce guitariste singulier, c’est sa conception de l’écriture musicale liée à une pensée politique et poétique en marche. Exils, migrations, quête désirée ou forcée d'un "ailleurs" étaient d’ailleurs le fil conducteur de l’album précédent.
Dans les climats voulus par le compositeur dominent orchestration et direction d'ensemble pour servir un état d'esprit militant que traduit une musique exaltée et souvent exaltante. Kami, c'est moi, mon ressenti, ma pensée politique, mon histoire. Si ce dernier album fut conçu en amont des mouvements de résistance actuels, il entre pourtant en résonance avec notre actualité politique par ce Strike au mitan de l’album, plus de 14 minutes qui nous plongent dans un bain de rythmes heurtés, de sons foisonnants, de chants.
On peut d’ailleurs considérer ce Workers sous deux angles, le premier étant l’engagement politique, l’aventure collective qui ne laisse jamais de côté les individus. Voilà un brûlot de l’exergue vigoureuse où Pascal Charrier ne mâche pas ses mots sans oublier le choix pour la pochette d’une iconique photo de Lewis Wickes Hine Workers on the Empire State Building aussi connue comme Icare au sommet de l’Empire State Building de 1931. Un hommage aux bâtisseurs anonymes de ce qui était alors l’immeuble le plus haut du monde. Une photo esthétique certes dont la dimension politique est indéniable. Le propos du guitariste est de nous faire souvenir des luttes de l’internationale ouvrière, des combats de la gauche américaine du début du XXème siècle, de ce mouvement prolétaire très actif qui finit souvent en répressions violentes après des grèves sanglantes. Et puisque le terrain musical de Pascal Charrier est le jazz, une expression éminemment populaire, il ne peut s’empêcher de lier le monde des ouvriers au travail à celui d’autres opprimés en lutte pour les droits civiques.
Si l’on s’en tient à la musique d'une réelle force narrative, il s’agit d’une performance d’une qualité opératique certaine qui commence avec “Le Bal Populaire” plutôt allègre, se poursuit par un intrigant “The Child” bruitiste, dans le souffle et le frottement où la tension est palpable pour culminer après “Le Printemps” en action dans ce “Strike” sur les mots de la chanteuse Emilie Lesbros hurlant la colère, la rage dans les cadences inhumaines de l’usine. On admire alors ce sens indéniable du collectif avec des interventions solistes très équilibrées, des unissons ardents et des contrepoints brûlants entre sax alto (Julien Soro) et trombone (Simon Girard); le piano percutant de Paul Wacrenier est toujours bienvenu, la rythmique exacerbée (Nicolas Pointard et Leïla Soldevilla) s'adaptant aux rythmes et tempos changeants selon les compositions qui prennent le temps de se développer. Le leader ne se taille pas la part du lion mais ses interventions soulignent les effets recherchés de timbres et de couleurs qui créent des tableaux sonores différents pour chaque titre.
Une réelle réussite dû au travail et à l’énergie du compositeur et au choix d'une belle équipe à l'aise dans ce laboratoire musical. On aime aussi le final optimiste d’une douceur exquise “L’ espoir” qui contraste avec la cacophonie survoltée de la matière en fusion de certains titres. Où la voix de la chanteuse se fond dans l’ensemble, enfin apaisée.
Sophie CHAMBON