Louise Jallu Jeu
Label Klarthe/ Distribution Socadisc
Proche de l’accordéon, le bandonéon n’est pas associé à la plus éclatante modernité, encore qu’avec le talent de la jeune Louise Jallu qui en est déjà à son troisième album, l’instrument connaisse un singulier éclat, un véritable engouement comme le fut l’accordéon avec Vincent Peirani dans le sillage de Richard Galliano qui joua souvent avec Nougaro, disparu en mars 2004, auquel on pense beaucoup.
Jazz, chanson, musique contemporaines sont au programme pour cet instrument né en Allemagne pour remplacer l’orgue des églises, transplanté en Argentine pour devenir le roi du tango. Car le bandonéon, c’est évidemment le tango! La musicienne et enseignante, après un album dédié à l'iconique Astor Piazzola en 2021 pour le centenaire de sa naissance, se jette à corps perdu dans ses propres compositions, entourée d’un sextet de jazz choisi avec soin : avec sa vision de l’instrument assurément moins traditionnelle, la jeune musicienne tente de s’émanciper et de sortir de la référence éclatante mais écrasante du maestro, laissant de côté (pour l’instant?) “Oblivion” et autre “Libertango”.
D’un esprit combattif, elle dirige son équipage avec une intensité permanente, gommant quelque peu la mélancolie d’un bandonéon d’ombres et de lumières tamisées pour laisser passer le bando nouveau faisant fi du (déjà) "vieux tango Gotan". S’il ne pense pas à écrire le futur, le groupe secoue bien le présent, entre patrimoine musical, sirène de police municipale (qui ne fait pas de râle), un Fritz Kreisler qu'elle s'est approprié en le rebaptisant “Pugnani-Jallu” sur son accordéon à soufflet de section carrée qu’elle joue assise ...normalement!
Louise avait commencé en quartet avec Grégoire Le Touvet(piano, claviers), Alexandre Perrot ( contrebasse) et le sidérant Mathias Lévy ( violon) qui lui sont restés fidèles. Mais pour ce programme éclectique qui ratisse large, de Schönberg à Brassens, elle a sorti le grand jeu étoffant et habillant ses titres de la guitare électrique de Karsten Hochapfel entre autre sur “Une milonga blues” bruitiste, du toujours percutant Ariel Tessier et du design sonore inspiré de Gino Favotti.
Comme si Louise Jallu voulait montrer la richesse de son répertoire et des emprunts classiques qu’elle “transfigure” d'entrée dans ce “Schumann et Wozzeck” bandéonisés et enfiévrés dès que le violon paraît, en partant de passages de la sonate en fa dièse mineur op 11 de Schumann et de l’interlude en ré mineur de l’acte 3 de Wozzeck de Berg. L’ intensité mélodramatique de cette première composition sied aux auteurs référés.
Sur les 9 titres de son Jeu, 4 compositions dont 3 milongas (l’autre danse argentine très rythmée) sont vraiment originales et les cinq autres transformées, arrangées superbement avec l’aide de Bernard Cavanna qui fut son professeur au Conservatoire de Gennevilliers.
Le plus curieux sera la version très personnelle “Mon Boléro” du tube de Ravel, morceau classique le plus joué, hit planétaire, piège à clichés, que Ravel n’aimait pas du tout et qui le fit beaucoup souffrir avant qu’il n’arrive à se lancer dans les 17 minutes obsédantes que l’on connaît, conçues pour la danse-on se souvient alors du ballet de Béjart avec Jorge Donne. Pour cette composition “charnelle et envoûtante” qui contenait très peu de musique selon son auteur, on peut faire confiance à Ariel Tessier pour installer la base rythmique sur laquelle s’élance la bandéoniste, dans une version épurée avec les pizz légers du violon de Mathias Lévy, prenant le contrepied, n’énonçant jamais le thème, s’en tenant seulement à des variations.
Bach, si elle fait appel à lui en lui "chipant" quelques fragments de l’adagio de la Sonate pour violon et clavecin est quelque peu violenté avec les effets d’orage de Grégoire le Touvet et les perturbations électroniques assumées par Gino Favotti.
Si la bandéoniste fait preuve d’inventivité dans le détournement des mélodies, on préfère ses compositions actuelles où s’entend l’audace d’un orchestre-écrin comme dans le final, détonant hommage au conservatoire de Gennevilliers qui ouvrit la première classe de bandonéon en Europe.
Témoignant aujourd’hui d’une identité et d’un style de plus en plus affirmé qui regarde sans a priori toutes les musiques, intègre écriture et improvisation sans sourciller, elle brasse ces divers répertoires joyeusement, avec malice, avec la liberté que lui procure un instrument maîtrisé. Quel potentiel formidable pour une belle équipe à suivre absolument...
Sophie Chambon