Editions Le Mot et le Reste, (312 pages).
À paraitre le 31 mai.
Janvier 2009. Théâtre du Châtelet. Sur la scène lors de la remise des prix de l’Académie du Jazz, Alain Goraguer, au piano, joue un air de la bande originale de « J’irai cracher sur vos tombes », musique de sa main composée pour le film de Michel Gast adapté du roman de Boris Vian. Un hommage à l’écrivain-jazzman disparu en 1959, le jour de la première projection pour la presse du film et qui prend une saveur particulière. Boris Vian avait ce matin-là confié à Goraguer, présent à la séance : « J’ai écouté ta musique, elle me plaît beaucoup ».
Ce soir de janvier 2009, « personne de son entourage ne se souvenait d’avoir vu Goraguer jouer sur scène depuis sa participation en 1953 au Tournoi de Paris des pianistes amateurs » (ndlr : où il avait terminé troisième derrière René Urtreger et Georges Arvanitas), relève Rémi Foutel dans une biographie très précise consacrée à Alain Goraguer.
Toute la personnalité du pianiste né en région parisienne (le 20 août 1931 à Rosny-sous-Bois) se trouve ainsi résumée. Un musicien, homme de l’ombre et qui a marqué l’histoire de la musique française pendant un demi-siècle.
Disparu le 13 février 2023 à 91 ans, Alain Goraguer aura contribué comme arrangeur et compositeur au succès de vedettes de la chanson, débutant avec Boris Vian ( Complainte du progrès) en 1954, avant de coopérer avec Serge Gainsbourg (Le poinçonneur des Lilas, l’eau à la bouche, Black Trombone), « la période de sa carrière qu’il préfère », Boby Lapointe (Aragon et Castille, la maman des poissons, Méli-mélodie), France Gall (Poupée de cire, poupée de son, qui décroche le Grand Prix de l’Eurovision en 1965, les Sucettes), Jean Ferrat (Ma môme, La Montagne, Nuit et brouillard), Adamo (Inch’Allah), Serge Reggiani (La chanson de Paul), Régine, Isabelle Aubret, Georges Moustaki (Le métèque)…
A l’apogée de sa renommée, dans les années 60-70, Alain Goraguer pouvait signer une cinquantaine d’arrangements par an (un par semaine !). Arrangeur salarié de maisons de disques (Philips pour commencer), le pianiste prend aussi le temps de composer pour le cinéma (après J’irai cracher sur vos tombes, Les loups dans la bergerie, Sur un arbre perché, la Planète sauvage, l’affaire Dominici …) sans oublier quelques films pornographiques (dont l’Essayeuse) et la télévision, notamment en 1982 avec la musique d’une émission devenue culte, dédiée a l’aérobic, Gym Tonic, de Véronique et Davina (« j’ai écrit ce morceau très rapidement, il fallait seulement que ce soit un titre entraînant ») .
Les années 80 s’avèrent plus délicates pour Alain Goraguer avec la fin des grandes sessions orchestrales en studio pour raisons financières mais il va dès lors s’investir au sein de la SACEM, se battant ainsi pour obtenir dans les contrats des droits aux arrangeurs. Dans les années 80-90, il vit grâce à ses droits d’auteur, la publicité et la musique de film. Sa dernière œuvre le ramène à Boris Vian. En compagnie du parolier Claude Lemesle, il écrit la musique d’une comédie musicale, « Mademoiselle Bonsoir », dont le Bison Ravi avait rédigé le livret. Le projet est déposé à la Sacem le 15 janvier 2013 mais restera lettre morte.
Et le jazz dans cette carrière prolifique ? Il ne sera jamais loin tout au long de ses œuvres, dès les débuts comme pianiste à Nice, qui « montera » à Paris sur les conseils de Jack Diéval (star du jazz à la télévision des années 50-60), formera un trio avec Paul Rovère (basse) et Christian Garros (batterie), et sortira chez Philips en 1956, à la demande de Boris Vian, « Go… Go… Goraguer ». Et les jazzmen sont largement mis à contribution dans les enregistrements d’Alain Goraguer, et notamment Pierre Michelot, Michel Portal, Georges Grenu, Roger Guérin, ou encore Eddy Louiss…
Grâce à Rémi Foutel, qui a rencontré à plusieurs reprises entre 2018 et 2021 Alain Goraguer, nous découvrons le parcours singulier d’un musicien qui a marqué son époque par une œuvre colossale. « Forçat de l’écriture, résume Rémi Foutel, Alain Goraguer est le compositeur d’environ neuf cents musiques et l’arrangeur d’un nombre prodigieux de chansons, peut-être le double ». Et quel talent ! « C’est l’un des seuls orchestrateurs français qui lisent vraiment les textes, s’émerveille Claude Lemesle. C’est un musicien qui connaît son métier sur le bout des doigts ».
Lire cette biographie c’est aussi découvrir une personnalité dotée d’un sens de l’humour froid et dévastateur, qui n’a pas sa langue dans sa poche pour évoquer les artistes auxquels il a prêté son concours, et qui a accompli son rêve, « devenir musicien ». « Je n’avais pas de plan B…. Je n’ai aucun regret ». Une lecture, on l’aura compris, fortement recommandée, d’un ouvrage vivant et richement documenté.
Jean-Louis Lemarchand.
©photo X. (D.R.)