ALVIN QUEEN TRIO Feeling good
Stunt Records
Est-il besoin de présenter Alvin Queen, batteur de légende qui, encouragé par Elvin Jones, a accompagné un soir Coltrane? En sideman ou en leader, il a tourné avec les plus grands Kenny Barron, Horace Silver, Dizzy Gillespie, Nina Simone... dans une carrière de plus de soixante ans.
Pour cet album en leader, il a choisi d’enregistrer en trio-le format classique-un album conçu à l’ancienne, en parfaite synergie avec son pianiste le très doué Carlton Holmes et son contrebassiste Danton Boller qui lui aussi a fait ses preuves.
Le titre Feeling good est une invitation à laquelle on s’abandonne avec plaisir tant le trio sait travailler à sa manière épurée l’héritage de la musique américaine, revoir divers répertoires du jazz, des thèmes de l’American Songbook déployés avec succès sur scène ou dans les films qui sont toujours source d’inspiration. Soit un spectre large composé de six chansons sorties de musicals, de quatre de jazzmen dont deux du pianiste Cedar Walton, deux autres issues de B.O de films dont le fameux Love Theme d’Alex North dans le Spartacus de Kubrick et aussi une chanson pop de 1961 devenue un standard de jazz The Night has a thousand eyes dont on se souvient de l’interprétation magistrale de Sonny Rollins.
Ce nouvel album ne changera pas la donne, au champ ouvert mais délimité puisqu’il enjambe une grande partie de l’histoire du jazz, de l’ineffaçable mais toujours émouvant-quand le piano sonne aussi bien, Someone to watch over me de Gershwin (1926 ) à Bleeker Street ( Cedar Walton 1985).
La science de l’alternance dans le montage confère tout son relief à cet album: loin d’une relecture facile des standards, on suit une progression lente menée de main de maître, un patient travail d’élaboration. Dès le démarrage allègre d' Out of this world d’Harold Arlen et Johnny Mercer, la complicité est immédiate entre ces trois musiciens qui avancent comme un seul homme. It ain’t necessarily so groove joliment. Waltz for Ahmad de Joe Wilson est un thème magnifique qui souligne l’habileté d’un pianiste vraiment talentueux accompagné d'un batteur des plus caressants aux balais. Que dire de leur version de cette imparable mélodie Love theme de Spartacus qui vous cueille sans crier gare où, après une exposition élégiaque du thème, le pianiste développe une improvisation soignée aux variations recherchées? Changement de style avec Love will find a way, une chanson douce et chatoyante de 1977 de la femme de Pharoah Sanders où le pianiste joue aussi de synthés dans un esprit très pop.
La suite du programme n’en est pas moins réjouissante, le tempo s’accélère avec cette version éponyme de Feeling Good qui n’aurait pas déplu à Nina Simone qui connaissait la chanson et s’en empara dans son I put a spell on you. C’est en effet mérité que Feeling good donne son titre à l’album tant il a de quoi nous plaire réunissant dans un "mash up" réussi un soupçon de bossa, le thème mais aussi des citations de James Bond qui “matchent” particulièrement .
Impérial aux baguettes, stimulant sur les cymbales dans The night has thousand eyes, Alvin Queen entre dans la danse avec son solo (roulements secs sur la caisse claire) introduisant Firm Roots ; sans jamais forcer le ton, il sait utiliser toutes les nuances des peaux et des fûts, batteur “quintessential” qui commente, ponctue, rythme avec un drive d' une rare élégance, propice à induire des plages d’improvisation dont une écoute attentive révèle les subtilités.
On prend plaisir à cette balade dans un paysage musical américain éternel où tout part et ramène aux chansons. En cette période tourmentée, il n’y a vraiment pas de mal à se faire du bien avec ce rappel bienvenu de Send in the clowns de Steven Sondheim ou le final Three Little Words léger et rebondissant comme Fred Astaire. Un trio qui enthousiasme par son aptitude à faire revivre loin de toute performance, avec intelligence et conviction, des musiques essentielles.
Sophie Chambon