Jeudi 14 Novembre
La Maison, petite salle, 12h30.
Lecture musicale : Traverser la cendre de Michel Simonot. Dispositif électronique Franck Vigroux.
Djazz Nevers consacre toujours un temps à un concert-lecture : on garde en mémoire le trio de l’intranquille Pessoa ou la mise en scène musicale d’ As I lay dying de Faulkner par Sarah Murcia.
Cette année, il s’agit de différents extraits de Traverser la cendre lus par Michel Simonot (sociologue, metteur en scène de théâtre) d’une voix blanche, un choix de fragments reliés dans une certaine continuité par la matière sonore du guitariste Frank Vigroux. Ce dernier a toujours fait attention au verbe, à la chair des mots. Il module en permanence le son depuis sa console, en retrait dans l'ombre, attentif aux nuances soulignant la teneur effroyable des mots prononcés. Traverser la cendre dans le brasier des ombres...
La charge émotionnelle est forte, la scène de la petite salle plongée dans un noir opaque s’ouvre à des visions, des corps morcelés d’images qui hantent notre mémoire collective. Le son vigoureux et tenace enfle à de rares occasions laissées par le lecteur qui s’interrompt et fait silence.
L’écriture audacieuse suit la scansion des mots qui deviennent corps déchirés, écartelés, broyés, brûlés. L’horreur fut conçue, préméditée, systématisée efficacement par ces bourreaux dont la mort était le métier : s’écoute ainsi un extrait volontairement interminable sur la conférence du 20 janvier 1942, dans le cadre idyllique, bucolique, touristique du lac de Wannsee. C'est là que se décida le processus d’élimination de onze millions d’individus, l’idée de confiscation et d’effacement du réel par l’extermination nazie. Suit une longue liste éprouvante de noms, la litanie des présents, fonctionnaires et hauts dignitaires du régime dont certains échappèrent à la peine capitale et continuèrent même de vivre assez longtemps. Glaçant.
Une expérience sensorielle souvent insoutenable, d’une incroyable densité avec des mots qui découpent au scalpel, accentuant la mécanique de deshumanisation. Reviennent irrésistiblement en tête des images de l’inaugural Nuit et Brouillard de Resnais en 1955, du récent La Zone d’intérêt de Jonathan Glaser (2023), vue hors champ depuis le mur adjacent au camp qui donnait sur le jardin de la propriété de Rudolf Höss avec en seule bande-son les bruits sourds continus des fours, brisés d’éclats de fusillades et d’aboiements. Ce que rend à sa manière la partition "musicale" tout en détonations, crépitements, brouillages, cris de Franck Vigroux qui donne une matérialité nouvelle aux coups qui pleuvent au moindre prétexte sur chaque partie de corps les jambes, les reins, la nuque, le crâne…"ne pas s'arrêter, en deçà du silence, secousse des lèvres, contre l'insulte avancer encore..."
Michel Simonot use souvent de listes ( à la Perec) pour trier, classer : combien de piqûres d'encre injectées dans la chair même sont-elles nécessaires pour graver un seul chiffre sur la peau des malheureuses victimes ainsi anonymisées? Il s'attache aussi à décrire froidement la numérotation utilisée, les couleurs et formes des triangles qui répertorient chaque type de prisonniers.
L’auteur lit encore un extrait sur le travail des sinistres Sonder Kommandos chargés des besognes finales les plus sordides que l’on voit en caméra subjective dans le Fils de Saul, palme d’or à Cannes en 2015.
Les générations nées après 1945 et avant 1968 ont vécu dans la persistance de cette histoire encore récente. Mais alors que disparaissent les derniers survivants, il s'avère essentiel de ne pas oublier et de transmettre par des mots. Sonder notre propre rapport à la Shoah, réveiller notre indifférence par cette double écriture musicale et poétique qui dialogue de concert.
La langue est preuve de vie… les mots avancent.
Cette lecture en rupture-fracture marque singulièrement le public de Nevers qui a réagi avec pertinence. Sensible au fait que Michel Simonot ait réfléchi, pris du temps pour rendre compte du témoignage de ceux qui ont vécu l’horreur, tenté de résister en cachant de pauvres traces, des écrits enterrés qui nous sont parvenus. L’auteur insiste sur la distance, le passage obligé du ‘Je au Tu’ :
Alors raconte…
"Je"et "tu" se sont avancés dans le camp des massacres...
Les “tu” qui cherchent leur “je” sont si nombreux….ne pas cesser de dire “je” pour “tu”.
Prononcer les noms comme un murmure, souffler aux morts qu’ils sont encore vivants, toi qui ne le sais plus…
Si le souvenir n’est plus suffisant, faire ressentir l’indicible peut s’avérer nécessaire. Quand la parole des derniers survivants se sera éteinte, chaque poème, "vitre peinte" dit Paul Celan, parlera encore. Michel Simonot a su trouver les mots pour le dire.
Les Géants Terrestres
Théâtre municipal, 18h30
Les géants terrestres? Ce sont nos amis les arbres, si précieux pour l’équilibre de notre pauvre planète…
Et quoi? Allons-nous entendre la musique écologique d’une compositrice aux deux petits claviers électroniques Anne Quillier et d’un trio à cordes composé de la violoniste Fany Fresard, la violoncelliste Anaïs Pin et d’un intrus, le clarinettiste Pierre Horckmans qui s’est glissé dans le trio; un remplaçant tout excusé car il reste dans la famille des bois...
Je me souviens alors … d’une expérience interdisciplinaire où, dos au public, les yeux rivés sur l’écran, le trio de la claviériste Anne Quillier avec déjà Pierre Horcksmans aux clarinettes s’inspirait du travail d’une dessinatrice-graphiste qui, elle même improvisait sur la musique en train de se faire. C’était un projet reflétant l’univers plutôt sombre d’Anne Quillier, l’inquiétude d’une génération devant un futur plus qu’angoissant. Aucune lueur d’espoir entre les déchets toxiques, le blast nucléaire, la disparition des espèces animales et la nature assassinée avec soin par des industries inconscientes. La musique du trio n’était pas en reste, une déferlante de la batterie et des sons trafiqués de clarinette basse, du fender avec moogs dans un environnement de lumières stridentes et feux clignotants.
Ce soir, malgré l’urgence, la musique forcément organique, aux racines profondes puise une force nouvelle dans la terre. S’entend un curieux mélange de musique de chambre aux écarts bruitistes, des éclats de free sons dans Je dois qui commence très mal, annonce la violoniste en souriant. Mais tout pourrait s’arranger et le groupe nous le laisserait presqu' espérer avec une musique ludique, fraîche. Les timbres se combinent fort plaisamment, les couleurs évoluent au gré des humeurs de la petite troupe, le son des clarinettes pimentant le frottement des cordes. Dans les effets percussifs, les pizz enlevés et enjoués, le jeu sur les clefs permettent au clavier de jouer sa partie électronique : une écriture mélodique qui combine timbres et dynamiques au gré des unissons, des contrepoints et des solos.
La journée se poursuit avec deux remarquables concerts en soirée à La Maison qui seront commentés par Jean Marc Gelin qui prend le relais, lors d'une trop courte escale à Djazz Nevers.
A suivre...
Sophie Chambon