Djazz Nevers 38 (Suite)
Didier et Elodie, Paul et Géraldine...l'art du duo
Mercredi 13 novembre
Quel plaisir de se retrouver au théâtre à 12h15 pour le premier concert du jour, l’heure et le lieu m’enchantent, l’une des meilleures mises en appétit. Le duo programmé nous réserve de l’inattendu, voire de l’inouï.
Didier Irthusarry aime les duos et s’y adonne avec plaisir dans les différents Hymnes à l’amour avec le saxophoniste Christophe Monniot, le vibrant Lua avec le pianiste Jean Marie Machado dont il est un compagnon de route, fidèle à cet orchestre à déclinaison multiple Danzas. C’est d’ailleurs là qu’il rencontra la clarinettiste Elodie Pasquier et que leur vint l’idée d’un duo croisant leurs deux instruments aux timbres et registres proches. Souffle et soufflet dans une vibration commune comme le présente le texte du livret. L’association ne laisse pas indifférent assurément. Rien de tiède, de doux, de gentiment sensuel. Et pourtant…
La première fois que j’ai entendue la jeune Elodie, c’était à Cluny, Bourgogne sud, le festival familial de Didier Levallet que je fréquente depuis longtemps. Découverte à Jazz Campus, cette enfant du pays (de Tournus précisément) après des études classiques s’est orientée vers le jazz et les musiques improvisées. Dans la grange dimière, elle avait choisi des petites pièces, jamais faciles mais accessibles pour nous public, pour chacune de ses quatre clarinettes dont elle tirait des sons étonnants, voire bizarres, en jouant sur le métal. J’avais gardé le souvenir de murmures les plus doux, charmée comme nous tous par la musicienne féline et sensuelle. Pas de slap, très peu de respiration continue mais une façon irrésistible de vous envelopper dans ses rêts, ses volutes jamais stridentes ni agressives.
Parrainée par Djazz Nevers (encore une histoire de famille, géographique cette fois), je l’entendis encore à Cluny, dans la Tour du Farinier (toujours une question de lieu) dans La Litanie des Cimes ( tome 1 ) du violoniste Clément Janinet en 2019, dans le cadre de Jazz Migration …sur des rythmiques traditionnelles mandingues, peul aussi bien que bourguignonnes. Une certaine transcendance volontiers subversive mais un concert spirituel “aux tempos lents, aux contemplations harmoniques” avais-je trouvé.
Cette longue digression pour faire comprendre que soudain, dans ce merveilleux petit théâtre rouge à l’italienne, j’ai eu quelque difficulté à entrer dans une musique sauvage, rugueuse, complètement improvisée mais avec vivacité. Etaient-ils fatigués, devant assurer tous les jours un service pédagogique et ludique, la tournée “Bout d’choux” avec diverses écoles de Nevers agglomération? Ils vont jouer avec une intensité et une virtuosité peu communes. Elodie Pasquier a pris de l’aisance et de l’assurance suivant les traces du jeune Portal à la clarinette basse surtout. Elle sort avec cette fougue peu ordinaire un solo tranchant, sur le fil de la lame avec des aigus âcres de sa clare vrillant les tympans, un exercice de style en somme dévoilant une palette de jeu des plus étendues jusqu’aux “doubles notes”. L'accordéoniste sait s'adapter, canaliser parfois certaines envolées de sa comparse. Ces deux là se cherchent et s'harmonisent avec élégance.
Pour les titres des morceaux, jetés sans doute au hasard sur la feuille de route, rien de très marquant sauf cet amusant Didier Girafe, sans doute portrait de l’accordéoniste. Mais ce serait plutôt elle qui se dépeint, se poussant du col dans une gestuelle gracieusement drôle. Car rivé à son piano à bretelles, si lourd et difficile à manier, Didier donne parfaitement la réplique, lançant des ostinatos troublants sur lesquel elle improvise. Une musique qui claque, on parlait autrefois de jazz vif . Soudain peu avant la fin, notre accordéoniste de coeur intervient dans une fugue annoncée, qui n’en est pas vraiment une, avec un solo possédé, déjanté, en proie à une intensité de jeu peu commune et proprement inouïe. Elodie juge pertinent de ne pas reprendre... le morceau s’achève ainsi dans la sidération pour moi. Si certains accordéonistes donnent le sentiment de cracher lesboutons nacrés, j’ai cru qu’ils allaient être arrachés dans l’emportement de cette improvisation effrénée. Ce n’est pas du chiqué, du free qui fait le show comme certains musiciens, saxophonistes souvent, qui simulent la “colère”. D’ailleurs, pour le rappel Didier Ithursarry décide de ressortir une vieille partition le Desiludo d’un certain Tico Tico, un tube brésilien qui calme les esprits et répond exactement à l'imaginaire collectif : l'accordéon, instrument très complet, véritable orchestre à lui seul, est associé à la musique populaire, au folklore et à la chanson.L’improvisation était pourtant au rendez vous de ce duo sensible et insolite que vous n’oublierez pas dès que vous aurez entendu cette Bourguignonne et ce Basque, une vraie rencontre entre le son volontiers mélancolique de l’accordéon, vite contrebalancé par les pirouettes vertigineuses et ludiques des clarinettes. Un équilibre irrésistible entre les deux musiciens qui se complètent avec générosité.
Paul Lay & Géraldine Laurent We love Jobim
La Maison, grande salle 20h 30
Avec un pianiste de la trempe de Paul Lay, tous les choix de programmation sont possibles. Son catalogue est proprement mozartien. Mais le mesurer avec une saxophoniste de la classe de Géraldine Laurent paraît idéal dans ce programme qu’ils déclament en coeur We love Jobim.
Et d’abord, que connaît-on vraiment d’ Antonio Carlos Jobim, pianiste, guitariste, flûtiste, chanteur, arrangeur et surtout compositeur, auteur de centaines de chansons dont plusieurs sont devenues des standards de jazz interprétés par Dizzy Gillespie, Ella Fitzgerald, Oscar Peterson, ou encore Frank Sinatra? Considéré comme le père de la bossa nova, il a réussi l’accord parfait avec les paroles « le mot devient son, le poème devient musique» au cœur de Rio dans les années cinquante. Cet acte créateur se fit en compagnie du chanteur Joao Gilberto, venu de Bahia et Vinicius de Moraes qui composa le magnifique «Chega de saudade». La bossa allait faire le lien avec la samba des rues où domine le «surdo» (gros tambour de samba) et le jazz moderne.
J’ai eu la chance de découvrir le duo il y a juste deux mois au festival de St Rémy dans les Alpilles : si je me réjouis de les entendre dans le même programme- c’est très rare aujourd’hui, je repense à mon introduction d’alors : “Ces deux là se connaissent depuis 2007, le pianiste a participé à deux des groupes de la saxophoniste At Work en 2014 et le quartet Cooking sorti sur le label Gazebo en octobre 2019. Ils sont même doublement liés puisque Cooking fut reconnu comme le meilleur album de l’année et Paul Lay, le meilleur instrumentiste. Victoires méritées consacrant un groupe, une saxophoniste que je suis depuis longtemps. Ce qui plonge toujours quelque peu dans un rembobinage mémoriel...”
Je ne serai pas au bout de mes surprises ce soir car il est rare d’assister à deux concerts aussi différents, nouvelle preuve de l’infinie variété du jazz, musique vivante d’interprétation et de création. Dès le premier titre, on est dans Jobim avec ce Piano na mangueira qu’annonce, confuse Géraldine, ne sachant pas comment prononcer le portugais brésilien. Je n’avais pas reconnu à St Rémy, faut dire que Jobim je ne connais pas bien, à part les banalités ressassées, la récupération ensorcelante de Stan Getz The sound accompagné de la chanteuse Astrud Gilberto. D’ailleurs j’attends avec impatience la sortie du prochain livre d’Alain Gerber chez Frémeaux pour avoir un approfondissement sur la bossa. Géraldine Laurent et Paul Lay sortent des sentiers battus pour explorer un répertoire foisonnant de plus de quatre cents titres. Ils poursuivent par une valse enivrante et mélancolique Valsa de porto das Caixas. Si vous ne vous remuez pas à son écoute, consultez…
Ce soir le duo va au-delà des sempiternels Girl from Ipanema, Desafinado et autres One Note Samba, préférant choisir des thèmes moins connus de nous Européens. Ils ne pourront pas reculer devant un ou deux standards incontournables que le public doit attendre, comme Chega de Saudade dont on reconnaît le fredon assez compliqué, un passage subtil entre mineur et majeur qui fait l’intérêt et le trouble de la composition. Mais voilà que nos acrobates duettistes se perdent dans les bifurcations subtilement intriquées de leurs développements respectifs ou à l’unisson. Quand enfin le thème survient, le public est soulagé, moi aussi, on s’ y retrouve et c’est bien. La saxophoniste a de l’expressivité à revendre, elle se distingue par le rythme qu’elle imprime à son discours, la façon d’articuler son propos. Intemporelle, sa musique avance sans nostalgie aucune. Un timbre et un phrasé uniques servis par un son exceptionnel ce soir dans la grande salle de la Maison. Géraldine semble ne jamais s’arrêter, son souffle continu dispense de longues volutes enrubannées comme les paperolles des cahiers proustiens
Si je retrouvais les effluves, les fragments de certaines mélodies à St Rémy dans un univers étranger et familier, le duo jouant sa musique, ce soir, sans hésitation, on est dans un Jobim jazzifié, un peu débrasiliénisé ( me souffle malicieusement Didier Levallet osant le néologisme. Après tout ses compositions raffinées ont ouvert la voie au jazz. Loin des clichés d’une saudade alanguie, le Jobim du duo est emporté, vibrant, exacerbé sous les doigts de Paul Lay qui se tord et se soulève du clavier, privilégiant une approche physique de l’instrument, décontracté et disponible à ce qui advient dans l’instant, à ce qui surgit sous ses doigts dans un style emporté et percussif.
Une musique généreuse, volubile au sein d’une création continue, effervescente, qui coule sans effort en dépit d’une structure rigoureuse. Jobim leur a offert un terrain de jeu mélodique et rythmique sans pareil. Si j'ai reconnu Inutil paysagem, je suis incapable de savoir s’ils ont joué Meditation. Difficile de vérifier sur CD , il n’y en aura pas de ce We love Jobim et il ne restera donc qu’un souvenir ému….
Sophie Chambon