MARC RIBOT Jusqu’à la corde
Editions Lenka Lente
Jusqu'à la corde de Marc Ribot / Editions Lenka lente
On connaissait le guitariste atypique de l'avant-garde new yorkaise, flamboyant accompagnateur des Lounge Lizards de John Lurie, de chanteurs Tom Waits, Susanna Baca et surtout compagnon indéfectible des projets excentriques autant que prolifiques de John Zorn. Mais pouvait-on imaginer qu’il ajoutait une corde supplémentaire à son art en écrivant et drôlement bien, d’un style alerte et imagé des nouvelles sèches, épurées, des réflexions sur la musique et les musiciens, sa vraie passion et des souvenirs toujours passionnants qui éclairent une personnalité pour le moins complexe? Sauf que jamais complaisantes, ses confessions ne sont peut-être pas aussi exactes que sa franchise nous le laisserait penser. Néanmoins quand il évoque certains musiciens qu’il admirait et avec lesquels il a joué, qu’il a connus de près comme le contrebassiste Henri Grimes, les guitaristes Robert Quine et Frantz Casseus, son modèle, le ton est particulièrement juste. Perdants plus ou moins magnifiques que l’Amérique laisse de côté, sur le carreau.
On peut commencer par une préface édifiante Marc Ribot écrivain de Lynne Tillman, romancière qui suit le travail de Ribot depuis longtemps que complète la postface de sa traductrice Isabelle Blandin (Jusqu’à la corde, jolie trouvaille pour rendre le titre original Unstrung) s’entretenant librement avec le musicien Bruno Meillier. Une chambre d’écho en somme qui éclaire cet auto-portrait en creux, cette drôle d’autobiographie qui révèle un musicien attachant, profondément engagé dans l’existence. On retrouve une indéniable volonté militante dans le texte du livret de son album Song of Resistance 1942-2018 (Anti-records), chansons des luttes sociales américaines, des grèves du début du XXème siècle que reprenait Joan Baez par exemple dans la chanson Bread and Roses.
La lecture de ces divers textes complète le puzzle Ribot, le mystère de ce musicien peu loquace qui s’immerge complètement en concert, penché sur sa guitare. Il compose ses histoires comme ses musiques, au plus près des mots comme des sons. Des récits qui montrent une face sombre, plus désespérée encore que mélancolique, sensible à l’absurdité du réel, témoin d’une civilisation en crise. Cette noirceur est estompée quelque peu par un humour qui contamine jusqu’à son usage du son où il “abuse” souvent du tremolo et du vibrato, le décalage (sa signature) dans ses groupes depuis Cubanos postizos ou Ceramic Dogs, une pratique qui lui sied comme celle du collage pour Zorn. Il privilégie le déroulement de la ligne mélodique sur l'enchaînement des formules et autres gimmicks chers aux guitaristes les plus renommés.
On retiendra peut être de ce feuilleté de Jusqu’à la corde la partie consacrée à la musique, aux musiciens, aux guitares avec Mensonges & Distorsion, Y’a peut-être un truc à explorer là (Trois courts riffs sur Derek Bailey ) qui évoque le solo absolu, l’improvisation libre jusqu’au point de non-retour. Sans doute la plus instructive pour tout amateur de musique un peu pointu ou simplement fan de ce guitariste culte. Mais on peut aussi être séduit par une série de textes On est tous gagnants, plus ou moins fictionnels, récits de diverses longueurs, les souvenirs ( La tournée qui dura vingt trois jours, Prendre un souvenir dans ses bras) et découvrir avec intérêt ses observations et réflexions sur son pays (Hymne à l’Amérique), sur la judéité (Kadish pour Joan) et la notion d’apatride à New York. Un blues de l’homme blanc américain. Dans l’avant-dernière rubrique assez stupéfiante, Ribot a l’oeil caméra avec ses Notes de mauvaises intentions cinématographiques, des scénarii non filmés, films infilmables comme il les appelle et que l’on aimerait pourtant voir… Le livre s’achève sur des textes en roue libre Veuillez nous excuser nous rencontrons quelques problèmes techniques. Toujours cet humour féroce pour un amour vache de l’existence.
Loin d’un certain effet disparate, ce patchwork de textes dont certains furent déjà publiés dans des revues, forme un ensemble qui se tient alors que l’on peut attraper et tirer la corde par n’importe quel bout. Ses textes le racontent dans tous ses états, entre observation et méditation, doute et émotion, colère froide souvent. Ah! Ribot! Cavalier seul terriblement attachant.
Sophie Chambon