DNJ : Que représente pour vos l‘héritage de Django: Django pour moi c’est le maître de la guitare. Mais je me situe dans quelque chose qui va plus loin. Une conception musicale qui va de Gaston Bachelard à Roland Barthes.
Boulou
Pendant les évènements de 68 j’habitais rue du Bac, on était un groupe rive gauche avec Godard, Sartre, Simone. Je me souviens qu’à l’époque JP Sartre disait « Aragon est vivant, André Breton est mort, c’est un double malheur pour la pensée honnête ». Je veux dire par là que en tant que Gitan il était important pour moi d’avoir une approche qui aille au-delà de la musique mais qui embrasse la pensée française, une pensée musicale autant que philosophique. Dans ma génération il y a autre chose, il y a les beufs au Chat qui Pêche, il y a Barney Wilen ou Jacques Thollot. A l’époque je me suis pris en pleine gueule Léo Ferré, François Beranger, Colette Magny. Dans mes influences il y a Jimi Hendricks.
Lorsque j’étais au Chat qui Pêche à 17 ans il y avait Dexter Gordon. Joe Jones me poussait la baguette dans la dos en me disant « go man ! » et m’incitait à y aller. Alors je demandais à Dexter : « qu’est ce que tu vas jouer » et lui me répondait « ne me demande jamais ce que je vais jouer parce que à l’instant où je vais commencer je ne sais pas ce que je vais jouer. ». C’est cela pour nous la musique, une profession de foi. On est un peu reliés avec l’invisible.
DNJ : Mais quelle est la part de l’héritage dans votre engagement musical ?
Boulou : J’appartiens à une génération où les guitaristes qui ont fait bouger les lignes sont Philipp Catherine, moi-même, Christian, Elios. A l’époque j’étais souvent au Chat qui pêche. A l’époque on jouait free. A l’époque je jouais aussi jazz rock avec Stanley Clare. J’avais 18 ans et mon influence était surtout l’époque celle de JimMorrisson, Jefferson Airplane……Je jouais totalement électrique, pédale wha wha. Mais en même temps dans mon parcours, j’ai fait la première partie de John Coltrane en 63. J’avais 12 ans.
Boulou : J’etais tout petit et je me suis retrouvé carrément assis sur ses genoux. Ce qui m’a marqué c’est son attitude. Una attitude d’une suprême élégance. Il avait en lui cette façon de posséder toute la mémoire du monde. On a alors joué un Blues en B flat. Maurice Cullaz etait là, il y avait aussi Art Farmer . Moi j’ai demandé à Coltrane : « Monsieur Coltrane, qu’est ce que je peux faire ? » . Il m’a répondu « tu ne fais rien, tu te laisses grandir et tu fais comme une abeille qui butine, tu fais ton miel »
Boulou : Moi, je ne voulais pas appartenir à l’enseignement du conservatoire. J’ai pris des cours privé avec Messiaen (?). J’arrivais à la classe et alors le maître se mettait au piano. On jouait rarement ses propres œuvres. Mais on travaillait surtout les compositeurs du moyen âge. Mais surtout à l’époque, en tant que Gitan je me suis pris la msuique contemporaine en pleine figure. Ensuite il y a eu Hendricks notamment à Woodstock. D’ailleurs dans une lettre ouverte à Jazz Hot j’avais dit à l’époque que pour moi les deux maîtres de la guitare étaient Django et Jimmy Hendricks. Pour moi c’était Verlaine et Rimbaud. C’etait la vierge folle et l’époux infernal.
Elios : On a eu la chance de vivre dans une maison qui était en soi un vrai conservatoire. On écoutait en permanence Parker, Dizzy, Miles, Tristano, Konitz etc… Mais en même temps en 65 notre père nous fait découvrir d’autres musiques. Imagine qu’il nous fait même découvrir Ravi Shankar. Quand à moi, j’ai commencé la musique très jeune avec le Flamenco.
Elios : Non, ça c’est une image d’épinal. Mais c’est vrai que lorsque les autres jouaient aux billes nous on pratiquait la guitare.
DNJ : Ce qui semble assez rare dans le jazz manouche c’est que vous avez un père qui vous donne une grande ouverture musicale à d’autres musiques. Il ne vous cloisonne pas dans la tradition.
Elios : Tout à fait . Mes oncles, mon père , Django sont des musiciens ouverts. C’est un cliché de penser qu’ils ne l’etaient pas. On a tendance à oublier qu’il y a chez eux une immense ouverture. Par exemple il y a cette dimension d’un jazz européen bien avant l’europe. Ce que nous faisons aujourd’hui, ils l’avaient déjà pensé bien avant. Django si l’on regarde bien il est fou de Ravel, de Debussy, de Bach et de toutes les formes de musiques.
DNJ : Cela ramène à des choses très sérieuses
Elios : oui , mais musique est sérieuse. Tu peux jouer du hard bop, du be bop , il y a, à la base des formes. Même si au départ tout est basé sur Do. Le free par exemple n’est pas arrivé là par hasard. On ne peut pas démolir des gens comme Mingus ou Dolphy qui sont de vrais créateurs. On peut dire que l’on a pas compris mais on ne peut pas les démolir. Oui la musique est une affaire sérieuse.
DNJ : en mai 2005, Jazzman avait fait sa une sur « le boom du jazz Manouche ». Quel est votre regard là dessus et sur la façon dont il est joué aujourd’hui.
Elios : Je pense que c’est bien. D’abord parce que c’est rendre hommage à son créateur, à Django, comme on pourrait rendre hommage à la musique de Parker per exemple. C’est un hommage à cette forme de musiqe sans distinction. Un jour quelqu’un parlait du jazz comme de la musique « noire » et Stan Kenton de répondre « ok on vous rend les noires vous nous rendez les blanches… ». Parce que la musique c’est comme l’amour. Tu ne demandes pas le passeport. T’as juste envie d’être bien. Chaque musicien, chaque artiste en général cherche à se créer par rapport à sa propre vie et non pas par rapport à un phénomène de mode sinon on devient un cheval de cirque.
DNJ : Donc le jazz manouche, c’est une mode ?
Elios : Non ! C’est un courant qui revient en force parce que c’est une musique d’une incroyable richesse. Tu écoutes Piaf, c’est un de mes pères ou de mes oncles, tu écoutes Sablon, pareil, tu écoutes avec Joe Privat ou Gus Visseur, c’est mon père ou mes oncles. Ecoutes Piaf, c’est la Billie Holiday parisienne. La jazz de mon père et de mes oncles, c’est le jazz parisien. Et comme disent les architectes,avec une vraie pensée derrière cela : c’est Gabin, c’est le jazz de Paris, c’est Les Halles, c’est Pigalle…..
DNJ : Mais ce que tu dis c’est un peu le passé. Le problème c’est que le jazz manouche aujourd’hui sembe ne plus porter ce que Django portait lui même, à savoir une vraie évolution. N’est ce pas un peu sclérosant ?
Elios : Quand on parle de Django on le ramène toujours à une même période. Mais le Django d’après 42-43 on l’entend très peu. Du coup c’est un peu l’image d’Epinal parce que l’ on entend toujours les mêms morceaux de son répertoire
DNJ : Dans votre DVD « live in Montpellier » vous avez en premier morceau qui est un meddley en hommage à Django mais après vous ouvrez à un grand nombre d’univers musicaux quitte à faire du Bach en blues avec les Belmondo. Et du coup on vous sent presque plus à l’aise ici qu’à Sammois
Boulou : Quand on a célébré les 10 ans de la disparition de Stéphane (Grapelli) tout le monde l’a ramené au grand Django. Quitte à occulter toute la musique qu’il a fait hors de Django. Et pourtant Stéphane a été à la fois complémentaire et en même temps tout le contraire de Django que c’est impossible de lui rendre hommage en partant de là. Et c’est fou on ne joue jamais ses propres compositions. Nous avons été intéressé de notre côté par les musiques de film de Stéphane comme « Les Valseuses », ou « Milou en mai ». Les « Valseuses » c’est une musique tellement belle ! Je me souviens de ce jour où Chancel est venu voir Grapelli en lui disant qu’il voulait absolument qu’il remonte, pour l’émission du Grand Echiquier, le quintet du HCF. Le casting d’enfer : Grapelli, moi, André Ekian, Mezz Mezzrow ! Quel souvenir !
DNJ : A quel moment avez vous pris la décision de jouer ensemble ?
Elios : C’etait dans les années 72. Mais notre premier grand disque a été chez Steeplechase, c’était « Pour Django ». A l’époque on étaient assez copains avec Laurent Gaudet. Un jour Laurent décide de se marier et le mariage s’est fait dans un club qui s’appelait le River Bop. Au mariage on joue et notamment des thèmes de Tristano. Et alors il y a quelqu’un qui débarque et qui nous dit, tiens je ne savais pas qu’il existait des guitaristes, qui plus est des gitans qui jouent la musique de Tristano. Et quelque temps plus tard on nous appelle et on nous dit qu’il y a le grand patron de chez Elektra qui vous veut. Nous on lui dit « ok pas de souci, si ça peut se faire pourquoi pas ». Laurent nous dit qu’il veut faire ça tout de suite, qu’il envoie les contrats imédiatement. Puis deux ou trois semaines se sont passées sans quel’on ne recoive rien. Dans l’intervalle il y a Steeplechase qui pointe le bout de son nez. Et là le label nous voulait aussi. A l’époque sur ce label tu avais Dexter Gordon, Tete Montoliu, Kenny Drew, Lee Konitz ! Et nous, nous etions les seuls français du label.
Boulou : Cela nous a permis de cotoyer des gens incroyable. Je me souviens de Ben Webster qui vivait à l’époque au Danemark avec une femme absolument délicieuse. Il y avait Dexter aussi. C’etait l’époque où les jazzmen quittaient Paris pour aller en Europe du Nord
DNJ : On évoquait Lee Konitz. Dans le live à Montpellier vous avez tenu à ce que figure deux bonus pris dans un aute contexte mais avec Lee Kontiz. Pourquoi ce choix ?
Elios : Tout simplement parce que, comme on vient de l’évoquer, cela fait partie de notre histoire. Tout comme on a aussi joué pas mal avec Warne Marsh. Forcément quand on joue du Tristano il y a Konitz et Marsh pas loin. En fait il y a au départ le fameux New Morning. A l’époque on avait entendu la version de Marshmallow. Beaucoup de sax jouaient cette version mais pas de guitaristes. Ce fameux jour au New Morning (ce devait être en 84), on étaient là. Boulou me dit, j’ai ma guitare, est ce que tu as envie de jouer avec lui ? Moi j’avais surtout envie d’écouter et je dis à Boulou, non mais si tu as envie, vas y toi. Ils ont fait attendre le public plus de 30mn le temps que Boulou aille chercher sa « Charlie Christian ». Ca a duré plus de deux heures. Il ont fait tout le répertoire. Un grand moment. Cela nous a donné d’ailleurs l’idée de faire quelque chose avec Warne, Pierre Michelot et Kenny Clarke. Mais Warne est décédé et cela n’a pas pu se faire.
DNJ : Vous avez effectivement joué avec les plus grands. Qu’est ce que l’on ressens à jouer avec son propre frère? C’est l’héritage que vous partagez qui fait que cela dure depuis plus de 30 ans ?
Boulou : Non, c’est beaucoup plus profond que ça. On est comme deux chats siamois. On est émetteurs-récepteurs. On ne choisit jamais sa famille. Mais tu vois, quand j’ai rencontré mon frère, j’ai su que c’etait mon frère. J’ai tout de suite vu qu’il était dans notre musique. Certes je lui ait donné sa chance quand il avait 16 ans mais je savais que Elios c’etait quelqu’un qui se situait au delà de la guitare. Je me souviens de ce soir où j’ai vu ce mec jouer un hommage à Charlie Mingus. Et il a tellement envoyé ce soir là que je me suis dit, c’est un mec qui en a dans le ventre, c’est un vrai jazzman ! Être Gypsy c’est dur à porter. C’est avoir une roulotte dans sa tête, un peu comme Artaud. Etre gitan c’est une attitude, une manière d’être.Nous partageons cela.
DNJ : Est ce que cela veut dire que vous jouez ensemble d’abord parce que vous êtes tous les deux gitans ou d’abord parce que vous êtes frères ?
Elios : Ce n’est pas aussi simple que cela. Mais on eu le même géniteur artistique et biologique. Boulou de son côté a débuté sa carrière bien plus tôt que moi en faisant son premier « single » chez Barclays. Et au début je ne jouais pas avec mon frère. Je voulais faire autre chose. Du classique bien sûr mais mon truc à l’époque c’etait surtout le flamenco. Ensuite il y a eu, pour moi, le funk, la soul, Marvin Gaye, les Temptations, Emmerson Lake and Palmer. On est de cette génération là.
Boulou : Elios et moi on a eu une chance terrible c’est que après 68-70 on a eu tous les outils entre les mains et en plus avec des gens formidables. De mon côté j’ai eu la chance de jouer longtemps avec Dizzy Gillespie. Chaque fois que Dizzy venait à Paris il m’invitait à jouer avec lui au New Morning.
DNJ : Mais aujourd’hui il y a encore un musicien encore vivant aujourd’hui avec qui vous voudriez jouer
Elios : Lennie Tristano
Boulou : Miles. Mais là je ne vous parlerais pas de Miles parce que comme dirait Dostoïevski, c’est une conversation souterraine. Un jour j’ai dit à Dizzy j’ai vu « Miles backstage » et Dizzy m’a révélé que Miles chaque fois qu’il faisait un disque lui envoyait pour lui demander son avis sur ce qu’il faisait. Le rêve de Miles c’etait de jouer comme lui.
Mais cela dit mon plus grand regret c’est pas Miles, c’est Place Pigalle avec Django.
DNJ : Mais si l’on parlait d’un musicien actuel, encore vivant
Elios : C’est à dire qu’il y en a un paquet. Personnellement il ya Wayne Shorter et Hancock. Un rêve ! Cerise sur le gateau je met Miroslav ( Vitous) à la contrebasse
Boulou : Non pas pour moi. Certes il y a Stanley Clarke, il y a Mel Tormé. Il y a Herbie Hancock. Et puis il y a Artie Shaw aussi. Parmi les musiciens vivants, c’est difficile. Le bassiste : Emerson (de Emerson, Lake and palmer), orchestration Vladimir Kopats ou Vince Mendoza, on pourrait aussi avoir comme bassiste John Pattictuci ou Stanley Clarke.
DNJ : Mais c’est curieux vous ne citez pas Pat Metheny
Boulou et Elios : Non !
Boulou : Pat est arrivé en 78 dans la lignée de Abercrombie. Mais il n’a jamais été pour moi quelqu’un de très important. A la différence de Mc Laughin avec Ponty et le Mahavishnu.
DNJ : Et Al Di Leola ou Paco De Lucia
Elios : ah là oui ! Paco c’est un grand. Il a véritablement révolutionné la musique flamenco.
En musique Flamenco, Paco c’est l’équivalent de Django en jazz.
DNJ : Quel a été votre pire souvenir de musicien
Elios : C’etait en Espagne. On devrait arriver à une certaine heure à l’aéroport et malheureusement l’avion est parti… en avance.Une autre fois en Afrique on devait faire un concerte en Tanzanie. On etait en quartet avec… et Philippe combelle. Mais nous n’etions pas confirmés pour l’avion et on nous refusait l’accès. Du coup on s’est rabattu sur un autre avion. Le problème c’est qu’il s’agissait d’un avion non homologué avec des portes en bois ! On en a pas mal des histoires comme ça.
Boulou : Pour moi ce ne sont pas les pires. Cela fait partie de notre histoire. Pour moi un des pire souvenir c’etait cette année à Montpellier. Vladimir avait écrit des orchestrations à cordes jouées par Michel Portal. On devait jouer devant 1600 personnes et ça c’est un surcroît d’angoisse, d’émotion et de peur. Le trac c’est le propre de l’artiste. Quand on est artsiste rien n’est acquis
Elios : Mais ce n’est pas un cauchemar ?
Boulou : Ce n’est pas un cauchemar mais c’est terrible quand même. C’est la peur de savoir si on va être à la hauteur. Les compositions etaient de Elios, les arrangements de Vladimir et les parties de clarinette basse etaient écrites pour Michel Portal . Et là il y a la dimension de l’enjeu. Une réelle responsabilité. L’ensemble est alors monté comme une pièce de théâtre et tu as 1600 personnes rivées sur toi. C’est un moment terrible. C’est pareil lorsque après je me suis retrouvé à chanter pour un hommage à Barbara à chanter « Dis quand reviendras tu » tout seul avec un micro.
DNJ : Lorsque l’on voit dans le DVD de Montpellier que vous faites un Ornitology avec les frères Belmondo qui en contrepoint font How High The Moon, on sent que vous aimez prendre des risque
Elios : oui c’est clair on aime se mettre en danger
Boulou : Je peux dire que là j’avais vraiment les mirettes.
A ce moment là, Boulou nous présente un garçon qui etait présent depuis le début de l’ITW
Boulou : Je voudrais juste avant de finir cette interview vous présenter Vladimir Kopats, qui est un musicien Russe et notre orchestrateur. Il est par ailleurs un très grand ami C’est un musicien merveilleux. Il a travaillé avec nous sur notre prochain projet qui sortira en septembre.
A ce moment là Elios met sur la platine CD le master du prochain album qui sortira en septembre. Nous écoutons alors cette musique surprenante dans leur répertoire. Mais de cela nous vous parlerons plus tard……. A la rentrée……
Propos recueillis par Jean-Pierre Foubert et Jean-Marc Gelin