Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
3 décembre 2006 7 03 /12 /décembre /2006 07:37

Bordeaux Jazz festival 2006, le bon cru ?

Aimer le jazz c’est apprécier cette musique d’affirmation, de liberté qui tout en faisant la part belle à l’improvisation ne se réduit pas à cette seule urgence. C’est le credo de Philippe Méziat, directeur heureux de ce Bordeaux Jazz Festival dont la sixième édition a rencontré un vif succès, auprès d’un public bordelais et régional, désormais acquis. Le public se laisse guider, quand il ne connaît pas, faisant confiance aux choix très personnels du directeur artistique du BJF, qui relèvent d’un engagement authentique et d’une connaissance approfondie de cette musique dans ses évolutions les plus récentes.

 

 

« La surprise est  donc au rendez-vous, mais elle n’est pas certaine .Si on y va quand même, ce n’est pas uniquement parce que les tarifs des concerts le permettent. On y va parce que c’est l’un des bonheurs qui nous restent. Consommer n’est pas un bonheur, découvrir c’est déjà mieux,  se risquer à prendre ce qui advient et qu’on n’attendait pas, voilà qui fait bondir ! »

Mederic Collignon

 

(photo : Bruce Milpied)

 

 Ces  phrases de l’éditorial auguraient de la fréquentation qui allait suivre aux Chartrons, un quartier original du Port de la lune, qui abrite aujourd’hui, non loin des anciens chais  bordelais, la Halle des Chartrons, l’un des lieux  les plus expressifs du jazz et des musiques « affines ».

 Un festival sous le signe de l’éclectisme le mieux compris, avec des thématiques heureusement choisies. Ainsi,  l’un des moments forts  déclina « Jazz et opéra »  le jeudi soir : Mederic Collignon présentait son inénarrable Jus de Bocse sur le Porgy and Bess déjà revu par Miles Davis sur les arrangements de Gil Evans de 1958 . Le spectacle furieux du trompettiste chantant, rehaussé par l’adjonction de quatre cors d’harmonie, dirigés à la perfection, obtint pas mal de suffrages. C’est que le caractère détonant, la personnalité intriguante, pour ne pas dire dérangeante, les excès du personnage talentueux , il est vrai, sont une véritable révélation pour un public non averti.

 Mais l’émotion avait été à son comble  en première partie de soirée, avec  la Vie de Bohême, présentée par l’ Italian Trio, composé  du pianiste Dave Burrell , entouré du trompettiste Giovanni Falzone et de l’ altiste Paolo Botti, musiciens à la présence incroyable.

 Une première version de cette « œuvre » revisitée par le pianiste existait sur un album sorti en 1969, en plein délire free. Philippe Méziat  eut la bonne idée de lui redemander, lors d’un séjour récent à New York lors du festival Visions, une nouvelle approche : après un blues classiquement amené, vinrent successivement  le premier duo  (« Che gelida manina », « Mi chiamano Mimi »), la valse de Musette ( « Quando m’nvo soletta per la via »), un choral de marche et le duo final de Rodolphe et Mimi. 45 minutes de musique lumineuse et inattendue,  un moment inoubliable, pure recréation  qui devrait tourner sur les scènes ou les festivals jazz.

 Programmateurs, n’hésitez plus !

 Il y eut un autre temps fort, lors du final, le dimanche soir avec le « Klezmer Madness » de David Krakauer. Le klezmer est la musique de célébration traditionnelle des juifs de l’Europe de l’est, importée aux Etats-Unis par les vagues successives d’immigrants entre 1880 et 1920. Comme dans les films de Woody Allen, ou  les meilleurs sketchs de Jerry Lewis, on se partage entre nostalgie et allégresse, rire et larmes.  Après son tube « Klezmer à la Bechet », hommage à deux maîtres contemporains de l’instrument, le créole Bechet  et le Klezmer Naftulé Bradwein, David Krakauer travaille les chants et revisite certains rites de la tradition hassidique, comme les interminables  mariages où  les poètes chantent des couplets de mise en garde  aux futurs époux… Si le caractère joyeux de cette musique de danse est affirmé, souffle aussi  un vent d’innovation dans ce « revival », un soin tout particulier à réinterpréter les standards de cette musique : garder l’inflexion de la langue yiddish dans la musique, préserver son caractère ornemental, mais aussi sortir le klezmer du musée. Parlant un français impeccable, le clarinettiste partage son héritage culturel, de bon cœur et en toute humanité,  entouré d’un noyau de musiciens qui modernisent  le répertoire : ainsi le groupe accueille la guitar-héroïne Sheryl Bailey, aussi calme que David Krakauer est enjoué, un accordéoniste sensible et mélancolique (Will Holshouser), un invité rappeur, le DJ So called, qui intervient à propos, scandant avec entrain et humour (y compris en yiddish) le chant des klezmer, ces musiciens de la rue.

 Si le formidable batteur qu’est Michael Sarin  accompagne idéalement le délire klezmer, il est aussi pour beaucoup dans l’attraction du Frank Carlberg quintet. Ce fut vraiment un concert délicat où s’illustra ce batteur phénoménal que l’on n’entend guère sous nos latitudes, inventif, précis et… imprévisible. Entouré de deux musiciens français qui se connaissent bien, l’altiste Guillaume Orti  et le contrebassiste aux machines Olivier Sens, le couple du pianiste d’origine finlandaise (à la voix étrange, étranglée, quasi synthétique quand il explique sa démarche) et la chanteuse Christine Correa  reprit des poèmes de la Beat Generation ainsi que des textes plus récents d’Alan Ginsberg , toujours étonnamment prophétiques. Scansion originale et  sens prosodique rares pour dépeindre la folie du monde. Un très joli rappel enfin, sur une composition du contrebassiste,  « tristanienne » d’inspiration, qui convenait particulièrement à l’expressivité de Guillaume Orti.

 Les Bataves étaient à l’honneur au BJF 2006 avec deux ensembles grands formats tout à fait originaux : le BBB, entendez «Bik Bent Braam », croisement inespéré en France, d’un big band « classique » et d’une formation déjantée, bravement free comme en dirige Willem Breuker . Du « middle free » si on veut avec des morceaux de bravoure à l’unisson pour les cuivres et aussi des solos que chacun  prend de bon cœur dans la plus belle tradition, comme le souffleur allemand Frank Gratkowsky. Le trompettiste américain Herb Robertson, toujours facétieux,  sort de sa musette des  instruments minuscules qui ressemblent à des jouets, trompinette et divers appeaux. La rythmique est dans le ton, alliage décalé entre un batteur tristement lunaire, un Buster Keaton replié sur ses fûts  et un contrebassiste, très près du pianiste, qui tira un solo poignant sur une seule corde.

 bik ben braam - wilbert de joode - frank gratkowski

(photo : Brice Milpied)

Autres Hollandais, volant littéralement sur un tapis de cordes, l’ensemble à géométrie variable des jeunes  musiciens du  JARGON de Maurice Horsthuis enthousiasma le public par les  mélodies du chef, altiste de formation, la virtuosité de l’exécution, jazzifiée par une guitare et contrebasse alertes.

 Sans surprise mais remportant un succès mérité, le trio énergique de Bojan Z avec l’impeccable Rémi Vignolo et le fougueux Ari Hoenig  fit vibrer la Halle le vendredi soir, sur le programme de son dernier album Xenophonia, alors que le groupe  TTPKC et le marin, sélectionné pour le Jazz Migration de l’AFIJMA,  devait constituer une vraie découverte pour beaucoup.

 Pour notre part, nous avions été séduits lors du Tremplin Jazz d’Avignon où ils furent tout de même devancés par le quartet belge de Pascal Schumacher. Autre esthétique, autre musique. Heureusement récupérés par le label Chief Inspector, TTPKC put sortir son premier album, un opus risqué, à l’écriture foisonnante, aux thèmes bâtis sur une architecture complexe : une musique superbe, intense, sans beaucoup de respiration, accrocheuse malgré ses aspérités, qui fait voyager sans se prévaloir d’une trop grande folklorisation. Une instrumentation originale pour un groupe qui ne l’est pas moins : un trio de saxophonistes accompagné d’un batteur qui n’a pas oublié d’écouter Jim Black.

 Une dégaine marrante que celle du  marin du groupe, le baryton  présentateur Sylvain Tamalet, l’imperturbable ténor Han Sen Limtung, le batteur Antonin Leymarie, au faux-air d’Antoine de Caunes, et enfin le compositeur de beaucoup de titres, le remarquable altiste Adrien Amey. Les titres plutôt drôles apparenteraient  le groupe à la veine « non sense » des Monty Python de la grande époque : ces électrons libres tout excités, développent  des tonalités étranges, créant un climat planant qu’entrecoupent des ruptures de rythmes et d’atmosphères.      

 

A moins que la source de toute cette jeune génération de libres improvisateurs n’aille voir outre-manche du côté d’Evan Parker ? Autre excellent choix de programmation, l’avant-dernier concert du festival donnait la parole à ce génial défricheur, sopraniste et ténor anglais, toujours aussi impressionnant dans son approche spontanée de l’instrument, toujours renouvelée depuis la grande époque des seventies  ( voir la liste extraordinaire de ses participations de Von Schlippenbach au « Globe Unit » sans oublier Peter Brotzmann, Paul Lytton, Anthony Braxton …).

Rejoignant les maîtres de la musique d’improvisation européenne, il tint en haleine un public conquis, se jouant de la technique de la respiration circulaire dont il maîtrise tous les effets,  sans abuser des stridences et autres déviations de l’improvisation pure, créant toujours une mélodie fine et affûtée avec des changements de registre si rapides que l’on croit entendre des sons simultanés.

Le BJF 2006 a tenu ses promesses : un festival en liberté, entraînant et innovant, au-delà de tous clivages d’époque ou de style : surprises, émotion,  et gaieté débridée (Sina & Stucky les deux Valaisannes et leur café-théâtre décapant),  dérapages vraiment productifs. Tout cela dans une ambiance heureusement détendue autour des tartines et autres collations (huîtres d’Arcachon) que servaient les bénévoles soudés et visiblement heureux de participer à cette fête. Alors  il ne reste plus qu’à attendre 2007… vite…

Sophie Chambon

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires