Le joli Théâtre municipal de Nevers est en phase de rénovation active, pour plusieurs années. Habitué depuis plusieurs années à irriguer la ville dans différents espaces comme le Pac des Ouches, l’Auditorium Jean Jaurès, le Café Charbon, le festival a dû déplacer à la Maison de la Culture les « grands concerts » qui se tenaient habituellement au théâtre, en tentant de tenir compte de la jauge beaucoup plus importante de cette dernière. Et le public a une fois encore témoigné de sa fidélité. Une constatation, d’abord : le jazz aujourd’hui ne cesse de rendre des hommages à des anciens, de surcroît venus le plus souvent du monde du « rock ». Ce qui est le signe, me semble-t-il, d’une certaine dégénérescence de la création musicale et d’une grave crise du « jazz ». Ainsi l’O.n.j. de Daniel Yvinec témoigne de son admiration pour l’univers de Robert Wyatt, le Z’tett de Bernard Stuber pour celui de Zappa, le trio de Jef Lee Johnson est dans l’ombre de Dylan, Marc Démereau lance une ode à Gato Barbieri et Das Kapital s’empare du répertoire d’Hanns Eisler. Mais dans ce cas, convenons-en, la démarche est radicalement différente. Ce trio réunissant Daniel Erdmann, Hasse Poulssen et Edward Perraud est un groupe d’impro qui soutient ici la gageure de jouer des chansons, tout en conservant son identité propre. Eisler était un compositeur allemand (1898-1962), élève de Schönberg, soucieux de marier les musiques populaire et savante, qui a écrit avec Bertold Brecht dans les cruciales années 30-40 de nombreux chants de lutte, comme Einheitsfrontlied (que Charlie Haden a intégré au programme de son premier Liberation Music Orchestra). La profonde originalité de leur projet est de réussir à jeter un pont entre ce répertoire particulier de chansons politiques aux parfums de cabaret berlinois à leurs volcaniques saillies improvisées. Hotelzimmer en calypso, l’intensité dramatique de la ballade Die Moorsoldaten et Solidaritätslied sur rythme de marche furieuse sont quelques unes des perles des interprétations de ce répertoire « habité » et lyrique, qui trouve d’étranges résonances aujourd’hui. « Puissent ces morceaux vous donner le courage de combattre notre société injuste », lança Edward Perraud au public en fin de concert. Pour sa part, le trio de Marc Ducretavec Bruno Chevillon et Éric Echampard compte l’air de rien quinze années au compteur. On parle généralement, dans le cas d’une telle longévité, de sagesse et de sérénité. Ce qui n’est nullement le cas pour ces mousquetaires sans cesse engagés dans un corps à corps très physique au sein de ce laboratoire d’expérimentation en constante évolution. De ces échanges brillants, tout le monde en sort groggy, le public et les musiciens. Leur trio demeure un ovni dans la jazzosphère hexagonale. A l’opposé, la démarche foncièrement écologique du père et du fils Gibert, Alain (tb) et Clément (bcl) au sein de Kif Kif, est une sorte de merveilleux repas familial à la campagne, autour d’un canon de rouge, où l’on parle d’Auvergne et de bourrée, de Pannonica, de Fauré, de Maurice Merle et de la Descendance de l’homme. Une musique faite à la main où l’on reconnaît la patte d’un arrangeur délicat.
Difficile d’être entièrement satisfait par le trio de métissage post-moderne constitué de l’accordéoniste Luciano Biondini, du violoncelliste Ernst Reijseger et du tubiste (serpentiste et bassiste) Michel Godard. D’abord, Reijseger n’a pas un très beau son (c’est sans doute la faute à l’ampli) et il en fait trop dans l’animation de salle, au détriment de la musique pure. Et puis Godard n’en fait pas assez (me semble-t-il), donnant l’impression d’avoir du mal à trouver sa place, avec ses trois instruments, ce soir-là. Reste le lyrisme de l’accordéoniste italien et son attirance atavique pour la mélodie et les musiques méditerranéennes. Depuis ses nombreuses apparitions au coté de Denis Colin et de beaucoup d’autres, au sein de NOHC et Wormholes, j’étais curieux d’entendre Didier Petit dans un concert solo « préparé » au violoncelle, c’est-à-dire non (totalement) improvisé, largement pavé de mélodies, de « ritounecelle » et autres « interludes rituels », réunis en suites. C’est évidemment le violoncelle qui est au cœur de ce programme « Don’t Explain » — désacralisé et « désaristocratisé », frotté, pincé et percuté, presque érotisé — mis en scène dans des mélodies d’un impétueux lyrisme et, si je suis moins fan de l’utilisation de la voix, l’ensemble a l’allure d’un voyage intérieur où l’auditeur se laisse guider, concluant par une version particulièrement émue de la chanson de Billie. Médéric Collignon avait une sciatique et ne pouvait être présent pour le spectacle « L’instrument à pression » de David Lescot, autour de la trompette comme on l’aura deviné. Il a fallu que ses complices Jacques Bonnaffé(jeu, tp), Odja Llorca (chant, jeu) et Lescot (tp, jeu) inventent quelque chose, autre chose, au pied levé. Ils décidèrent d’inviter Bernard Lubat, étonnant de pertinence et de discrétion au piano, et d’improviser, reprenant ici et là des éléments du spectacle et laissant l’immense Bonnaffé prendre possession de la scène et s’occuper de l’opération de sauvetage. Du grand art. Qu’écrire sur le trio Arco, mis sur pied par Claude Tchamitchian (b) avec Guillaume Roy (alto) et Vincent Courtois(cello) ? Cette association d’instrumentistes hors pair, en situation totalement acoustique, frôle les cimes dans leurs entrelacs fragiles et passionnés de textures abstraites et de grooves, dans la plus grande concentration et une envoûtante qualité de son.L
Le sommet incontestable du festival aura été pour moi le concert du quartet Sylvie Courvoisier/Mark Feldman, pourtant prétendument difficile, intello ou anti-jazz pour certains, autour des compositions aux structures ouvertes des deux leaders. On avait déjà pu les entendre avec bonheur en duo sur des scènes françaises, mais leur choix de s’entourer ici de Thomas Morgan (b) et de Gerry Hemingway (dm) contribuait à élever encore davantage l’entreprise. Le contrebassiste, un inconnu pour moi, n’affiche pas une éloquence folle mais choisit précisément ses notes, avec un son très boisé et peu amplifié, et un tempo suggéré en communion totale avec le batteur, lui aussi délicat et d’une belle discrétion (un solo magnifique). Cette manière de laisser deviner le tempo (dans la tradition d’un Paul Motian), sans le marquer arithmétiquement, est l’apanage des jazz(wo)men qui ont su tirer les héritages du free et de l’improvisation libre. Et la grande force du quartette est justement de concilier la richesse d’une certaine musique savante occidentale (Feldman tout à fait passionnant d’inspiration et de légèreté au violon ce soir-là) et les libertés rythmiques, l’ouverture à tous les possibles, de l’improvisation. Il était alors difficile, selon moi, d’entendre le trio du pianiste Yaron Hermanleur succéder sur la scène, pas tellement le pianiste lui-même du reste, mais plutôt ses deux rythmiciens dont on ne retint que la rigidité. Quant au Quatuor Manfred, qui intervenait de temps en temps derrière le trio, ainsi que l’invité de dernière heure, le trompettiste Ambrose Akinmusire, ils ne m’ont pas semblé essentiels dans cette histoire. On ne peut pas ne pas évoquer le trio du contrebassiste Arild Andersen(lui-même hyper amplifié avec racks d’effets à ses cotés, la parfaite antithèse de Thomas Morgan) avec le saxophoniste Tommy Smith (au son de ténor, quelque part entre Michael Brecker et Jan Garbarek, totalement désuet), seul le percussionniste Paolo Vinaccia s’en sort honorablement
. La dernière soirée était assurée par un grand orchestre français et un quintet de jazz américain. Le Surnatural Orchestra (dix-neuf musiciens) affiche ouvertement un plaisir de jouer et une gourmandise de s’amuser qui constituent déjà un atout. Alternant avec fougue compositions très précisément structurées, séquences de conduction (ou sound painting), plages entièrement dévolues à l’improvisation libre, son instrumentation singulière (deux flûtes, deux soubassophones, un clavier avec effets s’ajoutent à la structure du big band traditionnel) permet d’introduire non sans humour certaines combinaisons sonores insolites et de présenter un répertoire original et hétérogène tout à fait réjouissant. Présenté comme le « jeune lion » de la trompette de jazz, Roy Hargrove enflamma avec son quintet néo hard bop le public de la Maison de la culture, ravi de la conclusion de cette 24e édition du festival. Sans ouvrir une nouvelle fois le débat de la légitimité créative de la reprise de cette forme ancienne (le hard bop) en plein 21e siècle, je me contenterai de louer les qualités du saxophoniste Justin Robinson, ballotté dans son envie de jouer par les coups d’œil incisifs de son leader. Vivement les 25e rencontres D’Jazz de Nevers
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Gérard Rouy