Le jazz bonifie la chanson populaire. Et vice-versa. Que serait en effet la musique que nous aimons sans les « standards » qui en font le sel et le miel ? Sans ces mélodies, ces ballades venues de Broadway ou du répertoire courant, que tout amateur de jazz reconnait instantanément en buvant un gin tonic au Sunside, au Ronnie Scott’s ou au Village Vanguard ? Les musiciens de jazz, les jeunes notamment, ne devraient-ils pas jouer plus régulièrement ces standards, quitte à négliger leurs propres compositions, histoire de se confronter à leurs collègues qui ont travaillé sur ce matériau historique ?
Il y a mille façons d’interpréter ces mélodies. Au fil des ans, fan de jazz de (très) longue date, je me suis efforcé par curiosité d’identifier la version la plus « décalée »ou la plus intéressante de quelques-uns des nombreux standards de la planète jazz. Youtube, Deezer ou Spotify facilitent désormais grandement ces recherches en affichant des listes qui permettent la comparaison.
L’excellente émission de France Musique, Repassez-moi l’standard, diffuse de bonnes compilations tous les dimanches, mais l’objectif est ici différent : trouver l’interprétation qui sort vraiment des sentiers battus, celle qu’on conserve précieusement pour l’écouter sans se lasser, toujours et encore.
L’exercice est forcément subjectif et certainement périlleux, car en jazz, tout autant que dans les autres domaines musicaux, les avis sont tranchés, les critiques aiguisées. Essayons tout de même ici d’identifier pour une quinzaine de « standards », choisis arbitrairement, des versions à la fois remarquables et originales. Quitte à alimenter la discussion, à défaut de faire l’unanimité…
Satin Doll. Pour ce thème immortalisé par Duke Ellington (son auteur), Ella Fitzgerald ou Oscar Peterson, il existe une version qui ne cesse de m’enchanter, celle de Terry Callier, l’interprète par trop méconnu de What Color is Love, une des plus belles chansons du répertoire américain. Ce chanteur multicarte (soul et pop) ralentit à souhait Satin Doll, le jazz vocal dans toute son experte nonchalance.
April in Paris. Là, c’est tout le contraire. Ce standard sirupeux de Broadway a été repris par tous les grands du jazz, de Count Basie à Sarah Vaughan, en passant bien sûr par le duo Ella Fitzgerald – Louis Armstrong. Mais c’est un remarquable chanteur de jazz – le plus grand en fait – Kurt Elling, qui m’épate avec une version dynamique, énergique de ce titre amorti. On en sort ragaillardi.
Body and Soul. Un standard impérissable venu également de Broadway et que tout le monde a enregistré. Le duo Tony Bennett – Amy Winehouse (Le crooner et la chanteuse pop les plus proches du jazz) en a fait une version intrigante. Mais c’est encore Kurt Elling, lequel donne un tour original à chacune de ses interprétations, qui emporte mon adhésion, en triturant à sa façon A new body and soul.
The Gipsy. Une chanson moins connue et toute simple, « croonée » laborieusement par Franck Sinatra et reprise par Louis Armstrong ou Charlie Parker. C’est Archie Shepp, aussi bon chanteur que saxophoniste, qui en livre de loin la meilleure version (à ne pas confondre avec son Black Gipsy) dans son album Chooldy Chooldy, où il interprète aussi remarquablement This is always.
My foolish heart. Une ballade sentimentale très populaire malaxée à l’envie par Bill Evans, Keith Jarrett et toujours Kurt Elling. Mais ici, c’est Chet Baker qui emporte la palme, émotion en prime. Tout ce qu’il chante et « trompette » est de toutes façons original. Parmi ses multiples versions connues de ce standard, j’aime bien – un peu de cocorico ! – celle du Chet avec Michel Graillier aux ivoires.
Tea for two. Un autre succès de Broadway très apprécié du monde du jazz, parfois en version cha-cha-cha, mais interprété généralement de manière convenue. Quelques exceptions : Anita O’Day, mais surtout la version enregistrée en studio par Erroll Garner fin 1971. Un rythme époustouflant, combinaison magique de force et de finesse propre à l’autodidacte du piano jazz. A écouter le matin pour sautiller d’allégresse.
Poinciana. Fatigués d’entendre pour la nième fois Ahmad Jamal jouer ce standard aux racines cubaines, dont il s’est fait le spécialiste ? Allons voir du côté de Keith Jarrett, qui « réinterprète » ce titre d’une manière impressionnante, accompagné de Gary Peacock et Jack DeJohnette. Un groove étourdissant. Adios Nat King Cole…
Never let me go. Le “Ne me quitte pas” américain, chanté superbement par Shirley Horne ou Nancy Wilson. Mais c’est un autre pianiste de génie, Bill Evans, qui me séduit avec sa longue version en solo de cette ballade écrite pour Hollywood. Près d’un quart d’heure de rêve et de nostalgie
Giant Steps. Une composition de John Coltrane reprise par les virtuoses du piano. Peut-on jouer différemment ce standard, ou même le chanter ? Oui, et c’est l’imprévisible et géniale Betty Carter qui le fait, lors d’un concert à Hambourg en 1993, visible sur Youtube. Sa voix comme un instrument. Dix minutes envoûtantes d’improvisation et de scat, avec Geri Allen au piano. Wow !
Just friends. De Charlie Parker à Martial Solal, ils ont tous joué cette entraînante mélodie des années 1930. Une version un peu originale ? Celle de Chet Baker et Stan Getz en 1983 à Stockholm ? Non, plutôt un arrangement ébouriffant du Big Band de la WDR allemande en 2000 (YouTube), avec une superbe intro au piano de Frank Chastenier et un vigoureux solo de James Moody.
Summertime. Un standard absolu, adapté de George Gershwin (Porgy and Bess), mais souvent repris de manière compassée et grandiloquente, dans le sillage de Paul Robeson. Heureusement, l’ami Albert Ayler a revisité avec bonheur cette mélodie, qu’il a déconstruite dans son style bien particulier. Un enchantement pour les amateurs de jazz sans concession.
La vie en rose. Cette chanson d’Edith Piaf est devenue standard quand Louis Armstrong l’a jouée au début des années 1950. Elle a ronronné jusqu’à ce que Richard Galliano et Wynton Marsalis en présentent une version intéressante en 2009 à Marciac. Richard Galliano, c’est quand même mieux que Richard Clayderman (lui aussi joue La vie en rose …).
Midnight Sun. Le soleil de minuit ne se couchera jamais sur ce grand standard de Lionel Hampton et Johnny Mercer, surtout quand il est chanté par Sarah Vaughan. L’indolente « Divine », celle qui chantait comme si de rien était, était au sommet de son art dans la meilleure interprétation jamais réalisée de ce titre – en 1978 avec Oscar Peterson et Joe Pass. Sorry, Ella….
Golden Lady. Une des grandes compositions de Stevie Wonder, adoptée par le jazz. J’hésite ici entre la superbe version d’Abbey Lincoln accompagnée d’Archie Shepp et une interprétation plus intimiste du pianiste Robert Glasper, accompagné seulement d’un contrebassiste, visible sur YouTube. Un bijou d’improvisation en toute décontraction.
The end of a love affair. Un dernier titre en hommage à celui qui vient de nous quitter. Didier Lockwood aux côtés de Dee Dee Bridgewater : c’est ma version préférée de ce standard plein d’ironie et de mélancolie, parfait écrin pour un violoniste sans pareil, trop tôt disparu. La fin d’une histoire d’amour…
Gilbert Grellet
Satin Doll - Terry Callier - I just can’t help myself ( 1998 - MCA)
The Gipsy – Archie Shepp – Choodly Choodly (2002 – Azzurra Music)
April in Paris – Kurt Elling – The Messenger (1997 – Blue Note)
A new body and soul – Kurt Elling – Nightmoves (2007 – Concord)
My foolish heart – Chet Baker/Michel Graillier – Live and rare (2011 – Master Classics Records)
Tea for two - Erroll Garner - Turin Concert (Remastered 2007 – Gambit)-
Poinciana – Keith Jarrett – Whisper not (2000 – ECM)
Never let me go – Bill Evans – Alone (1968 – Verve)
Giant Steps – Betty Carter – 1993 Youtube
Just friends – Big Band WDR – 2000 Youtube
Summertime –Albert Ayler – My name is Albert Ayler (1964 - Debut )
La vie en rose – Richard Galliano/Wynton Marsalis – From Billie Holiday to Edith Piaf: Live in Marciac (2010 – Futur Acoustic)
Midnight Sun – Sarah Vaughan – How long has this been going on? (1978 - Pablo Records)
Golden Lady – Abbey Lincoln – Painted Lady (1995 - ITM)
Golden Lady – Robert Glasper – 2013 Youtube
The end of a love affair – Didier Lockwood/ Dee Dee Bridgewater – For Stéphane (2008 – Ames Production/Frémeaux et Associés)