In & Out
Martial Solal- Bernard Lubat
Un film de Thierry Augé
DVD La Huit Edition/ Orkhestra
www.lahuit.com
Concert du 24 janvier 2014 au Festival Sons d’Hiver (113 mn)
Un dispositif original nous permet d’assister à un concert enregistré à Sons d’hiver en 2014, où se font face sur deux pianos, deux géants du jazz, le pianiste Martial Solal et le batteur multi-instrumentiste Bernard Lubat. Mais plus passionnant encore que de les entendre jouer en direct, est de les observer commenter leur propre jeu qu’ils visionnent sur un écran, chez eux : un difficile exercice d’analyse de ce qu’ils donnent à voir, en concert solo.
Car les deux jazzmen ne joueront pas ensemble, Solal interprétant ses propres compositions et Lubat improvisant à son ordinaire avec force démonstration. Aurait-il été possible de les faire jouer de concert, tant ils diffèrent sur tous les plans ? Et pourtant c’est du jazz dont il est question pendant ce film, c’est à une leçon de jazz que l’on assiste, différente de celles données par Antoine Hervé mais ô combien instructive.
La part belle est donnée à Martial Solal, l’homme au complet gris, qui raisonne en orchestrateur et expose sa façon de travailler avec humour et intelligence. Si «écouter sa musique prend du temps, éloignant ainsi beaucoup d’auditeurs», il explique d’abord qu’il refuse de montrer du «feeling», mais tente de raconter «une histoire cohérente, même débridée». Il développe de façon pédagogique les multiples facettes de l’improvisation, invention dans l’instant, en relation avec une idée ou un thème, ou création d’une trame harmonique sans rapport avec le thème. Il donne ainsi une clé précieuse : la réharmonisation permet de se réapproprier un thème tout en le changeant complètement, si on multiplie, par exemple, la vitesse d’exécution des notes tout en gardant le tempo. Et il montre avec « Zag Zig », une de ses compositions farfelues, comment la rythmique change la donne, se régalant de perdre l’auditeur avant de le récupérer. Intéressant aussi sa façon de montrer l’indépendance des 2 mains, la droite improvisant alors que la gauche continue les exercices de façon automatique. Sur le célèbre «I got rhythm», il révèle de façon lumineuse comment la mise en place des notes par rapport au tempo entraîne ou non le swing.
Son exposé est impressionnant de clarté, résumant ainsi l’expérience de sa longue vie sur un tabouret, au service de la musique et du jazz en particulier.
Changement radical avec l’entrée en scène de Bernard Lubat, rigolant et toujours contestataire « Choisissez vos cavaliers ». Il mouline de l’air, citant à son habitude les auteurs, Wilde, ou Aragon « On ne joue bien que contre ». Il manifeste sans doute un peu d’appréhension dans cet exercice où, fatalement, on va le comparer à Solal et « il se sent novice »…Difficile avec ce remarquable histrion, ce bateleur fou de déceler le vrai du faux, puisqu’il pratique le « mentir-vrai ». Ainsi il dit avoir du mal avec les mélodies et pourtant il nous en livre aussitôt quelques-unes avec superbe : ses mains s’élancent sur le clavier, ça swingue, boppe et joue évidemment. En le regardant marteler les touches, on comprend aussi que ce qui le travaille, et qu’il travaille depuis toujours, c’est le tambour qui marque la narration temporelle.
Voilà donc un double portrait mis en image qui devrait parler à ceux qui aiment le jazz. Deux figures essentielles de cette musique qui lui ont consacré leur vie, avec talent.
Sophie Chambon