Dans la profusion automnale de parutions, ce disque était à remarquer, et à plus d'un titre : d'abord parce que ce groupe régulier, peu enclin à multiplier les enregistrements, frappe par la qualité de sa musique, dans le format (abondamment illustré dans les années 50 à 70) du trio orgue-guitare-batterie ; et aussi parce que c'est une nouvelle occasion d'entendre à l'orgue l'un des pianistes les plus originaux des deux décennies écoulées, hélas mal connu et reconnu, en dépit de ses très grandes qualités.
Les compositions sont signées par le guitariste et le pianiste, et c'est ce dernier qui ouvre le CD avec une sorte de choral justement intitulé Vieille Europe, qui respire la nostalgie des marches harmoniques de la musique sacrée des siècles passés telle que la chérissait le Vieux Continent. Après une intro de batterie qui installe le balancement, pour planter le décor, l'orgue pose des accords très ecclésiaux et la guitare, gommant les attaques, surgit comme une pure vocalité. Évidemment cela tourne immédiatement plein jazz, mais avec cette forme de lyrisme élaboré qui échappe aux clichés. Le son de l'orgue ne renie pas la tradition du genre, mais l'entraîne volontiers vers d'autres horizons, comme le fit naguère Larry Young. Pour le thème suivant le guitariste, signataire de la composition, s'offre une intro qui respire le cheminement sinueux des standards, avant un exposé en trio qui explore des intervalles peu convenus, comme aimait à le faire Thelonious Monk : et l'on débouche sur un blues tourmenté qui ne lésine pas sur les altérations. Bref il y a de la (très bonne) musique à écouter, suivre et vivre dans l'intensité de l'instant. Le thème qui lui succède, encore signé par Antoine Polin, résonne comme un clin d'œil dissonant aux Nuages de Django Reinhardt. Et ainsi de suite. Cette musique, pratiquée dans une instrumentation canonique, se garde bien de l'enfermement dans les codes, codes qu'elle traite, à distance, avec la liberté qui sied au geste artistique. Bref, si vous êtes curieux de savoir ce que l'on peut, encore aujourd'hui, extraire de cette formule instrumentale adoubée par l'histoire, tendez l'oreille !
Nouvelle aventure ou aventure qui se poursuit pour Pascal Charrier qui présente avec ce Spring Party sorti chez Neuklang records, un nouvel et excitant répertoire? Formation en évolution continuelle, créée en 2004 sous forme de quintet http://lesdnj.over-blog.com/article-kami-quintet-human-spirals-102849717.html
par le guitariste Pascal Charrier, Kami est devenu octet et s'est donc étoffé avec des solistes venus enrichir la palette sonore. Les climats voulus par le compositeur, les thèmes choisis voient dominer orchestration et direction d'ensemble. Kami , c'est moi, mon ressenti, ma pensée politique , mon histoire. Si Kami a suivi un certain chemin en quatorze ans, la marche est au centre des préoccupations actuelles de son auteur qui lie l'écriture musicale à une pensée politique et poétique. L'image de la pochette prend alors sens, s'anime de pieds en action qui marchent sur des galets tout en étant frôlés, caressés de papillons. Exils, migrations, quête désirée ou forcée d'un "ailleurs", tel est le fil conducteur de cet album pour nouvelle formation. Une marche répétitive qui conduit à la transe, un parcours transitoire qui correspond aux mouvements amples, amplifiés, soulignés par la voix, les cris "qui apportent de l'air" de Christine Bertochi, instrumentiste à part entière. On ressent très bien la force qui décline, l'épuisement des corps dans ces envolées lyriques et dures de l'orchestre dans le justement nommé "la marche". Un son massif, lourd et rageur qui peut aussi se faire léger, aérien au sein d'un même titre, comme dans ce "spring party" qui fonce droit vers le drame avec un sens du mystère qui transmet excitation et frissons... Tous les musiciens partagent un beau sens du collectif : on apprécie les interventions solistes très équilibrées, "essentielles" et jamais solitaires des trombone, clarinette et sax alto, au cœur de cette construction sonore; le piano subtil est toujours bienvenu pour créer une tension frémissante dans cette narration, la rythmique s'adaptant finement selon le climat voulu de profondeur, densité. Le leader ne se taille pas la part du lion mais ses interventions soulignent les effets recherchés de jeux sur les timbres et les couleurs créant des tableaux sonores différents pour chaque titre. Le dernier "Fleurs" en bonus, va nous laisser une impression décisive. Saluons une réelle réussite dû au travail abouti du compositeur et au choix d'une belle équipe qui joue un jazz actuel, vif et brillant. ( A noter que Fred Maurin est de la partie, en coulisse).
« La beauté Bud Powell » - Jean-Baptiste FICHET Ed. Bartllat 2017 204 p. 17€
Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. Un inconnu des milieux avisés du jazz, débarquant de nulle part nous livre un premier livre en forme d’hommage au pianiste Bud Powell. Un chant d’amour devrait t-on dire. Pas un ouvrage érudit qui aurait la vocation d’ouvrage des sachants, assommants à force d’encyclopédisme. Plutôt un livre qui aurait des allures et des styles d’Alain gerber ou de Marc-Edouard Nabe. Une vraie forme littéraire pour parler du pianiste de génie qui n’aura connu pour l’heure que deux ouvrages en langue française : le célèbre « Danse des Infidèles » de Françis Paudras et… celui-ci. Pas question avec Jean-Baptiste Fichet de parcourir exhaustivement le parcours discographique de Bud Powell mais plutôt de nous faire comprendre, la beauté Bud Powell dans une sorte d’exploration fascinée par le personnage autant que par le musicien. Pour autant Jean-Baptiste Fichet ne se livre pas à une hagiographie insipide mais fouille dans les différents aspects de la personnalité du pianiste dans un (dé)ordre qui refuse toute logique chronologique linéaire.Très bien écrit, ce petit ouvrage digresse, imagine et extrapole tout en restant très fidèle à ses sources et à la vérité trouble du maitre du be-bop qui traverse livre tel un fantôme tourmenté. Ne lui manque pourtant qu’une sélection discographique et peut être un crédit photo. Mais l’auteur nous livre pourtant des pistes, nous invite à la danse ( des infidèles), parvient à s’extraire des volumes bleutées qui enfumaient le superbe film de Bertrand Tavernier et vous invite à voir autrement le petit film qu’un réalisateur danois avait réalisé en 1963 sur le pianiste ( Stopforburd - Jørgen Leth -https://www.youtube.com/watch?v=WITCt7IHcEU). Le liens ne sont pas occultés. ceux qui unissent Bud Powell au maître Art Tatum et ses conviennes avec deux autres grands, Monk et le trop méconnu Elmo Hope. En lisant ce livre, bien sur transparaît l’amour de l’auteur pour son sujet. Il est évident et touchant. Il se pourrait bien alors être, au sujet de Bud Powell l’exact pendant du fameux livre que Laurent Dewilde avait consacré à son compère, Thélonious Monk. Ce qui n’est pas peu dire. Jean-Marc Gelin
Alexandra Grimal (saxophone ténor, voix, appeaux, composition), Sylvain Daniel (guitare basse), Éric Échampard (batterie)
Orléans, 2017
ONJ Records JF005 /l'autre distribution
Cette suite d'environ 55 minutes est une sorte d'opéra de poche pour trois musicien(ne)s, issu(e)s de l'Orchestre National de Jazz dirigé par Olivier Benoit. Elle avait été créée en avril 2016 dans le cadre du festival 'Jazz Or Jazz' d'Orléans, et commandée par la scène Nationale d'Orléans, dans les locaux de laquelle elle a été enregistrée l'année suivante pour ce disque (publié avec le concours du label MFA-Musique Française d'Aujord'hui). La forme générale mêle des espaces écrits et des plages improvisées, entre lesquels le tuilage se fait en une sorte de fondu-enchaîné. La voix d'Alexandra Grimal paraît être à la fois le déclencheur du discours et de la forme, tandis que les appeaux, les effets électroniques, et surtout le saxophone en seraient la substance matérielle, l'horizon concret où l'abstraction prend corps. Le dialogue entre les trois instrumentistes est primordial, même si le projet d'ensemble et le matériau composé sont l'apport de la saxophoniste-vocaliste-compositrice. C'est une sorte de glissement progressif vers un horizon mobile, présumé insaisissable, et que pourtant rejoint la cohérence de la forme en mouvement. Le(s) langage(s) est (sont) celui du jazz contemporain envisagé comme une forme de la musique dite contemporaine. Il suffit de saisir le fil : plus que de narration, il est ici question d'élan(s), de dérive(s), d'aventure perceptive et émotionnelle. Le titre Kankū fait référence à une figure d'art martial qui signifie 'contempler le ciel'. C'est à la fois un geste, une action, et une sorte de chemin de vie dont cette musique pourrait être l'expression, si exprimer était le but. Mais l'enjeu paraît autre : simplement susciter une forme inédite de la beauté ; une beauté faite de sérénité et de tension mêlées. En progressant vers le terme, on rencontre la mémoire d'un jazz libre, ouvert, pétri d'urgence et de références, qui se résoudra en une mélopée chromatique et tendue, jusqu'à un silence brutal. Et après 3 minutes et 33 secondes de ce silence mystérieux surgira la voix d'Alexandra Grimal, décrivant ce qu'est une supernova : en l'occurrence ce qui n'est déjà plus à l'instant où les yeux le découvrent. Beauté fugitive en somme, presque le projet d'un art idéal....
Gardé sous le coude durant plusieurs semaines après une première écoute, ce CD attendait que vinssent les mots pour dire ce que j'avais perçu, ressenti (compris ?) de ce solo absolu, livré dans le dépouillement le plus brut de la 'Salle des Nus' de l'École des Beaux-Arts de Rouen, dans le cadre du festival Jazz À Part. Un son relativement mat, pas de ces réverbérations exagérées pour planeries formatées : juste la pureté du son, dans sa rondeur essentielle, comme un défi. La première plage est comme un long poème (un poème de novembre qui peut rappeler à quelques amateurs de contrebasse certains poèmes de décembre....), où l'on chemine d'aspiration mélodique en foucades imprévues, mais toujours en parfaite maîtrise du son, du timbre, de la hauteur, de la matérialité constitutive de la musique dans ce qu'elle a de plus concret. On croit progresser par vagues successives, et c'est pourtant l'unité d'un mouvement qui nous porte, l'esprit d'un 'sujet improvisant' qui s'incarne dans l'épaisseur de l'objet musical, qui est cette vibration modulée, pour nous qui l'écoutons porteuse de sens : est-ce le sens qu'insuffle celui qui joue ? Là est le mystère de toute musique. Et l'on se laisse porter jusqu'au terme de la première séquence, à 26 minutes et 35 secondes, quand surviennent les applaudissements provisoirement conclusifs. C'est ensuite un pizzicato caracolant, qui se résoudra en procession mélodique, puis en percussions bruitistes, avant de livrer les secrets de l'archet. Et la troisième séquence, ouverte en majesté comme un mélodie médiévale, va se poursuivre en boucles obstinées jusqu'à la résolution finale. En bref, c'est une forme qui s'est donnée à entendre, pas à pas, mesure pour mesure, dans une sorte de rituel (celui du concert) où nous sommes invités, par l'effraction douce de l'enregistrement. Belle expérience, vraiment.
Glendale (Comté de Los Angeles), 18, 19 & 21 juin 1966
Fresh Sound Records FSR -CD 943 / Socadisc
Moins d'un mois après le disque « En direct du Blue Note », en trio (23-24 mai 1966), Martial Solal répondait à l'invitation de Ross Russell, producteur en 1946-47 des sessions californiennes de Charlie Parker, et qui publia au début des années 70 une biographie du saxophoniste. Rien de surprenant donc si les sessions font la part belle à Parker, dont Martial Solal revendique volontiers l'influence. Comme il l'écrit dans son autobiographie (Ma vie sur un tabouret, Actes Sud, 2008), évoquant le tout début des années 50 « Pour la plupart d'entre nous, jeunes musiciens français, il n'y avait aucun doute : ce style serait le nôtre. Nous ne jurions que par Parker et par ceux qui avaient enregistré avec lui ». Le répertoire de ce disque l'atteste : Parker (ses compositions, et les standards qu'il affectionnait), Gillespie, Monk, Bud Powell .... Le résultat musical est éblouissant : liberté de traitement, surprises à tout va, déboulé vertigineux des phrases et bifurcations inattendues ! SurEmbraceable You, comme le faisait Parker dans une des versions de 1947 pour le label Dial, Solal ne fait qu'effleurer le thème et musarde autour de Lover Man. Et sur l'ensemble des plages la liberté est au programme. La plupart des thèmes sont joués dans leur tonalité originelle, ce qui n'exclut naturellement pas les escapades extra-(ou poly)-tonales. L'enregistrement n'est pas parfait : du pleurage sur certaines plages, et ici ou là un diapason différent qui trahit une variation de vitesse de défilement. L'écouter sur une chaîne de très haute qualité, qui met ces défauts en relief, peut engendrer une légère frustration, mais pour l'avoir aussi écouté en voiture (au risque d'un manque de concentration sur la conduite ! ), je puis vous assurer que ces relatifs défauts n'altèrent en rien le plaisir de l'écoute. On peut donc remercier Jordi Pujol, de Fresh Sound, d'avoir exhumé ce joyau, d'autant qu'un autre volume s'annonce.
Tony Tixier (piano), Karl McComas-Reichl (contrebasse), Tommy Crane (batterie)
New York, 29-30 avril 2016
Whirlwind Recordings / Bertus
Cinq ans, déjà, que ce jeune pianiste français est parti s'établir aux U.S.A., à New York d'abord, et désormais en Californie. Sideman de haute volée (Wallace Roney, Christian Scott, Seamus Blake....), il poursuit également un itinéraire personnel, pour la seconde fois dans la configuration du trio, après des albums en solo, septette et quartette. Tonalité mélancolique sur la première plage, qui évoque le temps révolu de la petite enfance, comme sur la photo de couverture qui le montre dans les bras de sa mère. Mélancolie encore dans la deuxième, mais les couleurs harmoniques sont riches, les traits vifs et les phrases d'une belle diversité. Changement de climat à la plage suivante, avec une surprise : une version très personnelle, et mise au goût du jour, deTight Like This, conçu et immortalisé voici près d'un siècle par Louis Armstrong. C'est, dit-il, parce que sa grand mère aimait à chanter ce thème. Vient ensuite un titre à la fois rêveur et obsédant qui se développe en dialogue avec la basse et la batterie vers une fin en suspens. Après une échappée vive et volubile du côté du blues, un thème original, marqué par l'esprit des chansons du temps présent (mais enrichies de denses interactions entre les deux mains du pianiste), conduit à un standard inoxydable, Darn That Dream, exposé avec ce qu'il faut de tensions harmoniques exogènes pour revendiquer le refus de toute routine. Et le dialogue avec la basse dans l'improvisation prolonge ce léger dépaysement qui sied à toute incursion dans le champ des thèmes déjà balisés. Suit une composition originale qui virevolte, rythmiquement et harmoniquement, ouvrant ainsi un fécond espace de dialogue avec les partenaires du pianiste. Après une exploration brève et très fine des ressorts d'un tube de Stevie Wonder (Isn't She Lovely), Tony Tixier nous entraîne dans les méandres harmoniques de deux compositions personnelles qui vont conclure un album révélateur d'un indiscutable talent de leader, d'improvisateur et de pianiste : nul doute que Tony Tixier figure désormais dans la corporation (richement dotée et presque encombrée) des pianistes avec lesquels il faut compter, et ce d'une rive à l'autre de l'Atlantique.
Ron Miles (cnt), Bill Frisell (g), Jason Moran (p), Thoms Morgan (cb), Brian Blade (dms)
En cette toute fin d’année, c’est un véritable cadeau du ciel que de découvrir ce nouvel album de Ron Miles, même si ce dernier nous a habitué à accumuler autant de perles qu’il faut pour en faire un objet précieux du jazz. Il faut dire qu’à 54 ans le trompettiste a jour avec ce qui se fait de mieux sur la planète du jazz américain. Associé parfois à Joshua Redman, à Myra Melford, à Don Byron et j’en passe. Précieux et rare. Le trompettiste de Denver nous arrive en effet avec une formation aussi inédite que surprenante. Un quintet juste éblouissant, qui nécessitait, pour les réunir et les mettre en musique, un sacré talent d’écriture. Certes Ron Miles avait déjà joué avec Bill Frisell et Brian Blade. Mais mettre côte à côte le blues des hautes plaines de Bill Frisell et celui, destructuré et plus Monkien de Jason Moran, sur le papier n’allait effectivement pas de soi. Et au final Ron Miles nous livre une oeuvre pleine et totalement aboutie où l’écriture sublime tutoie les anges et les invite à une table autour de laquelle tout n’est que luxe, calme volupté… et harmonies. Ce qui n'est pas le moindre des paradoxes s'agissant d'un album politiquement teinté de révolte mais dans lequel Miles y affirme surtout son identité d'être humain.
Il y a dans la musique de Ron Miles, des espaces flottants, des rencontres aussi, des mélodies toujours diffusées avec grâce et intelligence et enfin l’empreinte d’un jazz qui vient de loin et d’hier. Le blues est toujours là, tapi quelque part entre deux renversements harmoniques. Mais ce blues-là porte avec lui des émotions humaines et une expressivité rare. Parce que, bien que cadrée dans une forme écrite, la musique de Ron Miles laisse beaucoup d’espaces à ses interprètes, elle parvient à nous faire entendre ce que l’on veut entendre. Abstract art. Et le voyage qu’il nous propose nous emmène loin. Là-haut. Jean-Marc Gelin
Voilà un petit livre dont la lecture est conseillée absolument quand on aime le jazz vif, les années soixante et ...John Coltrane. Un livre de "pochette", de 47 pages que publient les éditions Lenka Lente de Guillaume Belhomme. Il s'agit de l'une des dernières interviews de Coltrane réalisée par un fou de jazz, historien, chroniqueur, Frank Kofsky, qui allait devenir l'auteur d'ouvrages manifestes sur le jazz, la musique créative de l'époque. Eperdu d'admiration pour John Coltrane depuis sa découverte dans le Round about Midnight du groupe de Miles Davis en 1957, il s'attacha à le suivre, à garder un lien en essayant d'organiser des concerts au sein de l'université. Pendant l'été 1966, il interviewe des musiciens de jazz à New York et Coltrane figure en tête de sa liste. C'est ainsi que le 18 août 1966, faisant preuve d'une touchante disponibilité, le saxophoniste favorisa la rencontre, à l'arrière de sa voiture, sur le parking d'un supermarché, avant de raccompagner Kofsky à la gare et d'attendre avec lui son train pour Manhattan.
Une conversation passionnante qui alla bien au-delà de la seule musique de jazz et de la New thing. Kofsky insiste sur l'humilité et la sincérité de l'engagement de John Coltrane qui reliait la musique à une autre dimension, essentielle. "La musique est un instrument qui peut amener les gens à penser différemment." Cet échange restitue le contexte social et politique d'une Amérique raciste qui s'enlise au Vietnam. Et pourtant le monde change, quelle créativité dans cette avant-garde musicale à laquelle Coltrane participe, presque malgré lui, tant il est alors absorbé, encore et toujours, par sa musique, expression de tous les enjeux. Kofsky, un pur "socialiste" au sens américain du terme, a une idée très précise de l'histoire en marche et ses questions orientées ( la réception et l'exploitation d'une musique noire par les Blancs, les différences d'approche en Europe...) ramènent toujours le musicien vers ce jazz en ébullition qui fait presque table rase de tout : pas étonnant que Kofsky ait ensuite écrit John Coltrane and The Jazz Revolution of the 1960s. Cette conversation, précieuse, permet à Coltrane d'évoquer ses recherches et expérimentations après Ascension, de préciser en quoi le passage au soprano, dont il avoue préférer la sonorité, a modifié jusqu'à sa façon de jouer du ténor. Il cherche à évoluer, même au prix de bouleversements, il s'est séparé d'Elvin Jones et de Mc Coy Tyner, il choisit de faire appel à plus de percussions et moins de piano, d'aller vers des systèmes musicaux extra-européens, de jouer avec d'autres groupes, dans d'autres contextes que les clubs, devenus inadaptés à une musique qui doit prendre le temps de se développer. L'énergie doit circuler et le musicien écouter jusqu'à l'intérieur de lui même, pratiquer sans cesse, chercher, quitte à s'arrêter s'il ne trouve plus ce qu'il faut jouer. Eternel insatisfait, Coltrane mourra moins d'un an après, en juillet 67, mais il aura transformé le jazz.
2017 aura été, ad nauseam, l'année des centenaires : un siècle de jazz, si l'on considère que l'histoire commence avec l'enregistrement de l'Original Dixieland Jazz Band, et multiples célébrations d'artistes nés en 1917, de Thelonious Monk à Ella Fitzgerald en passant par Dizzy Gillespie, avec aussi quelques oubliés d'importance, que l'on n'a guère célébrés : Tadd Dameron, Denzil Best, J.C. Heard, Lena Horne, Charlie Chavers, Buddy Rich, Robert Mavounzy....
Le chroniqueur avec son 33 tours 25cm original de Theolonious Monk (sic ! ), solo Paris 1954, acquis dans ses années lycéennes du milieu des sixties....
Thelonious Monk aura été le mieux servi, avec l'exhumation des séances enregistrées en 1959 pour le film Les Liaisons dangereuses 1960, de Roger Vadim : plages inédites au disque, alors que les contributions d'Art Blakey avaient été publiées à plusieurs reprises. Barney Wilen figurait dans les deux groupes, et la parution des plages de Monk est une belle entreprise, à laquelle a participé le regretté Alain Tercinet, disparu au début de l'été dernier. Et même si Charlie Rouse ne joue pas toujours très juste, c'est un beau cadeau fait aux amateurs (chronique de Jean-Louis Lemarchand ( http://lesdnj.over-blog.com/2017/06/thelonious-monk-les-liaisons-dangereuses-1960.html ). Monk encore, avec la réédition augmentée du célèbre solo de 1954 pour Vogue, avec des inédits, à nouveau l'irremplaçable contribution de Daniel Richard, le coup de main d'Alain Tercinet là encore, et un texte éclairant de Laurent de Wilde (Th. Monk « Piano solo, Paris 1945, The centennial edition », Legacy Jazz Connoisseur / Sony music). Laurent de Wilde que l'on retrouve au piano et en trio dans une célébration du pianiste (chronique de J.L. Lemarchand http://lesdnj.over-blog.com/2017/10/laurent-de-wilde.new-monk-trio.html ). Autre célébration, celle réalisée par le saxophoniste Xavier Richardeau (chronique de J.L. Lemarchand à nouveau http://lesdnj.over-blog.com/2017/11/boo-boo-s-birthday.xavier-richardeau-plays-monk.html ), et celle du jeune prodige dont tout le monde s'émerveille : Joe Alexander (« Joe.Monk.Live ! », Motéma/pias) : enregistré en concert au Lincoln Center, ce disque est une approche très personnelle et plutôt mature d'un répertoire périlleux. On peut conclure le chapitre du Moine sphérique avec un inédit de concert, « Live in Rotterdam 1967 » (Fondamenta-Lost Recordings/Sony music). Inédit ? Pas totalement, car des plages figuraient sur une édition plutôt pirate en vinyle. C'est le début de la tournée de ce quartette augmenté en nonette (avec Clark Terry, Ray Copeland, Jimmy Cleveland, Phil Woods et Johnny Griffin) : on peut préférer (si on le trouve !) le disque enregistré à Paris six jours plus tard (Thelonious Monk Nonet « Live in Paris 1967 », Esoldun France's concert FCD 113), car là l'orchestre est vraiment rodé....
Après cette débauche de célébrations monkiennes, Dizzy Gillespie fait presque figure de parent pauvre, alors que sa contribution à la révolution du jazz dans les années 40 ne fut pas moindre. Heureusement une très belle anthologie en 3 CD signée Claude Carrière lui rend justice (chronique de Sophie Chambon http://lesdnj.over-blog.com/2017/11/claude-carriere-the-extravagant-mister-gillespie.html ). À quoi s'ajoute un inédit de concert « Live at Singer Concert Hall 1973 » (Fondamenta-Lost Recordings/Sony music), enregistré au festival de Laren, aux Pays-Bas. Inédit, assurément, plaisant, avec présentation par le leader dans un registre d'humour décalé, ambiance caribéenne, et quelques beaux moments, dont un thème dédié à Martin Luther King, et un blues avec en invité John Faddis. Mais on n'est pas au niveau du Gillespie des années suivantes sous le label Pablo : duo avec Oscar Peterson, grands concerts de Montreux, etc....
On ne peut évidemment clore ces centenaires 2017 sans évoquer Ella Fitzgerald, avec un coffret de 5 CD recensé par J.L. Lemarchand ( http://lesdnj.over-blog.com/2017/04/100-titres-pour-le-centenaire-d-ella.html ) et une belle surprise, « Live at the Concertgebouw 1961 » (Fondamenta-Lost Recordings/Sony music), enregistré la veille du concert de Berlin 1961 (« Ella Returns to Berlin ») qui donnait la réplique à celui, légendaire, de 1960 (« Mack the Knife, Ella in Berlin »). Ce n'est pas un inédit mais c'est une édition avec un traitement du son particulièrement soigné. Ella fait preuve d'une grande liberté dans ses improvisations, elle se trompe sur Mr Paganini et s'en sort par une pirouette, et si le Mack the Knife ne fait pas oublier celui de Berlin l'année précédente, le Saint Louis Blues est d'anthologie. On ferme donc le registre du centenaire, en se disant que l'année aura réservé quelques belles résurrections.