UNITRIO ARGENTIERI/BOREY/TISSOT PICASSO Freshsound New Talent www.unitrio.ch
Picasso n'en finira jamais de faire parler de lui, à voir le nombre d'expositions qui continuent à lui être consacrées en France, à Paris bien entendu mais aussi en province. J'en veux pour exemple l'hommage du peintre colombien Botéro à la Fondation de l'hôtel de Caumont d'Aix en Provence où figurent deux des tableaux qui ont inspiré la musique de cet album, Massacre en Corée de 1951 et L'Acrobate 1930, les deux toiles provenant du Musée Picasso de Paris. Les musiciens s'y sont mis aussi mais l'Unitrio franco-suisse n'est pas le premier puisque le grand saxophoniste Coleman Hawkins a donné à l'un de ses plus beaux solos le nom du peintre. C 'était en 1948.... Nos trois compères ont décidé, lors d'une tournée, d'écrire des compositions sur le travail d'un artiste d'une autre discipline. Ils ont ainsi choisi de "se sortir de la zone de confort", de se frotter au génial Espagnol, de se balader au coeur de la musique en ayant sous les yeux une oeuvre de Picasso qui leur servirait de matrice.... Une fois le choix du peintre décidé, encore fallait-il se décider sur les partitions. Vaste et infini programme vu la fécondité picassienne. L'album est sorti sur le label de Jordi Pujol, Fresh Sound New Talent, à défaut des Picasso records de Norman Granz! Damien Argentieri à l'orgue Hammond, Frédéric Borey au sax ténor et Alain Tissot à la batterie sont tombés d'accord pour constituer deux suites tripartites sur le même thème pictural : Buste de Femme (1943) et Femmes d'Alger d'après Delacroix (1955). Alain Tissot a choisi La nouvelle ronde de la jeunesse de 1961, très singulière, dessinée aux crayons de couleur dont on ne sait où elle se trouve! Frédéric Borey a choisi pour sa part l'Acrobate et Damien Argentieri Massacres en Corée. Il est difficile de distinguer les différences de composition même si les rythmes, les styles changent, d'une ballade sensible que survole un ténor velouté à une chansonnette plus heurtée. L'unité du trio est évidente. Les musiciens sont complices et savent se jouer les uns des autres, changer de rôle, toujours attentifs à la cohésion de l'ensemble. Si Picasso les a inspirés, ils sont parvenus à l'illustrer en quelque sorte, à rendre une forme sonore avec leurs propres couleurs, issues d'une palette commune. Et puis, l'une des astuces de ce projet qui unit finement peinture et musiques, est de présenter des concerts du trio lors de futures expositions : superbe idée car entendre de la musique au musée est l'une des plus formidables expériences sensorielles. L'oeil écoute et entend bien, on le sait depuis Claudel...
C'est une sorte de jeu à contraintes, comme la musique, et plus largement les arts, peuvent en susciter. C'est une histoire vieille comme l'histoire de l'art. Quand Bach s'emparait d'un petit thème du roi Frédéric II pour le magnifier en Offrande musicale, c'était une sorte de jeu à contrainte, avec le résultat génial que l'on sait. Ce détour n'est pas là pour voir en Stéphane Payen l'égal de Bach, mais simplement pour rappeler qu'en art la contrainte peut être l'un des ressorts de la créativité, et un générateur d'espaces de liberté insoupçonnés. Le matériau, ce sont des compositions de Lee Morgan, issues de quelques-uns de ses disques Blue Note des années 60 : « The Sidewinder », « Search for the New Land », « The Rumproller », « Cornbread », « The Procrastinator ». Beaucoup de thèmes bâtis sur des structures (élargies) de blues, souvent joués dans leur tonalité originelle, parfois transposés (voire agrémentés d'escapades polytonales), parfois exposés dans leur intégrité, souvent déconstruits (et reconstruits) avec une passion amoureuse et créative. S'intercalent des compositions originales (signées par le leader, mais aussi par les membres du groupe, parfois très brèves, et parfois très développées), qui peuvent apparaître soit comme la clé d'interprétation, soit comme la trace de l'inspiration ; et aussi comme autant de dérives suscitées par les thèmes choisis. Comme toujours avec Stéphane Payen (et aussi avec ses comparses, le guitariste et le batteur du groupe Thôt, partenaires depuis deux décennies, ainsi que les membres du trio Journal intime), c'est élaboré, et très libre, dans le même geste. C'est passionnant, surtout si l'on multiplie les écoutes, de surcroît en revenant vers les originaux de Lee Morgan. Ce fut pour moi l'occasion de me replonger dans des disques du trompettiste qui pour certains n'avaient pas quitté les rayons de ma discothèque depuis des années. En prime une plage, non mentionnée sur la pochette, où l'improvisation se débride avec gourmandise. Cela nous change des relectures-prétextes dont l'époque est prodigue. Pour toutes ces raisons, et notamment pour cette occasion rare de savoir, dès la première écoute d'un disque, que l'on y reviendra, et avec plaisir, à tous les membres du sextette je dis : merci !
Xavier Prévost
Le groupe jouera le mercredi 13 décembre à Paris, au Studio de l'Ermitage
Jean-Marc Foltz (clarinette, clarinette basse), Philippe Mouratoglou (guitares)
invité : Ramon Lopez (batterie)
Pernes-les-Fontaines, printemps 2017
Vision Fugitive VF 313014 / l'autre distribution
Bâtir un programme sur l'évocation d'un recueil de nouvelles de Jim Harrison (publié en français sous le titre de Légendes d'automne, Robert Laffont, 1981) : selon la doxa de la vie artistique ordinaire, on appellerait ça un 'projet'. Il s'agit ici de tout autre chose : construire librement un imaginaire musical sur un univers littéraire nourri des grands horizons nord-américains, avec tout ce qu'ils suggèrent d'ouverture et de décalage. Les deux comparses n'en sont pas à leur coup d'essai : après un premier disque autour du presque légendaire Robert Johnson, les voici improvisant sous l'emprise d'une certaine perception de l'espace (géographique, sonore, fantasmatique....), et d'un grand désir de liberté. Leur degré de connivence est extrême, forgé par des expériences antérieures autant que par la communauté que constitue ce label, qui les associe à Philippe Ghielmetti, et qui est une sorte d'incubateur artistique. Rumeur folk, ombre du blues, mémoire des musiques européennes aux temps oubliés du luth, tout un monde lointain surgit, ou resurgit, affleure à nos consciences auditrices, et nous embarque dans ce voyage où l'inconnu se fera guide. Invité sur quatre plages, Ramon Lopez nous accompagne, en percussionniste plus qu'en batteur, et nous avançons, pas après pas, émoi après émoi, vers un horizon qui se dérobe en de nouvelles promesses. Un beau texte de Gilles Tordjman, et un riche livret graphique dessiné-peint par Emmanuel Guibert sont nos compagnons d'un voyage que nous n'oublierons pas. Et par le disque cette magie s'offre à nous, comme renaissante à l'envi.
Miles Davis sur scène à Pleyel le 3 novembre 1969 saisi dans un faisceau de lumière : la photo de Guy Le Querrec est devenue une image-icône. Elle figurait déjà dans « Jazz de J à ZZ, ouvrage publié en 1996, avec 389 autres photos d’un photographe fan et féru de jazz (Editions Marval).
« Je m’efforçais d’anticiper ses déplacements, et c’est ainsi que je me retrouvai juste au bon endroit au bon moment lorsqu’il s’immobilisa dans un faisceau de lumière émanant du plancher, qui l’éclairait en contre-plongée et projetait son ombre sur le rideau des coulisses, se souvient Guy Le Querrec.. Miles passa ainsi sans transition de la lumière brutale et uniforme du milieu de scène à un éclairage sculptural sophistiqué qui faisait ressortir son étrange et fascinante beauté et soulignait la profondeur de son regard - qualités qui caractérisent aussi sa musique.» Pour célébrer ses 70 ans l’agence Magnum Photos, où Guy Le Querrec est entré en 1976, dispose d’un espace éphémère au Bon Marché. C’est là que samedi 9 décembre (à partir de 16 h) le photographe présentera et dédicacera la planche-contact comprenant l’instantané-culte et d’autres photos prises lors de ce concert du Festival de Paris, organisé par André Francis : on reconnaît ainsi les quatre autres membres du groupe de Miles (Wayne Shorter, Jack DeJohnette, Dave Holland et Chick Corea) et les quatre musiciens de la formation de Cecil Taylor programmé le soir même, Sam Rivers et Jimmy Lyons, Andrew Cyrille. Jean-Louis Lemarchand Guy Le Querrec au Pop’UP Magnum Photos au Bon Marché, samedi 9 décembre à partir de 16h00 au 1er étage de la Galerie Imaginaire du Bon Marché (24 rue de Sèvres – 75007 Paris). La planche contact est vendue 330€ TTC non encadrée et 380€ encadrée (cadre blanc uniquement) TTC.
Ils ne sont que trois (sax ténor, guitare, batterie) et cela suffit au bonheur de l’auditeur : cet album improvisé sur le vif et produit par 3 chiens doux (allez donc savoir... le mystère des titres) en 2015 représente sans doute un courant de la musique actuelle que nous aimons à découvrir. Cette musique a tout pour réconcilier (si besoin était) avec la complexité des sons et rythmes libres. On se laisse bien volontiers entraîner dans cette déferlante de 11 plus ou moins petites pièces canines, pas toujours faciles « robot dog », « crazy dog », « arctic dog » ( mon préféré et ce, dès la première écoute)….ainsi de suite, ils ont même osé « hot dog »…mais pas « white dog », ceci dit.
On se laisse embarquer dans cette expédition vers des terres non défrichées encore complètement. Ce n’est pas la destination qui compte mais le voyage : les sons, les textures se marient doucement dans des mélopées sourdes, lancinantes. Ou des éclats de free sons, des embardées quand même maîtrisées, où se joue l’instant et le ressenti. Immédiat. Un récital d’improvisations colorées, tantôt fougueuses, tantôt délicatement impressionnistes.
Si mon oreille va chercher et se laisse charmer par le son du saxophone du ténor (ici) Julien Soro que je ne vous présente plus, car il joue (comme ses petits camarades dans une tripotée de groupes), je suis aussi sensible aux interventions moins éclatantes mais tout autant soutenues du guitariste Paul Jarret. Quant au drumming intense et doux d’Ariel Teissier, il imprime une tension constante à cette musique de virtuoses qui ne mettent pas tant en avant une formidable maîtrise de l’instrument qu’un sens poétique incontestable et pourtant éphémère.
Jazz Xavier Richardeau, saxophone baryton et ténor, clarinette, Laurent Courthaliac, piano, Thomas Bramerie, basse, Romain Sarron, batterie, Véronique Hermann Sambin voix. 20-21 février 2017. Studio de Meudon. Jazz Family/Socadisc.
L’année Monk n’est pas finie et c’est tant mieux. Les fans ont déjà pu se rafraichir les idées (et les oreilles) avec le trio de Laurent de Wilde (et de ses brillants comparses, Jérôme Regard, basse et Donald Kontomanou, batterie) et revenir aux sources mêmes de Thelonious grâce à la réédition de ses enregistrements parisiens de 1954. L’hommage que rend le saxophoniste Xavier Richardeau vient nous rappeler que le grand-prêtre du bop aura aimé dialoguer avec des praticiens du ténor (Rouse, le fidèle, Coltrane, Griffin) et plus rarement du baryton (on se souvient du duo avec Mulligan en 1957). Baryton qui mène sereinement son chemin sur la scène hexagonale, Richardeau démontre ici qu’il peut aussi manier le ténor et même la clarinette. Il a choisi la voie du respect pour proposer une sélection de titres emblématiques de Monk, avec deux versions de l’inoxydable Round Midnight, offrant la possibilité de s’exprimer de belle manière à la (trop méconnue) chanteuse Véronique Hermann-Sambin. Les autres contributeurs sont également à féliciter, que ce soit le pianiste Laurent Courthaliac (habitué du répertoire de Monk) ou la rythmique (Thomas Bramerie et Romain Sarron). Jean-Louis Lemarchand Xavier Richardeau présentera son album avec son groupe les 2 et 3 décembre au Duc des Lombards (75001).
Leur première rencontre a donné lieu à un livre « Le Roi René » (Editions Odile Jacob, 2016). Un an plus tard, René Urtreger et Agnès Desarthe se sont retrouvés en studio. Après l’écrit, et le récit d’une vie de roman, l’oral où l’écrivaine prête sa voix au pianiste légendaire. L’entente s’avère naturelle, l’exercice séduit par sa spontanéité. « C’était un bonheur », confie René Urtreger. « Chacun sait où l’autre est, René dans la musique, moi dans les mots », souligne Agnès Desarthe. Cette écoute réciproque s’entend dans un album « Premier rendez-vous » où le jazz a toute sa place entre standards (Gershwin, Cole Porter, Bud Powell) chansons françaises, compositions des deux comparses, avec la complicité de musiciens de premier plan (Géraldine Laurent, Pierre Boussaguet, Simon Goubert, Alexis Lograda). Entretien en toute liberté et décontraction.
Les DNJ : Avec ce duo, vous prenez un nouveau risque, à l’oral après l’écrit ? René Urtreger : Oui le risque de recevoir une volée de tout ce que l’on veut , des épluchures …(rires) . Agnès Desarthe : René est un homme qui prend des risques depuis qu’il est né. Il y a une très belle phrase de Virginia Woolf qui m’a toujours guidée dans tout ce que je fais : « à quoi bon écrire si on ne se rend pas ridicule ». On peut élargir la formule : « A quoi bon créer si on ne se rend pas ridicule ». En acceptant le risque, en allant au-delà de la convention, un tout petit peu au-delà de ce que l’on sait faire de ce que l’on a l’habitude de faire. Sinon ce n’est pas de la création.
DNJ : Comment s’est établie cette relation entre le jazzman et l’écrivaine qui se concrétise par un disque ? RU : Ce n’était pas du tout prévu au départ. Dans les entretiens qui ont conduit à la confection du livre, Agnès avait exigé la présence d’un piano. Je pianotais, le répertoire était très varié. Agnès a commencé à chantonner. Petit à petit, je l’ai vue s’affirmer, faire des progrès. L’idée est alors venue de faire un disque qui s’est concrétisée quand on a rencontré Vincent Mahey, un homme de prises de risques. AD : Il n’était absolument pas question de faire un disque. René m’a donné deux conseils :
ferme les yeux et écoute. Il m’a fait une remarque qui m’a beaucoup donné confiance par la suite, il m’a dit, je n’avais pas remarqué les paroles de cette chanson. Quand je chantais, il écoutait ce que je disais. Je m’intéressais au texte quand je chantais. Je me suis dit : si je peux raconter une histoire à ce musicien qui a entendu cette chanson dix mille fois, cent mille fois.
DNJ : S’attaquer à Body & Soul, c’est en quelque sorte l’Everest pour un chanteur ?
AD : L’avantage du novice, c’est qu’il ne sait pas à quoi il s’attaque. Pour moi il y a Au clair de la lune, Il était une bergère, Body & Soul. (sourire) Quand j’aborde Body & Soul, je ne pense pas à telle ou telle chanteuse ou tel ou tel chanteur qui l’a interprété mais à l’esprit même de la chanson, l’histoire de l’âme et du corps. Qu’est ce que c’est que de donner, de son corps, de son âme ? Je raconte cette histoire-là. Et c’est cette façon d’aborder les choses qui a permis d’éviter ce déséquilibre entre nous, le grand musicien qui a une emprise-René n’est pas du tout comme cela- et l’autre qui est dans la révérence. RU : J’ai dit à Agnés, une fois : « écoute-moi, écoute le piano ». Je dis cela à toutes les chanteuses : « écoute les gens qui sont autour de toi » parce qu’il y a tellement de musiciens qui n’écoutent qu’eux-mêmes et c’est peut-être une part de trac. Alors que, prenez l’exemple de Miles Davis, et c’est ce qui fait sa grandeur ; ses silences, ses fameux silences, ils permettent à l’auditeur d’écouter tout ce qu’il y a autour. Il y a des moments où Miles pense qu’il doit s’interrompre car ce qu’il pourrait jouer ne sera pas mieux que ce qu’il y a autour de lui. C’est cette notion-là que j’ai exposée à Agnés.
DNJ : Vous avez laissé l’interprète s’exprimer avec toute sa fraîcheur ?
RU : Dans la musique de jazz, que je défends depuis fort longtemps, il y a quelque chose d’imparfait. Le jazz est parfaitement imparfait comme musique. Si l’on ne fait pas confiance aux gens, si l’on a peur du risque, de l’improvisation, si on a les jetons (sic), il vaut mieux faire autre chose, écrire note pour note. Si tout est écrit, ce n’est pas de la musique de jazz. Même dans des orchestrations de Kenton, Herman, et Basie encore plus il y avait la part écrite et la part de la liberté donnée à l’interprète qui allait prendre un solo. Cela pouvait être super bien ou pas bien. Il faut prendre ce risque-là.
DNJ : Le choix de la chanson « Le premier rendez-vous » c’est un clin d’œil à votre rencontre qui a mené à cette aventure artistique ?
AD : C’est René qui a eu l’idée. Il avait le souvenir de cette chanson (musique de René Sylviano, pseudonyme de Victor Caffot Sylvere et paroles de Louis Poterat) Premier Rendez-Vous, qu’interprétait Danielle Darrieux dans le film éponyme d’Henri Decoin en 1941. Pourquoi ne pas reprendre une chanson très française et en faire quelque chose de nouveau et lui donner une âme jazz ?.
RU : J’ai vu ce film à 8 ans. L’idée m’est venue de reprendre cette chanson qui était bien foutue (sic) harmoniquement, l’équivalent de Cole Porter ou Gershwin et de la moderniser avec des rythmes latinos et des harmonies « davisiennes ». Cette chanson est une merveille. J’aime la fragilité avec laquelle Agnès chante. cette chanson qu’elle connaissait à peine. J’aime le duo entre Géraldine (Laurent) au saxo et Alexis (Lograda) au violon et cette fin déchaînée qui n’a rien à voir avec l’esprit du début.
DNJ : Comment s’est effectué le choix des titres du disque ?
AD : On n’avait pas établi une liste. Chacun des musiciens a fait des propositions.
RU : Il n’y avait pas de plan précis. C’est parti comme cela. Pierre (Boussaguet) a eu l’idée de Bouncin with Bud, Géraldine Just One of Those Things. (pause) C’est un disque de jazz que l’on a fait. Propos recueillis par Jean-Louis Lemarchand
Premier rendez vous. René Urtreger-Agnès Desarthe. René Urtreger, piano, Agnès Desarthe, voix, Géraldine Laurent, saxophone alto, Pierre Boussaguet, basse, Simon Goubert, batterie, Alexis Lograda, violon. Studio Sextan-La Fonderie. réalisation Vincent Mahey. mai/juin 2017. Naïve En concert le mardi 5 décembre à 20 h 30 au New Morning (75010) à l’initiative du Sunset-Sunside avec la formation du disque, Jean-Philippe Viret remplaçant Pierre Boussaguet.
Diego Imbert (contrebasse), Enrico Pieranunzi (piano), André Ceccarelli (batterie), Pierre Bertrand (arrangements), Johann Renard & Caroline Bugala (violons), Grégoire Korniluk & Paul Colomb (violoncelles), Stéphane Chausse (clarinette), Anne-Cécile Cuniot (flûte), Ariane Bacquet (hautbois)
Meudon, 28 février, 1er mars & 26 avril 2017
Trebim Music TREBMUS 054 / l'autre distribution
Le vieux rêve, vif et persistant, du jazz avec cordes. D'autant plus vif, et légitime chez Diego Imbert, qu'il joue précisément d'un instrument à cordes. Et le fait qu'il joue majoritairement en pizzicato ne change rien à l'affaire. Très beau trio, celui du disque «Ménage à trois», publié l'an dernier. Avec cette fois le renfort de cordes et de bois, arrangés par Pierre Bertrand. Le sujet, le thème (plus qu'un prétexte!) c'est Charlie Haden, pour lequel Diego Imbert a une véritable passion, et avec qui Enrico Pieranunzi a joué (et enregistré) à maintes reprises. Le disque commence avec une mélodie emblématique du contrebassiste américain, First Song. Quatre mesures d'intro de cordes et bois, thème effleuré, écriture dense et soignée, puis vient la basse avec le thème, et l'orchestre qui tisse des liens plutôt subtils. Quand vient le piano en paraphrase sinueuse, les cordes surlignent les harmonies, avant que les bois ne libèrent quelques dissonances appuyées. Dans son solo, le piano s'évade de la contrainte mélodique avec superbe avant d'y revenir, en majesté. Dans la plage suivante, valse composée par Diego Imbert en hommage à Charlie Haden, et après un beau solo de basse, Stéphane Chausse sort du rang pour un solo de jazzman. Puis c'est le tour du pianiste d'apporter une composition, simplement intitulée Charlie Haden : la bien nommée, car elle repose sur une de ces marches harmoniques mesurées qu'affectionnait le dédicataire, avant une mélodie tout aussi fidèle à son esprit. Dans Liberation Suite (en 3 parties), de Diego Imbert, on peut apprécier la force de l'arrangement qui soutient le solo de basse (en fait, semble-t-il, les parties orchestrales ont été arrangées et enregistrées après l'enregistrement du trio). Vient ensuite, en trio, Nightfall, signé Haden, que Pieranunzi avait enregistré avec lui (et Paul Motian) en 2003. Puis, toujours en trio, un tango de Diego Imbert (Last Dance) et un thème de Lennie Tristano, avant une composition du leader où l'orchestre dialogue avec les solistes. Toujours en trio un standard des années 50, In the Wee Small Hours of the Morning, dont la mélodie mélancolique colle à l'univers de Haden : très réussi, mais avec une bizarrerie : à 2'27'', après une gamme ascendante, survient un accord sans attaque, comme si la souris (le temps des montages au ciseau est révolu....) avait dérapé. Pour conclure l'inoxydable Silence, que Pieranunzi avait enregistré avec Chet Baker, Charlie Haden et Billy Higgins en 1987. Les bois et les cordes sont de retour : exercice difficile, car le chemin harmonique est très balisé, les échappées périlleuses, et le bassiste et le pianiste convainquent sur ce thème plus que l'arrangeur. Mais au total c'est un beau disque, et un bel hommage.
Xavier Prévost
En concert, avec cordes et bois, le 29 novembre 2017 à Paris au Studio de l'Ermitage, et à la Grange au Lac d'Évian le 17 décembre
Artiste adoubé, récent lauréat In honorem de l’Académie Charles Cros (1), Fred Hersch a fait salle pleine au Sunside les 21 et 22 novembre (avec John Hébert, basse et Eric McPherson batterie). Des fans de toujours et des jeunes côtoyaient de nombreux pianistes (Manuel Rocheman, Stephan Oliva, Marc Benham, Fred Nardin…). A la fin d’une tournée européenne de trois semaines, le pianiste-compositeur s’est confié sur l’une de ses idoles, Thelonious Monk, la jeune génération, son état d’esprit et la musique française. Une rencontre qui éclaire sur une personnalité rare, musicien engagé sur scène et dans la société avec son combat, depuis trois décennies, au sein de la communauté gay dans la lutte contre le SIDA. Un engagement sur tous les fronts que Fred Hersch développe dans sa récente autobiographie « Good Things Happen Slowly. A Life in Out of Jazz » . Crown Archetype-Penguin Random House.2017.
Les DNJ: Vous avez consacré un album (The French Collection : Jazz Impressions of French Classics. Angel/EMI.1989) à des compositeurs tels que Ravel, Debussy, Satie, Fauré. Quelle était votre motivation ? Fred Hersch : Ravel a tellement écrit de musique pour piano. Et c’est drôle parce que j’ai cru comprendre qu’il n’était pas un grand pianiste et en fait il comprenait le piano aussi bien que Debussy. Pour moi, c’était en réalité un défi à relever que de m’attaquer à ces compositeurs. A l’époque, au milieu des années 80, c’était la grande mode de ce qu’ils appelaient le cross over dans l’industrie du disque. Aussi m’a-t-on demandé d’écrire des arrangements sur de la musique classique française. C’était un défi d’intégrer de l’improvisation dans ces arrangements et de réaliser une symbiose. Visiblement c’était réussi car on m’a demandé par la suite de réaliser le même exercice avec de la musique classique russe. “Interpréter Monk, pas l’imiter”
DNJ: Cette année, nous célébrons le 100 ème anniversaire de la naissance de Thelonious Monk, auquel vous avez dédié un disque (Fred Hersch Plays Monk. Nonesuch.1997) Comment peut-on aborder la musique de Monk ?
FH : Si vous voulez jouer la musique de Monk, vous devez l’interpréter, pas chercher à l’imiter. Si vous cherchez à l’imiter, c’est totalement vain car nous avons tous ses enregistrements et tout ce qu’il a composé-moins de 80 titres- tient dans un petit livre d’à peine 100 pages. Chacune de ses compositions a son propre monde. C’est un vrai défi de jouer sa musique. Je termine toujours mes concerts par un morceau de Monk, c’est une sorte de signature de mon programme. Même si son toucher et le mien sont très différents, je pense que j’honore ses compositions, en faisant passer sa musique par mon filtre personnel. J’aime Monk, je l’ai toujours aimé.
DNJ: En tant que professeur, quels conseils donneriez-vous à un jeune pianiste de jazz ?
FH : La musique, c’est le son et le rythme. Vous devez d’abord établir une relation avec l’instrument, c’est la première chose. La deuxième c’est de travailler réellement sur votre rythme. Et après, il y a l’interprétation et comment se servir du piano et communiquer avec les autres musiciens. Il y a un autre conseil que j’aime à donner : si vous voulez jouer du jazz, vous devez écouter beaucoup de jazz. De nombreux jeunes fréquentent les écoles de jazz et n’écoutent pas vraiment du jazz, ne plongent pas dans l’histoire de cette musique. Peut-être regardent-ils un peu.Youtube mais ils ne vont pas dans les clubs. Le jazz est un langage et vous devez le connaître, le pratiquer. Vous devez acquérir l’accent du jazz. Quand j’étais jeune, je passais mon temps dans les clubs à chercher des engagements, à jouer. Honnêtement, je ne sais pas si beaucoup de ces jeunes qui suivent des programmes de jazz dans les écoles aiment vraiment le jazz. L’objectif pour la plupart de ces jeunes c’est de jouer leur propre musique. A mon époque, vous appreniez un grand nombre de morceaux. Maintenant, cela change. Les jeunes musiciens dans leur majorité souhaitent devenir des compositeurs plutôt que des interprètes.
DNJ: Diriez-vous alors qu’un pianiste de 50 ans ou plus joue beaucoup mieux qu’un jeune de 25 ans ?
FH : :Je ne sais pas (rires). J’ai entendu de très jeunes pianistes qui sont très étonnants. Il existe de très grands talents dans la jeune génération. Mais il y aussi le facteur chance. Je connais quelques musiciens très talentueux qui ne font pas de belles carrières ….et des musiciens pas si brillants qui ont fait de très belles carrières. “Je suis beaucoup plus relax”
DNJ: Vous avez été gravement malade (ndlr: séro-positif depuis 30 ans, Fred Hersch, atteint d’une pneumonie, était resté plusieurs semaines dans le coma en 2008). Cette épreuve a –t-elle changé votre vie d’artiste ?
FH: Après ma maladie, je ne pouvais plus rien faire, ni manger, ni marcher, ni parler. Je ne savais pas absolument pas si je pourrais, et à quel niveau, retrouver mes capacités antérieures. Quand vous traversez ces expériences et dans mon cas quand vous avez été sur le point de mourir par deux fois, cela vous change. C’est difficile à dire exactement mais je peux vous assurer que je me sens mieux maintenant qu’avant ces épreuves. Je suis beaucoup plus relax mais j’ai dix ans de plus (sourires). J’ai 62 ans. Je n’ai plus rien à prouver à qui que ce soit. Je fais seulement ce que je fais. Je vois des pianistes qui font des choses que je ne sais pas faire et je dis simplement bravo. Je ne me sens pas dans une attitude de compétition. Je pense que j’ai un public, j’ai pas mal d’énergie, un merveilleux groupe depuis maintenant 8-9 ans. Oui, assurément, c’est tout bon pour moi.
DNJ: Vous ne pensez pas un moment vous arrêter de jouer et vivre en ermite comme Thelonious Monk ?
FH : Je ne vis pas comme un ermite. Je mène une vie normale, je dîne avec des amis, j’’écoute de la musique, ou pas, je regarde de temps en temps la télévision. Je ne me sens pas obligé de jouer chaque jour du piano. Je joue en me basant sur mon expérience. Si je suis dans de bonnes dispositions sur le plan physique et émotionnel, c’est parfait. En rentrant à New York, je prendrai quelques jours « off » et nous enregistrerons un nouveau disque avec John Hébert et Eric McPherson.
DNJ: Si vous deviez partir sur une île déserte quels disques de jazz prendriez-vous ?
FH :Je ne sais pas, des albums de Joni Mitchell, Sonny Rollins, Miles. Et puis du Bach
DNJ :… et parmi vos propres albums ?
FH : Mon meilleur album est toujours le dernier. (pause). Et le prochain (rires)
Propos recueillis par Jean-Louis Lemarchand On se rapportera à la récente chronique de Xavier Prévost sur le dernier album, en solo de Fred Hersch, Open Book (Palmetto).
Bruno Tocanne (batterie, percussions, direction artistique), Sophia Domancich (piano, piano électrique), Rémi Gaudillat (trompette, bugle), Antoine Läng (voix, effets électroniques, clavier)
Rochefort, 2-6 janvier 2017
Cristal Records CR 257 / Sony Music
Un album inspiré par « Rock Bottom » de Robert Wyatt, et un album réellement inspiré. Parfois 's'inspirer de', 'rendre hommage à', traduit justement le manque d'inspiration. Ici, rien de ces défaillances artistiques : au contraire. Comme l'écrivent conjointement, dans le livret, Sophia Domancich et Bruno Tocanne « L'univers de 'Rock Bottom' (...) a eu une influence déterminante sur nos différentes approches artistiques et intellectuelles », et cela se sent, au plus haut point. Magnifique recueillement, haute énergie, subtile mélancolie, et grande subtilité musicale, tout concourt à faire de cet hommage une œuvre à part entière. On entend tout à la fois le souvenir de ce rock-jazz progressif qui marqua ceux qui eurent 20 ou 30 ans au début des années 70, le goût d'un jazz libre et ouvert qui prévalait alors, le sens du décloisonnement d'époque qui tend à abolir des frontières trop pesantes, et surtout ce formidable lyrisme qui continue de prévaloir. Entre le drumming vivant et pulsatoire de Bruno Tocanne, le piano tellement inspiré de Sophia Domancich, la voix d'Antoine Läng, si justement à propos (sur les textes en anglais de John Greaves comme sur la prose bilingue de Marcel Kanche), et l'impressionnante expressivité de Rémi Gaudillat, le disque va son chemin sur le sentier de l'évocation vibrante. Les musiques sont signées par les membres du groupe et, après une longue plage instrumentale dans l'exacte convergence avec l'univers de référence, le disque se termine par une version de Sea Song d'une grâce habitée. Et l'on ne m'en voudra pas, je le crois (enfin, je l'espère) d'avoir en guise de coda une pensée pour l'Ami Jacques Mahieux, batteur-chanteur qui donnait, quand cela lui chantait, de si belles versions de Sea Song.