Simon Nabatov (piano), Cologne, mai 1995 ; (piano et effets électroniques), Cologne, juin 2013
Leo Records CD LR 780 (Orkhêstra)
Une expérience étonnante : rapprocher, par alternance des plages sur le CD, des compositions de Thelonious Monk enregistrées par Simon Nabatov en 1995, et des compositions-improvisations du même Nabatov, avec traitement électronique du son de piano, captées en 2013. L'aventure intrigue, d'abord par le choix des thèmes de Monk : à côté des très connus Epistrophy ou Pannonica, on trouve les plus confidentiels Skippy, Oska T. ou Light Blue. Ensuite par le rapprochement de ces thèmes, joués avec un drive impressionnant par ce pianiste qui sait ce que swinguer veut dire, avec des séquences plus méditatives, dont l'étrangeté s'accentue encore par les traitements électroniques. Au delà de cette différence que l'on pourrait croire radicale se profile une même réalité, celle précisément de l'étrange. Dans les notes du livret le critique canadien Stuart Broomer, lui-même pianiste, évoque Lautréamont et la fameuse « rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie » (Maldoror, chant sixième). Et c'est là bien plus qu'une boutade : une manière de lire, dans la volonté de Simon Nabatov de rapprocher ces deux enregistrements, comme un manifeste d'artiste. Ce qu'il y avait d'étrangement neuf dans ces thèmes de Monk composés à partir des années 40 fait bien écho au désir du pianiste d'aujourd'hui, qui est encore d'explorer l'inouï, fût-ce avec les instruments dont la technologie nous dote. D'ailleurs toutes les plages de 2013 ne font pas forcément assaut de technologie ; le traitement sonore intervient sporadiquement, toujours de façon pertinente, pour nous signifier ce que Mallarmé appelait « Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui » (Poésies, 1887) ; au vers suivant il écrit « Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre » : pour connaître la réponse à cette interrogation, il suffit peut-être d'écouter sur le disque la confrontation entre deux moments aventureux de cette musique, de l'audace de Monk en son temps à cette approche prospective du piano contemporain. Les deux univers se rejoignent dans un certain art de fracturer le temps. Il faut tenter l'écoute, car si l'on plonge dans la musique, l'émoi est au bout du chemin.
Xavier Prévost