Ce disque est comme un manifeste de singularité : par son instrumentation de base (trio guitare-trompette-batterie) ; par l’accueil d’invitées qui partagent ce même tropisme d’identité artistique singulière ; par la référence à toutes les expressions qui incluent la main, de la main ferme à la main tendue en passant par ‘ma main dans ta gueule’…. Et parce que les cinq doigts du quintette n’empêchent pas d’envisager les trois ou quatre doigts du trio ou quartette. Libre donc, inclassable aussi : on ne s’en étonnera pas. Tous les artistes de ce disque sont des électrons libres, habités par l’exigence musicale, le refus des facilités des courants dominants, tout en prônant et pratiquant une musique dont les portes d’accès, ouvertes aux perceptions les plus immédiates, offrent aussi des trésors de finesse, et de complexités en cascade qui se révèlent à chaque écoute. Cela fait maintenant plusieurs décennies que j’écoute Gilles Coronado, dans ses propres groupes ou en sideman, et chaque fois je me dis : voilà un talent essentiel, foncièrement original, d’une grande richesse sur le plan du répertoire, de l’improvisation, comme de l’instrument. Mélancolique ou incisif, abstrait ou immédiat, selon les instants, ce disque confirme, une fois encore, l’immense plaisir à écouter et redécouvrir chaque fois une nouvelle facette d’un Art que l’on croyait familier.
Xavier Prévost
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Le groupe est en concert le mercredi 6 décembre à Paris, au Studio de l’Ermitage, en co-plateau avec le groupe Abhra de Julien Pontvianne
Une manière de saluer de grands thèmes (Ayler, Lacy, Shorter, Coltrane) dans un CD dont le recto et le verso font explicitement référence à l’esthétique des pochettes Blue Note des année 50-60 (photo, graphisme, mise en page, police des caractères). Le choix de ces standards (qui n’en sont pas tous vraiment : Deadline de Steve Lacy a été enregistré par lui 2 ou 3 fois dans les années 80 ; Love et Vigil de Coltrane n’ont pas inondé sa discographie, et me semblent peu repris). L’essentiel est ailleurs : dans l’évocation amoureuse de thèmes qui ont marqué le trio, qui les fait revivre à sa manière, et les emmène parfois ailleurs : ainsi Nefertiti de Wayne Shorter est très différent de la version historique avec Miles Davis en 1967. Il s’agit bien, comme le titre de l’album l’indique, d’enflammer ces standards d’une nouvel embrasement (voir les reprises de Ghosts de Mothers d’Albert Ayler). Une composition de Daunik Lazro en hommage à Lacy, et deux improvisations collectives, complètent ce bel objet musical, enregistré aux Instants Chavirés : un de sorte de cri d’amour vers le jazz qui nous a fait vibrer, et qui n’a pas cesser d’émouvoir les générations successives de jazz fan.
SULLIVAN FORTNER : " Solo game"
Artwork records 2023
Sullivan Fortner ( p, fender, orgue hammond, vb,celesta, moog, vocoder etc….)
Quel curieux album que ce double album que nous livre le pianiste Sullivan Fortner !
Curieux au point que l'on pourrait presque parler d'un léger malaise à l'écoute des faces plus modernes de ses "solos" tant elles contrastent avec la version plus classique (et néanmoins sublime) de ces standards de jazz en solo et en mode soulful.
L'ancien pianiste de Cecile Mc Lorin affiche aussi son entière et imprescriptible liberté et ne peut laisser indifférent et sur le second volet de ses solos en grande partie de ses compositions et interpelle l'auditeur qui se trouve alors devant un espèce d'OVNI musical.
Si la première version est très classique et acoustique elle n'en est pas moins inspirée. Elle parle de la relation du pianiste de la Nouvelle Orléans à son histoire classique du jazz. L'exercice est connu et l'expérience du pianiste brille avec l'extrême sensibilité qu'on lui connait jusqu’à nous faire chavirer sur des standards comme I didn’t know what time it was ( R. Rodgers) ou encore Come Sunday ( Duke Ellington)
L'autre visage de Sullivan Fortner est en revanche aussi captivant que « malaisant ». Avec une incroyable liberté, Fortner se joue de tous les codes en vigueur. Joue la carte de la modernité dérangeante. Celle qui bouscule nos habitudes un peu formatées. Puisque c'est bien cela : ces plages sont hors format. La pianiste joue là comme un gosse avec tous les outils électroniques dont il dispose, cree des motifs bizarre et des dissonances extra-terrestres. On est un peu dans la bande-son d'un video game où se mêlent un thème inspiré d’Harry Potter et une Valse du petit chien ( Chopin) presque dérangeante dans son interprétation « carroussel ».
Ce double album relève de l'expérience et démontre en tous cas que Sullivan Fortner est tout aussi conscient de ses racines du jazz que de la nécessité de s'en affranchir. De la beauté d’être bousculé ou dérangé.
En un certain sens, si l’at est révolutionnaire, l’ouvrage de Sullivan Fortner est véritablement artistique….. et novateur.
Jouissif !
Jean-marc Gelin
Jonathan Orland joue Serge Gainsbourg avec Jean Michel Pilc
Label Klarthe
www.klarthe.com
Sortie du CD le 17 novembre 2023
Concert au Sunside le 20 décembre 2023
On retrouve avec plaisir depuis Something Joyful, le saxophoniste Jonathan Orland dans un nouveau projet en duo cette fois, avec un autre pianiste que Stéphane Tsapis ( leur dernier Cd sorti en 2022), puisqu’il s’agit de Jean Michel Pilc, enseignant rencontré à Montreal. C’est que le saxophoniste nous revient après un séjour de quatre ans au Canada et il a choisi de célébrer ce retour avec un répertoire qu’il aime particulièrement, celui de Serge Gainsbourg, un mélodiste de rêve. Une matière riche et inspirante toujours car ce Sait on jamais n’a que peu à voir avec le trio d’André Manoukian ou l’Homme à la tête de chou en Uruguay du tromboniste Daniel Zimmermann pour ne citer que deux des musiques entendues récemment.
Sait on jamais donne le titre à l’album et justifie en un sens la photo de la pochette. Avec ce sixième album depuis l’inaugural Homes en 2012, on remarque que Jonathan Orland aime changer de formation comme pour marquer une étape dans son évolution et sa quête musicienne.
Treize compositions toutes de Gainsbourg furent choisies dans des disques différents qui couvrent une grande partie de la carrière de l’artiste, avec une prédominance des albums des années soixante et soixante-dix. Si on retrouve de tubes comme “Couleur Café”, “la Javanaise”, “Bonnie and Clyde” ou la “Ballade de Melody Nelson”, j’avoue que je ne connaissais ni “Baudelaire” de l’album Serge Gainsbourg n°4, de 1962, ni “Sait on jamais” (où va une femme quand elle vous quitte?) de Confidentiel en 1963. Tous deux aiment la (bonne) chanson française et ce répertoire s’il n’est pas nécessairemnt facile, les autorise à se faire plaisir dans un jeu spontané, immédiat. On s’abandonne volontiers à ce duo instrumental, sans cliché où le swing constant n’est jamais forcé. Le phrasé langoureux et lyrique, assez rond de l’altiste est soutenu par l’énergie rythmique du pianiste, parfait contrepoint.
On appréciera leur art de la reprise intelligent et sensible, la science commune du duo à retravailler ces standards de la grande époque de Gainsbourg : une maîtrise rare en changeant le tempo sur la ligne de basse de “Bonnie and Clyde”, un changement de métrique sur la “Javanaise” dématurer la mélodie chantée à l’époque.
Une aventure musicale due au hasard d’une rencontre qui va se révéler des plus fécondes, où l’improvisation semble immédiatement naturelle : seulement une heure et demi de répétitions, une demi journée de studio.
C’est encore Jonathan Orland qui en parle le mieux dans ses notes de pochette : la musique de Gainsbourg, par delà les styles musicaux touche à des émotions complexes et souvent contradictoires, passe du sophistiqué au trivial,mêle classicisme et avnt-garde, profondeur et légèreté.
Le pianiste et compositeur creuse le sillon, tracé avec constance depuis plus de deux décennies en compagnie du bugliste Matthieu Michel : après «Whispers», en quartette, enregistré en 2014, il y eut «Extended Whispers», en quintette, enregistré en 2018 (chronique ici). Cette fois c’est un quartette augmenté du quatuor à cordes Sine qua non. Ce qui frappe, comme toujours chez ce musicien, c’est la densité et la finesse des harmonisations : le quatuor à cordes paraît n’avoir aucun secret pour lui. Et la confrontation-collaboration-osmose entre le quartette ‘de jazz’ et le quatuor est formidablement féconde. La touche mélancolique est toujours très prégnante, tempérée par les accents rythmique, entre les pizzicati du quatuor et le phrasé du quartette. On entend comme souvent des emportements lyriques qui se métamorphosent dans les interventions solistes. Dans les glissements progressifs de l’harmonie de So British, le mélomane de base que je suis retrouve les sensations éprouvées à l’écoute de Samuel Barber (un Nord-Américain, mais venant d’un état, la Pennsylvanie, encore un peu british), de Silence de Charlie Haden, voire de John Graas (né comme Haden dans l’Iowa, pas vraiment british), corniste qui composa dans les années cinquante un jazz qui me semblait influencé par la musique anglaise des siècles anciens. Comme d’habitude, le chroniqueur cède aux phantasmes de jazzophile transversal, et pas toujours pertinent…. Très beau dialogue au fil des plages entre les solistes de jazz, Jean-Christophe Cholet en tête, et le quatuor ; magnifique expressivité de Matthieu Michel et Didier Ithursarry, et permanence d’une inspiration musicale qui a puisé dans toutes les sources du vingtième siècle. Bref de la très belle musique de jazz… et d’ailleurs, à découvrir d’urgence !
Ce disque prolonge des projets antérieurs (avec d’autres instrumentations), où les cordes croisaient déjà les sortilèges de l’électronique, toujours sous le sceau d’un lyrisme qui jamais ne se dément. La trompette et le violon se font vocalité et une pulsation, tantôt explicite, tantôt subliminale, parcourt cet univers intérieur qui se donne à voir en même temps qu’il se dissimule. Mystère de l’intériorité, magie de l’implicite. Bouleversante expressivité de tous les instruments. Ici la technologie, discrètement présente dans le traitement du son, est au service de «la musique de musiciens, entièrement faite à la main», comme aimait à le dire naguère l’Ami batteur-chanteur Jacques Mahieux. Tout un monde surgit de cette rencontre musicale, brassant un instant une sorte d’énergie rock dans une pulsation qui réveille le Stravinski d’avant 1914 : en cet instant ce serait presque une espèce d’électro-rock de chambre…. Comme l’expression ultime d’un projet esthétique qui est foncièrement artistique.
Le disque est dédié à la mémoire de l’Ami Denis Badault, parti en quelques semaines d’une maladie foudroyante. À quelques jours des séances d’enregistrement, le 27 juillet, au Crématorium de Sète, Régis Huby était là, avec beaucoup d’amis communs dont certains avaient traversé la France, pour un ultime hommage à Denis Badault. Encore une trace de ce monde intérieur, caché sans doute, mais qui, dans la vie comme dans la musique, nous rappelle la force du partage.
On ne va pas se lancer dans des comparaisons avec la texture du vin. Ce serait trop facile de dire de cet album qu'il en a le soyeux ou le velours. Qu'il reste à l'oreille comme le nectar reste en bouche.
Qu'il est doux à l'attaque avec des notes classiques parfaitement assumées avec le quatuor Debussy.
Mais dire en revanche qu'il flotte dans cet album comme une sorte de brume automnale comme celle que l'on voit flotter sur les vignes de Bourgogne au petit matin, ça on ose le dire.
On est loin de l'univers habituel de l'ancien patron de l'ONJ qui se lançait il y a peu sur les traces de Led Zeppelin. On l'avait aussi laissé sur un duo sublime avec la saxophoniste allemande Alexandra Lehmler et le voilà aujourd'hui sur d'autres terres. Sur ses propres terres, faites de vignes et de vin.
Et Franck Tortiller rend hommage à ces cépages qui séduisent le musicien œnologue à sa façon. Avec amour.
Cet hommage est intime, proche de la musique de chambre classique. Car en bon amateur de vin, Franck Tortiller sait bien qu’une grande partie de l’art du vin vient de l’assemblage des cépages. Et c’est en maître que le vibraphoniste assemble les harmonies de son instrument à un quatuor à cordes sur des compositions contemporaines juste sublimes.
Resultat capiteux et à deguster sans modération.
Jean-marc Gelin
Nb : Et si vous voulez aller plus loin nous vous conseillons
1. D'écouter la matinale de France Musique sur l'influence du vin sur la vinification
https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/au-fil-de-l-actu/la-musique-peut-elle-influencer-les-vins-9953079
2. De lire le livre de Laure " si tu veux la paix, prépare le vin. Un éloge de la Bourgogne" (Editon Grasset) dans lequel notre vibraphoniste apparaît au détour d'un chapitre.
Astral est le sixième album de la pianiste Leïla Olivesi sorti en novembre 2022 ( Attention Fragile/ L'Autre Distribution), Prix Django Reinhardt de l'Académie du jazz en 2022.La pianiste chef d’orchestre, musicologue, pédagogue fut nommée l’artiste féminine de l’année par cette même institution, la sixième femme repérée en soixante dix ans! Ce soir pour un final très suivi du D'Jazz Nevers Festival, elle présente une suite brillante qui nous propulse dans le cosmos dans la grande salle de la Maison de la Culture de Nevers (près de 800 places).
Comme Duke Ellington, l’un de ses modèles, elle a plusieurs cordes à son arc, exerçant diverses fonctions parmi les plus importantes du jazz : pianiste, compositrice, cheffe d’orchestre et de cette petite entreprise que constitue chaque projet. Elle applique d’ailleurs dans ses créations le plan de sa thèse (consacrée au maître) qui étudiecette triple fonctiondans ses aspects les plus complets, en s’employant à “diriger à partir du piano” qu’elle considère comme un laboratoire de création. La musique évolue sur la scène à chaque concert, une performance qui se vit avec le public. Quand elle a écrit les partitions, elle savait précisément qui allait jouer, ayant réservé à chacun de ses “all stars”, merveilleux solistes de la scène jazz actuelle, des rôles adaptés à leur timbre respectif et à leur caractère singulier. Sans se dispenser des surprises des improvisations où elle laisse filer, ravie, attendant en observatrice éclairée, prête à des ajustements si nécessaire. Sa “dream team” est composée ce soir de Baptiste Herbin (alto sax, flute) Adrien Sanchez (ténor sax) Jean Charles Richard (sax baryton et soprano) Quentin Ghomari (trompette) Yoni Zelnik (contrebasse)Donald Kontomanou (batterie) Manu Codja (guitare). En invitée, la chanteuse Chloé Cailleton intervient sur les dernières compositions, des poèmes de la féministe Lucie Taïeb (“Soustraire à la Lumière” et si je me souviens bien “Au Fil des Rêves”).
Le concert s’ouvre avec la composition qui a donné son nom à l’album avec un solo tout en douceur d’Adrien Sanchez au ténor auquel se joint la guitare reconnaissable de Manu Codjia. Puis bousculant l’ordre de la set list -c’est l’un des moments les plus forts, l’hommage au grand homme de radio, producteur, créateur du Jazz Club, expert s'il en est de Duke Ellington, mon "papa de jazz" qui me fit entrer de plain-pied dans l’univers ellingtonien en 1977 dans ce formidable feuilleton radiophonique sur France Musique, la série de "Tout Duke".
La Missing CC Suite tendre et émouvante est en deux parties “Missing CC” et “Portrait" commencées deux jours seulement après la disparition de son ami et guide. Elle attaque au piano dans le plus bel exemple de fidélité à l’esprit de Duke Ellington, un hommage que n’aurait pas renié Claude Carrière. Et c’est Baptiste Herbin qui s’improvise en place du moelleux Johnny Hodges qu’il bouscule ensuite dans un jeu convulsif aux accélérations effrénées. Ce qui aurait intéressé l’alto d’Ellington qui savait aussi jouer velu dans certaines circonstances. Quentin Ghomari à la trompette sait aussi intervenir dans cette frénésie. Dans le Portrait de CC, Jean Charles Richard au baryton où il excelle se substitue à Harry Carney en plus tendu. Les solistes ne sont ils pas les nouveaux acteurs d'une Cosmic suite façon Olivesi, écho réussi de The Cosmic Scene with his Space men, un octet du Dukeen 1958 ?
Leïla Olivesi s’attaque aussi à une autre grande figure de la musique jazz américaine, la pianisteMary Lou Williams, l’une de ces instrumentistes pionnières à avoir ouvert la voie pour les musiciennes d’aujourd’hui. Leïla a composé un portrait sensible de cette femme exceptionnelle qui a traversé l’histoire du jazz, évoluant avec cette musique sur près de cinq décennies. Comme Pierre Antoine Badaroux qui vient de reconstituer la Zodiac Suite de Mary Lou avec son Umlaut Chamber Orchestra, Leïla Olivesi est allée travailler sur les archives léguées à l’Institute of Jazz Studies de Newark (New Jersey). Elle propose ce soir le mouvement dédié au "Scorpio", qu’elle aménage à sa façon avec la flûte d’Herbin et le baryton de JC Richard en liberté. Un bon choix ( thème repris aussi par la regrettée Geri Allen, autre figure d' admiration de Leïla Olivesi) qui modifie la version initiale au Town Hall en 1945 resserrée en un trio dépouillé de toute orchestration. D’autres compositions suivent comme cette “Constellatio Draconis” très cuivrée où les musiciens suivent les signes et autres indications pour intervenir. On continue ainsi le parcours entre étoiles et lumineuses constellations dans un alignement cohérent et raffiné.
Ana Carla Maza, Caribe.
Final latino-américain
La soirée continue avec un spectacle vraiment “caliente”, un show à l’américaine d’un orchestre latino qui suit une meneuse de revue survoltée, violoncelliste, chanteuse, danseuse. C’est la jeune Ana Carla Maza (au français parfait), fille de musiciens qui débuta très jeune sur scène et fait le bonheur du public dans son “Caribe” enflammé et provocant…
C’était le final de cette édition réussie et contrastée qui continue à proposer l’aventure de tous les jazz(s) et musiques affines.
Pierre Durand (g), Fred Escoffier (fender, synth), Jerome Regard (b), Marc Michel (dms,g)
Pierre Durand ou le groove sorcier.
On entre dans cet album comme dans une zone de perte de mémoire. Une sorte d'entre-deux. Dans un monde entre réel et onirique. Vous savez, c’est un peu comme lorsque vous venez de vous réveiller d'un rêve et que tout devient flou avant que, petit à petit ne se dessinent dans votre cerveau des lignes plus claires.
On savait depuis un certain temps que Pierre Durand est un guitariste insaisissable. On pourrait même l’affubler de surnoms comme« magicien », « shamane », « gourou », « sorcier », à l’instar de cette pochette du précèdent album ( toujours chez les Disques de Lily) qui semblait le voir débarquer d’une tribu mystérieuse.
Le guitariste nous avait laissé sur un magnifique album en solo. Le voilà aujourd’hui qui revient en quartet dans une formule où, par la force des choses il endosse un tout autre habit. Celui d’un metteur en espace qui organise autour de ses harmonies la musique dans son ensemble.
Fascinant et même quasi-hypnotique, Pierre Durand a cette façon de faire sonner sa guitare entre lignes mélodiques et résonances des harmonies qui envoûtent de bout en bout. Qu’il soit dans des sonorités pop-rock ou dans l’évanescence des grands espaces, Pierre Durand fascine. Jamais dans le démonstratif des guitares-héros, le guitariste apporte une musicalité rare.
Fin de partie (en)chantée : Madeleine et Salomon, Ellinoa.
Madeleine et Salomon
Théâtre Municipal 12H 30.
Eastern Spring
C’est le dernier jour du festival, le huitième. Le premier concert au Théâtre me permet de redécouvrir le duo apprécié à Arles au Mejan en mai dernier...On n’était pas les seuls à avoir aimé leur album, on apprécie encore plus le duo sur scène. Si l’heure est étrange pour les musiciens, peu habitués à jouer avant le déjeuner, elle est parfaite pour le chroniqueur encore frais et je vais savourer le premier concert du jour : la chanteuse Clotilde Rullaud(Madeleine) laisse apparaître toute son émotion mais aussi sa fantaisie etsa douceur dans cette suite de chansons, portées par des femmes le plus souvent, des histoires de vies qui se racontent en mots et musiques. Un duo piano voix qui saisit au coeur et à l’âme en reprenant des chansons pop du bassin oriental de la Méditerranée, des années soixante et soixante-dix que nous ne connaissons pas du tout pour la plupart d’entre nous. “Chansons d’amour, de mort, de révolte”, des thèmes universels qui s’inscrivent dans un espace géographique très particulier ( Israel, Egypte, Liban, Turquie, Maroc, Tunisie ). Explorer les identités choisies, vécues ou revendiquées en soulignant aussi ce que signifie être né “ici”, “être de quelque part”.
L’attraction est immédiate, loin du folklore touristique, on sent la proximité immédiate en dépit de langues différentes entre tous ces airs, ces cultures.
Après les “protest songs” de chanteuses américaines du disque précédent, ce répertoire humaniste, inscrit dans un temps révolu, où la vie était plus fluide, entre hélas singulièrement en résonance avec l’échec des printemps arabes, d’où ce titre d’Eastern Springs (No Mad music). Et encore plus tragiquement avec la violence des événements depuis le 7 octobre dernier. On est subjugué par le piano élégiaque et doucement répétitif sur lequel s’élève la voix fragile sculptant les mots du poète palestinien Mahmoud Darwich ( version initiale “Matar Naem” libanais du groupe Ferkat Al -Ard). Et que dire de cette merveilleuse ballade israélienne “The prettiest girl in the Kinder garten”? Le duo a opéré une sélection minutieuse sur plus de 200 titres pour n’en conserver que 9 et s’est livré à un travail de traduction, en anglais le plus souvent tout en gardant les mélodies et leurs rapports harmonico-rythmiques. La voix de Clotilde Rullaud est plus qu’attachante, grave avec des aigus étranges sur cette petite fiction égyptienne “Ma Fatsh Leah” du groupe Al Massrien, qu’entraîne un piano au groove hypnotique.
Les rôles sont parfaitement distribués, Alexandre Saada ( Salomon) ne fait pas qu’accompagner, emploi souvent obligé du pianiste avec chanteuse, il chante aussi et sa voix instrumentale souligne sans effort la ligne de chant, uni avec sa partenaire dans une même respiration comme dans le libanais entêtant “Do you love me?” qui s’achève en un murmure.
On est assez loin du monde originel du jazz commun à tous deux. Néanmoins le duo a travaillé des arrangements de ces versions originales en improvisant des fragments personnels, intitulés justement “Rhapsodies”, c’est à dire des pièces libres utilisant des motifs folk, des effets électroniques. Le pianiste quand il “prépare son piano” n’utilise qu’un seul petit effet qui n’est pas superflu, et cela n’arrivera qu’une fois, glissant diverses feuilles de partitions sur et entre les cordes induisant un son étrange, “sale”, de sable qui crisse ou de verre ou de plastique froissé.Une musique singulière, de la “pop expérimentale” avec des impros.
Ainsi se suivent dans un enchaînement bien construit en ronde ces textes d’auteurs jusqu’au final qui se situe en Grèce et y reste avec le rappel plus grave sur le manque, l’absence. Mais ce chant sensible et fièvreux n’arrive pas à entamer l’impresson de sérénité que laisse ce concert. Un moment de douceur et d’exaltation partagés.
Ellinoa
Théâtre municipal 17h.00
Nous enchaînons avec du chant et ce n’est pas pour nous déplaire avec le projet de Camille Durand en sextet sur la vie et fin tragique d’Ophélia. The ballad of Ophelia aurait t' elle quelque résonance avec “Ballad of Melody Nelson” de Gainsbourg ?
En jouant avec les lettres de son patronyme, la chanteuse s’est donné un nom de scène poétique Ellinoa plus adapté au sort de la malheureuse promise, sacrifiée par la folie d’Hamlet.
J’avais entendu la chanteuse dans Rituals de l’ONJ Maurin avant que, sur les conseils éclairés de Franck Bergerot, j’écoute le concert retransmis sur France Musique du même ONJ où avec Chloe Cailleton, les deux voix s’emparaient d’une partie de cette geste joycienne inadaptable Anna Livia Plurabelle (André Hodeir). Surprise de la voir enfin en “douce” Ophélie dans cet Ophelia Rebirth, nommé ainsi pardoxalement, car le projet reprend vie après avoir été brutalement interrompu par le covid.
Douze tableaux réactualisent la triste histoire de la blonde héroïne immortalisée par les Préraphaélites et John Everett Millais dans le tableau où, tel un lys à la tige brisée, elle flotte dans son voile parmi les algues auxquelles se mêle sa blonde chevelure.
Il y a de cela dans la (plus) rousse incarnation de la chanteuse aux pieds nus qui a choisi un costume de scène qui enveloppe la peau du rôle. Très pédagogique elle explique en français l’évolution de cette jeune fille qui découvre la vie, pleine de rêves et d’espoirs, un peu trop grands peut être pour ne pas subir un violent désenchantement que sa sensibilité exacerbée ne pourra surmonter . Une adolescente de nos jours et de tous temps en sa révolte et son désir d’embrasser la vie sans renoncer à ses illusions.
La voix est magnifique, pleine, bien timbrée, chaude, avec des aigus parfaitement maîtrisés. Une véritable chanteuse qui pourrait ne pas scater, même si elle sait le faire car dans ce programme acoustique de cordes frottées de musique de chambre, le chant en anglais ( british) n’impose pas de revenir au jazz….
L’accompagnement est épatant: non seulement la guitare électrique de Pierre Perchaud m’évoque les accents rock prog de ces gestes anglaises médiévales des tous premiers Genesis-on se rapprocherait même de certaines excentricités de Kate Bush avec Peter Gabriel (comme par hasard) mais les cordes délicates du violoncelle de Juliette Serrad, de la contrebasse d’Arthur Henn (très belle voix) et de la guitare (Pierre Tereygeol)offrent un écrin de choix à Ellinoa. Et en plus, ils la supportent vocalement et renforcent l’émotion dans un choeur enchanteur.
Un bonheur d’écoute même si la fatigue qui se ressent après ces jours intenses ne me permet pas de suivre dans le texte original les moments forts de ce parcours tragique jusqu’à l’abandon final… N’ayant pas écouté le CD du projet, je ne peux comprendre si ces douze tableaux sont vraiment nécessaires….Mais ne boudons pas le plaisir de cette fin d’après midi.
Pour la dernière soirée, je dois me résoudre à reporter mon dernier texte sur la suite astrale de Leila Olivesi à lundi, la journée du dimanche étant dévolue au retour (pesant) de Nevers à Marseille dont je retrouve immédiatement à l’arrivée à St Charles le bruit et les embarras...
NB : Toutes les photos des artistes à la balance et en concert sont de Maxime François.