Paul Bley “ Play Blue”
ECM 2014
Paul Bley (p)
En 2008 le pianiste canadien donnait un concert à Oslo. Il s'agissait d'un concert solo (1er anagrame) au cours duquel Paul Bley livrait toute sa science de l'improvisation dans un de ces moments rares où le pianiste semble faire corps avec son instrument. On hésitera pas bien longtemps avant de jeter des ponts entre PaulBley et Keith Jarrett car à entendre cette sublime prestation on sait bien qu’il est évident que le maître du clavier Pennsylvanie s'est souvent inspiré de son aîné canadien. Dans cet exercice de 2008, Paul Bley a oublié le free. Il joue avec les harmonies, ouvre des tiroirs, manie les renversements d'accords avec brio et laisse toujours l'émotion s'installer. La mélodie est sous-jacente, non jouée mais toujours omniprésente. Cet album, jamais introspectif, élève l’art du piano solo à des niveaux exceptionnels. Pas comme ces longs exercice solitaires où l’attention de l’auditeur tend parfois à digresser. Non, ici Paul Bley semble réinventer à chaque instant, à suprendre de phrase en phrase au point que celui qui écoute ne peut absoluement pas lâcher un seul instant le développement de la pensée du pianiste qui, sous ses doigts devient ici d’une limpide évidence.
Enrico Pieranunzi : « Plays Morricone 1 et 2 »
Cam Jazz rééd. (Cam Jazz CAM504425)
Enrico Pieranunzi (p), Marc Johnson (cb), Joey Baron (dms)
Cette réédition complète des albums enregistrés en 2001 et 2002 est une véritable démonstration de grande, de très grande classe. Avec ce trio mythique qu’il a formé en 2004 le pianiste reste dans son sillon, celui d'un jazz très classique. Ce jazz dont il porte aux nues son maître absolu : Bill Evans, référence de tout son travail depuis plus de 30 ans. Ici le pianiste romain a choisi comme angle d'attaque les musiques de films signés Ennio Morricone pour s'en inspirer librement et en faire une lecture totalement prétextuelle. Finalement le rapport avec la musique originale importe peu si ce n'est dans l'esprit des films qu'ils relatent. Car ce qui est à l'oeuvre c'est un trio d'exception. il faut écouter un thème comme Nuevo Cinema Paradiso qui atteint des sommets de piano jazz, avec une belle âme lyrique et des harmonies de fous comme les aimaient Bill Evans. Et surtout cet équilibre totalement parfait du trio auquel l’ex bassite de Bill Evans n’est pas totalement étranger. La musique est belle et avec intelligence amène Morrricone au jazz qu'il n'avait certainement pas envisagé au départ.
Leur sens du swing est renversant. C’est celui qui fait bouger les pieds, celui qui ne résiste pas au dodelinement, celui qui vous prend aux tripes et vous emporte.
KARTET : "Grand Laps"
Songline recordings 2014
Guillaume Orti, saxophones - Benoît Delbecq, piano - Hubert Dupont, basse - Stéphane Galland, batterie
C'est un peu l'album où il ne se dit rien, où il ne se passe rien mais qui est en fait riche d'une multitude de microscopiques évènements. Éloge de l'indicible, de la lecture de l'entre-deux lignes pour pénétrer dans un monde à la fois mystérieux et délicat. Ça joue dans l'atonalité, dans les rythmiques impaires, dans les ostinato décalés, tout cela entre errance et groove pulsé par un Hubert Dupont hyper solide (X).
L'expression de Guillaume Orti semble hors du temps. Hors de toute mode.
pas forcément à la recherche du "son" mais simplement d'une émotion juste. Il faut écouter avec quelle économie de moyen sur I.E.S, il parvient à toucher. En même temps, avec une sorte d'infinie patience dans le traitement de la note il aborde un langage presque mathématique, très Steve Colemanien.
Il y a du télépathique dans ce groupe où la musique se conçoit comme une sorte de construction intellectuelle qui aide à la divagation des esprits mais aussi parfois à l'ancrage du groove. Entre ciel et terre pourrait-on dire.
Laurent Robin : « Movie’zz »
Dixiefrog 2014
Laurent Robin ( compos, dms), Benjamin Moussay (p, kybds, machines), Vincent Laffont (p, kybds, machines), Camille Lebrequier (tp sur un titre)
Si les daft punk faisaient du jazz il feraient peut être du Laurent Robin !
La musique électrique du batteur s'y fait en effet interstellaire, lunaire entre comics et B.O d'un James bond futuriste. Movie’zz : tout est dans le titre. Il n'y a qu'a regarder cet pochette d'acier aux couleurs de thriller. Le jazz prend avec Laurent Robin des allures d'anticipation dans un monde limite angoissant parce que terriblement froid.
Les boucles rythmiques tournent, les nappes sonores se tuilent et se superposent.
Et décapent les oreilles les plus averties.
Bad Plus : « The rite of Spring »
Okeh 2014
Ethan Iverson (p), Reid Anderson (cb), David King (dms)
Une interprétation fidèle de l’oeuvre de Stravinsky du Sacre du Printemps mais emmené sur le terrain d’un heavy jazz ? Pari carrément audacieux que se lance le trio de Minnéapolis. Et pari qui s’avère d’une rare complexité dès lors que ces trois-là veulent rester au plus près de l’original. Et d’autant plus périlleux qu’au milieu de ce trio décoiffant se trouve un batteur plutôt rentre-dedans, David « Boum-Boum »-King. Si dans l’oeuvre originale les cuivres ont leur importance, David King parvient en efet à les remettre au centre de leur dispositif donnant ainsi un éclairage fascinant à l'oeuvre que l'on avait rarement entendue comme cela avec à la fois une telle liberté mais aussi un vrai respect pour l'oeuvre originale. Car elle pourrait tout aussi bien être présentée devant un public classique que devant un public rompu à la musique contemporaine. The Bad Plus gardent à l'esprit la dimension de la suite orchestrale et surtout du développement, du ballet qui vit ici autrement. A trois ils parviennent à donner une véritable ampleur orchestrale assez exceptionnelle. Il ne s'agit pas de révolutionner mais d'introduire des développements différents, des instrumentations en incises, des inspirations rock parfois lourdes mais qui font sonner ce printemps comme un appel à quelques forces telluriques, à des forces vives, scandées et rituelles, au plus profond de la terre qui s’éveille avec violence et liberté.
Jean-Marc Gelin