Essor et Chute de notre civilisation
Café Charbon 12h15 Romain Baret Quintet
Il faut anticiper avec la pluie menaçante qui finit par tomber au moment où je me mets en route en direction du Café Charbon, ancien dépôt de locomotives d’une ligne SNCF locale. Transformé en scène de jazz actuelle à l’année, il accueille ce jour le concert de midi au titre quelque peu grandiloquent Essor et Chute (de notre civilisation) qui fait souvenir des considérations de Diderot sur la Grandeur et décadence de l’Empire romain, évoquant sans appel la Rome antique, ses forces politiques et ses inévitables abus d’où l’inexorable chute.
Le parallèle a quelque chose de vrai entre la situation actuelle de notre planète et le discours philosophique du grand penseur dixhuitiémiste. C’est en effet un projet éminemment politique que nous présente le leader de ce quintet jazz rock, le guitariste et chanteur Romain Baret qui occupe le centre de la scène et qui est le narrateur de cette fresque épique : il a composé une suite en deux actes avec prologue instrumental et épilogue, si j'ai bien suivi, sur plus d’une heure dénonçant l’emballement vertigineux du capitalisme depuis les débuts de l’exode rural et de la première révolution industrielle jusqu’à notre course précipitée vers la catastrophe écologique, le réchauffement climatique, une plongée dans un inconnu terrifiant… La musique illustrerait un film imaginaire en un accéléré saisissant qui nous ferait revivre, même les yeux fermés, les étapes d’un désastre prévisible, la chronique de notre destruction annoncée.
Le véhicule emprunté, un quintet jazz rock prog ardent avec deux soufflants incandescents, la flûtiste Sophie Rodriguez qui se taille la part du lion avec une partition quasi ininterrompue, soutenue par le saxophoniste ténor mâconnais Eric Prost desservi par la sonorisation.
La rythmique puissante est la force de ce groupe avec une batteuse implacable Elvire Jouve qui avance avec détermination soutenue par un contrebassiste non moins solide Michel Molines qui passera sur le dernier morceau “The Rise of Hope” à la basse électrique, rappel peut être superflu après le relatif déluge de feu qui s’est abattu sur nous. Car la batteuse est un bâton de dynamite allumé quelques secondes avant explosion : quelque peu sauvage, elle allume la mèche, précise et mécanique . Ils sont cinq mais ça déménage comme un grand format et on est vite emporté dans ce flot qui nous charrie vers le vide!
Car dès le début qui acte le départ des champs, il m’a semblé entendre avec le grondement de la rythmique, l'envol des soufflants et le chant du guitariste comme un tableau précipité de notre fin. L'erreur pour le chroniqueur est de chercher dans la musique la traduction (un peu trop) littérale de cette présentation en deux parties qui suit la montée en puissance dans l'allégresse du progrès avec le machinisme, l’exploitation intensive des travailleurs et d'attendre après un climax les guerres et crises diverses...
Le groupe qui sort un très bel objet CD numéroté avec le collectif Perce-oreilles chez Inouïe Distribution reçoit le soutien du CRJ nouvelle mouture de 2016 (Centre Régional de Bourgogne Franche Comté). Cet outil de structuration du jazz, initialement créé en 2000 pour la seule région Bourgogne accompagne le développement du jazz et des musiques improvisées par la mise en réseau des acteurs sur le terrain. Favoriser la création “au pays”, aurait-on dit avant, aider au développement “durable” du territoire. Ce qui va à merveille avec le sens de la marche du groupe qui croit à son projet.
Cette bande soudée à six car il faut compter avec les lumières stroboscopiques, les feux et fumées de Romain Bouez qui prédit l’apocalypse, en met plein les yeux dès le départ. Le titre du programme peut se comprendre dans le désir de laisser affleurer les différents champs possibles, de réunir les contraires, de se déplacer, superposer les strates de sens, dérégler quand cela sonne trop juste, détourner, faire exploser les idées reçues.
Il ne laisse pas sa machine infernale assez respirer, certains thèmes semblent revenir, à moins que le traitement de chaque partie ne soit pas assez différencié mais ces musiciens vivent leur concert avec un engagement impressionnant qui plaît au public. C’est peut être cela l’essentiel après tout...
Emmanuel Borghi Trio
Théâtre 18h 30.
Changement radical avec le trio d’Emmanuel Borghi. Retour au théâtre municipal pour une conversation triangulaire subtile sans le moindre cliché, avec cette élégance dans la persistance même de l’échange, toujours rebattu. Chacun donne la pleine mesure de son talent, dans une clarté d’articulation, de phrasé. Avec une confondante aisance, le trio navigue d’atmosphères feutrées à d’autres plus éclatantes parfois au sein de la même composition.
Tous trois n’ont cessé de jouer collectif tout en s’aménageant un parcours individuel original. C’est un trio tout neuf dont les personnalités semblent fonctionner pour essayer ensemble autre chose. Leur univers a priori semblait éloigné, la rythmique étant composée de musiciens plus jeunes et prometteurs choisis par le sorcier des machines de Magma, Emmanuel Borghi dont le Watering The Good Seeds annonce un changement de cap dans la carrière. On entend une succession de thèmes prétextes à une expérimentation sur scène en constante évolution. Se remettre en question est la clé de la démarche du leader, il est vrai qu’on le voit chercher, presque hésiter avant de poser ses doigts sur le clavier, se laissant aller avec son expérience acquise au sein de multiples formations à jouer sans repères, sortir des passages balisés, refuser la facilité. Se mettre en danger avec des partenaires que l’on ne connaît pas. Ce goût du risque s’avère payant, le concert est une découverte formidablement excitante d’autant que ni le titre des morceaux ni le titre du Cd n’est annoncé par le leader qui n'a pas la même aisance pour communiquer. Rien de grave, jouer suffit : ses compositions entêtantes font monter la tension avec une rythmique diabolique, d’une précision stupéfiante, les morceaux s’arrêtant brutalement dans un accord parfait.
Le remarquable batteur Ariel Tessier que j’entends trop rarement, même s’il est passé dans deux groupes différents à l’Ajmi me stupéfie à chaque fois par sa mécanique d’horlogerie jurassienne.
Un trio sans recherche d’effets d’amplification, de machine qui produit un jazz vibrant, qui vit tout simplement. “Penser jazz en trio en oubliant la tonalité” dit fort justement Xavier Prévost dans sa chronique du disque sur ce site même. Du bruitisme parfois sur les traces du dodécaphonisme... un programme qui passe très bien. L’adhésion du public est immédiate, aucun risque avec ce trio que la formule reine en jazz, piano-basse-batterie tourne à l'académisme. Audacieuse est leur musique et pourtant accessible, du grand art. Une heure ne suffirait pas mais l’important est d’avoir découvert ce groupe qui doit absolument persister dans sa démarche.
Duo Giovanni Guidi et Luca Aquino
Grande salle de la Maison, 20h 30
Sans avoir vu le titre du programme Amore bello, chez Musica Jazz en 2021, on pouvait presque s’en douter à l’écoute de ce duo italien. Un jazz transalpin que l’on a peu d’occasion d’entendre en France alors que nous sommes si proches.
Installée confortablement en hauteur dans la grande salle de la Maison de la Culture, si bien que je ne vois pas grand chose du couple sur la scène immense, j’essaie de deviner sans y arriver d’ailleurs quel est le leader et lequel est le plus jeune. Je suis tout de suite attirée par les variations de jeu du trompetttiste qui capte toute mon attention. Il commence par siffler dans le micro . Connaîtrait-il la technique du "silbo" canarien de la Gomora pour communiquer en sifflant d’un village ou d’une île à l’autre? A moins tout simplement qu’il ne s’inspire de Morricone dans les films de Leone…Il fait encore bruiter sa sourdine dans le pavillon puis il se mettra à chanter, pratique aussi la respiration continue -c’est un autodidacte élève du Sarde Paolo Fresu. Une théâtralité dans la posture et les gestes, une technique et un son des plus captivants pour ce musicien adoubé par le maître Enrico Rava, et qui se dit amoureux de Chet Baker… La filiation est assumée. Sans connaître le titre de leur premier CD, je commence à me dire que le duo part en roue libre sans direction vers "l'art mineur" selon Gainsbourg, pourtant passé maître en la matière, du cantabile, de la canzonetta que les Italiens privilégient, puisqu' inscrite dans la forme même de leur langue.
Et quand il prend la parole pour présenter ce duo, le pianiste Giovanni Guidi confirme que leur unique objectif est de faire chanter leur instrument, qu’ils ne cherchent qu’à faire jazzer des chansons pop de leur patrimoine, méconnu ici. Selon le principe jazz de reprendre des thèmes “fossilisés” quelque peu dans leur version princeps et de les renouveller. “Amore bello” est par exemple un titre de Claudio Baglione. “Un giorno dopo l’altro” du grand Luigi Tenco . Mais ils reprennent aussi les standards de l’American Songbook gardant la ligne mélodique comme dans l’inoxydable “Over the Rainbow” d’Harold Arlen et E.Y. Harburg. Ils se saisissent aussi de “What a Wonderful World” ce qui constitue un défi pour un trompettiste, car les solos et les aigus d’Armstrong ont une force insurpassable. La fatigue me gagne car je n’ai pas reconnu le thème “I fall in love too easily”( Styne/ Cahn) qui serait logique dans la thématique de leur programme.
African Jazz Roots Seetu
Grande Salle 21h 30.
Si les Italiens ont charmé le public toujours aussi nombreux dans cette "cathédrale" des temps modernes qu'est une maison de la culture, il y aura du spirituel dans l'art avec le groupe suivant. Que dire aussi de la connivence immédiate du public avec cette formation mixte due à la rencontre de Simon Goubert avec le joueur de kora Ablaye Sissoko? Le jazz à la rencontre de l’Afrique occidentale. Un long compagnonnage de trois albums qui remonte à 2009, scellé lors du festival de St Louis du Sénégal d’ailleurs évoqué dans une composition “De Dakar à St Louis”.
Une complicité absolue, un plaisir de jouer ensemble, de vivre au Sénégal une aventure en terre africaine tout en remontant aux racines du jazz, entre des rythmiques issues du jazz américain et d’autres plus traditionnelles emmenées par les sabars (qui peuvent être percussions, style de musique et danse).
“Seetu” en wolof est le reflet, miroir de l’autre dans lequel on se mire et se réfléchit? Mélodique, rythmée, percussive cette musique a toutes les qualités et révère la tradition. Le joueur de kora, cette harpe à 21 cordes et très long manche explique posément avec toute la sagesse des griots mandingues le sens de la vie, le respect de la famille et des ancêtres. Savoir reconnaître et accepter d’où l’on vient est une notion essentielle, souvent rejetée ici. Il prend le temps de décrire la leçon révélée dans les traditionnels comme “Manssani Cisse” qu’il jouera avec Ibrahim Ibou Ndir, virtuose des calebasses qu'il manipule avec un doigté exceptionnel. On croirait parfois entendre un cliquetis de claquettes sur ces gros bols au plat.
La complicité entre le piano de Sophia Domancich et la kora d' Ablaye Sissoko est manifeste : proches sur scène et dans la vie, le son du piano se confond même avec celui de la harpe.
Jean-Philippe Viret vieux complice du batteur est le pilier du quintet, le mât auquel ils se raccrochent tous et l’écriture de Simon Goubert met en valeur chacun de ses amis dans des duos basse-percussions, piano-harpe sans oublier de driver l'ensemble avec sa frappe toujours exceptionnelle .
Il me fait penser à un page, un gentil troubadour quand il présente avec humour et allégresse cette nouvelle aventure leur aventure dans des ballades émouvantes («La Langue de Barbarie», «Réflexions du jour»). Il n’oublie pas enfin de rappeler qu’African Jazz Roots (Cristal Records – 2022) fut enregistré à l’Institut Français de Dakar en compagnie de l’ami de toujours le contrebassiste Jean-Jacques Avenel et des musiciens sénégalais Ousmane Bâ - flûtiste peuhl - et Babou Ngom – percussionniste - tous trois disparus aujourd’hui…
A suivre….. le final du festival demain.
NB : Les photos des artistes sont de Maxime François.
Sophie Chambon