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15 mars 2024 5 15 /03 /mars /2024 17:27
Louise Jallu              Jeu

Louise Jallu Jeu

 

Label Klarthe/ Distribution Socadisc

www.louisejallu.com

 

 

 

 

Proche de l’accordéon, le bandonéon n’est pas associé à la plus éclatante modernité, encore qu’avec le talent de la jeune Louise Jallu qui en est déjà à son troisième album, l’instrument connaisse un singulier éclat, un véritable engouement comme  le fut l’accordéon avec Vincent Peirani dans le sillage de Richard Galliano qui joua souvent avec Nougaro, disparu en mars 2004, auquel on pense beaucoup.

Jazz, chanson, musique contemporaines sont au programme pour cet instrument né en Allemagne pour remplacer l’orgue des églises, transplanté en Argentine pour devenir le roi du tango. Car le bandonéon, c’est évidemment le tango! La musicienne et enseignante, après un album dédié à l'iconique Astor Piazzola en 2021 pour le centenaire de sa naissance, se jette à corps perdu dans ses propres compositions, entourée d’un sextet de jazz choisi avec soin : avec sa vision de l’instrument assurément moins traditionnelle, la jeune musicienne tente de s’émanciper et de sortir de la référence éclatante mais écrasante du maestro, laissant de côté (pour l’instant?) “Oblivion” et autre “Libertango”.

D’un esprit combattif, elle dirige son équipage avec une intensité permanente, gommant quelque peu la mélancolie d’un bandonéon d’ombres et de lumières tamisées pour laisser  passer le bando nouveau faisant fi du (déjà) "vieux tango Gotan". S’il ne pense pas à écrire le futur, le groupe secoue bien le présent, entre patrimoine musical, sirène de police municipale (qui ne fait pas de râle), un Fritz Kreisler qu'elle s'est approprié en le rebaptisant “Pugnani-Jallu” sur son accordéon à soufflet de section carrée qu’elle joue assise ...normalement!

Louise avait commencé en quartet avec Grégoire Le Touvet(piano, claviers), Alexandre Perrot ( contrebasse) et le sidérant Mathias Lévy ( violon) qui lui sont restés fidèles. Mais pour ce programme éclectique qui ratisse large, de Schönberg à Brassens, elle a sorti le grand jeu étoffant et habillant ses titres de la guitare électrique de Karsten Hochapfel entre autre sur “Une milonga blues” bruitiste, du toujours percutant Ariel Tessier et du design sonore inspiré de Gino Favotti.

Comme si Louise Jallu voulait montrer la richesse de son répertoire et des emprunts classiques qu’elle “transfigure” d'entrée dans ce “Schumann et Wozzeck” bandéonisés et enfiévrés dès que le violon paraît, en partant de passages de la sonate en fa dièse mineur op 11 de Schumann et de l’interlude en ré mineur de l’acte 3 de Wozzeck de Berg. L’ intensité mélodramatique de cette première composition sied aux auteurs référés.

Sur les 9 titres de son Jeu, 4 compositions dont 3 milongas  (l’autre danse argentine très rythmée) sont vraiment originales et les cinq autres transformées, arrangées superbement avec l’aide de Bernard Cavanna qui fut son professeur au Conservatoire de Gennevilliers.

Le plus curieux sera la version très personnelle “Mon Boléro” du tube de Ravel, morceau classique le plus joué, hit planétaire, piège à clichés, que Ravel n’aimait pas du tout et qui le fit beaucoup souffrir avant qu’il n’arrive à se lancer dans les 17 minutes obsédantes que l’on connaît, conçues pour la danse-on se souvient alors du ballet de Béjart  avec Jorge Donne. Pour cette composition “charnelle et envoûtante” qui contenait très peu de musique selon son auteur, on peut faire confiance à Ariel Tessier pour installer la base rythmique sur laquelle s’élance la bandéoniste, dans une version épurée avec les pizz légers du violon de Mathias Lévy, prenant le contrepied, n’énonçant jamais le thème, s’en tenant seulement à des variations.

Bach, si elle fait appel à lui en lui "chipant" quelques fragments de l’adagio de la Sonate pour violon et clavecin est quelque peu violenté avec les effets d’orage de Grégoire le Touvet et les perturbations électroniques assumées par Gino Favotti. 

Si la bandéoniste fait preuve d’inventivité dans le détournement des mélodies, on préfère ses compositions actuelles où s’entend l’audace d’un orchestre-écrin comme dans le final, détonant  hommage au conservatoire de Gennevilliers qui ouvrit la première classe de bandonéon en Europe.

Témoignant aujourd’hui d’une identité et d’un style de plus en plus affirmé qui regarde sans a priori toutes les musiques, intègre écriture et improvisation sans sourciller, elle brasse ces divers répertoires joyeusement, avec malice, avec la liberté que lui procure un instrument maîtrisé. Quel potentiel formidable pour une belle équipe à suivre absolument...

 

Sophie Chambon

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14 mars 2024 4 14 /03 /mars /2024 17:01


     Surdoué de la guitare, n’ayant qu’une seule ligne de conduite, la liberté, Sylvain Luc est décédé brutalement le 13 mars à l’âge de 58 ans, des suites d’un malaise cardiaque, témoigne son épouse, la guitariste classique Marylise Florid.

 

     Adepte de la « guitare plurielle », pratiquant toutes les formes de l'instrument -acoustique, électrique, cordes en acier, en nylon ...- et tous les styles -jazz, classique, brésilien, rock, chansons françaises...- Sylvain Luc se montrait intransigeant avec le son qu’il voulait, nous avait-il confié en 2011, « pur, neutre, bio ». Cette année-là, l’artiste né à Bayonne le 7 avril 1965, avait reçu le Prix Django Reinhardt 2010 de l’Académie du Jazz des mains de Michel Legrand qui avait alors vanté ses qualités « rares ».

 

     Pratiquant la guitare dès l’âge de 4 ans, Sylvain Luc enregistra son premier album, consacré au folklore basque, avec ses frères Gérard et Serge. Après avoir joué dans les bals de la région –la meilleure école- il « monte » à Paris où il se révèle en 1993, avec un album en guitare solo, « PIAIA ».

 

     Il « fait le métier » en accompagnant Catherine Lara, Michel Jonasz puis s’engage délibérément dans le jazz : avec Richard Galliano (son collègue au sein du label Dreyfus), le trio Sud formé avec André Ceccarelli et Jean-Marc Jafet, Michel Portal (son voisin du pays basque), Stéphane Belmondo, mais aussi un autre grand de la guitare Biréli Lagrene (dans deux albums en duos).

 

     Lui qui confiait se situer aussi proche de Michel Portal que de Marcel Azzola, aimait aussi le répertoire de la chanson, les Beatles par exemple, mais surtout les classiques du patrimoine français, Edith Piaf (Richard Galliano & Sylvain Luc -La vie en rose-, rencontres avec Edith Piaf et Gus Viseur. Milan/Universal. Janvier 2015) ou Charles Trenet et Serge Gainsbourg (Standards » chez Dreyfus Jazz. 2009).

 

     Avec son épouse Marylise Florid, concertiste classique et professeur au conservatoire Pierre Barbizet de Marseille Sylvain Luc formait un duo qui avait sorti en 2019 un album (« D’une rive à l’autre » chez Jade) considéré par Richard Galliano comme « un opus d’une grande pureté, d’une musicalité rare, d’une osmose réciproque et profonde. ». Les deux guitaristes qui devaient animer un stage de guitare en Haute Provence du 21 au 28 avril préparaient un nouvel album ce printemps.

 

     Toujours enthousiaste, Sylvain Luc se montrait toujours prêt à découvrir de nouveaux espaces : « Ce qui est génial dans ce métier, c’est que ce n’est jamais gagné ».  Et d’ajouter :« C’était déjà un rêve quand j’ai réussi à vivre de ma musique ».

 

 

Jean-Louis Lemarchand.
 

 

©photos Alexandre Lacombe et Francis Capeau.

 

 

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12 mars 2024 2 12 /03 /mars /2024 22:34

Grégoire Letouvet (piano, piano électrique, claviers), Léo Jeannet (trompette, bugle), Jules Boittin (trombone), Corentin Giniaux (clarinette, clarinette basse), Thibaud Merle (saxophone ténor, flûte), Rémi Scribe (saxophones ténor & soprano), Paul de Rémusat & Raphaël Herlem (saxophones altos), Alexandre Perrot (contrebasse), Jean-Baptiste Paliès (batterie, percussions)

Malakoff, sans date

Pégazz & L’Hélicon / Inouïe Distribution


 

Un orchestre singulier, et singulièrement mûri par dix années d’existence pour ce cinquième album qui le fait surgir du lot. Un pianiste-compositeur-chef d’orchestre, Grégoire Letouvet, aux pratiques plurielles  : jazz évidemment, au sens le plus large, mais aussi la musique dite contemporaine (comme le jazz qui, de toujours vit, dans son présent), le cinéma, le spectacle vivant, les arrangements pour des grands orchestres (dont l’Orchestre National de Jazz), et pour la chanson…. Une écriture riche, dont les méandres se développent jusque sous les improvisations des solistes. Et des solistes qui tiennent sérieusement la route ! Des compositions signées aussi par des membres du groupe, non seulement pour les 9 plages du CD, intitulé Face A, mais aussi par une mystérieuse Face B, intitulée ‘Murmures’, accessible sur les plateformes. Des musiques qui procèdent de toutes les sources, sollicitées, caressées, bouleversées, magnifiées et dynamitées : comme un manifeste de ce que peut être aujourd’hui une grande formation de jazz (au sens le plus large). Pour la Face B, des petites formations issues de l’orchestre donnent à entendre d’autres voix, d’autres couleurs. Le tout constitue une œuvre plurielle…. singulièrement collective ! À découvrir, urgemment et absolument.

Xavier Prévost

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En concert le 13 mars à Paris au Studio de l‘Ermitage, avec en invitée Leïla Martial

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un avant-ouïr sur Youtube

 

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6 mars 2024 3 06 /03 /mars /2024 14:39

 

Emil Spanyi  (piano),  Gautier Garrigue  (batterie),   Éric Barret (saxophone ténor)

Dunkerque, juin 2022

Jazz Family JF098 / Socadisc


 

D’abord, immense plaisir d’écouter enfin sur disque ce trio dont Éric Barret m’a dit que j’avais été le premier programmateur, en juillet 2011, au festival de Radio France & Montpellier, où j’ai produit et diffusé sur France Musique les concerts de jazz durant…. 29 ans ! Souvenir marquant car, outre le plaisir de retrouver ce jour-là Éric Barret, et le formidable pianiste qu’est Emil Spanyi, j’écoutais alors pour la première fois le batteur Gautier Garrigue, dont le talent m’a dès ce jour impressionné (impression confirmée au fil des année).

Très grande joie aussi de découvrir un disque enregistré ‘sur le vif’ (live pour les accros au franglais) dans un club unique : le Jazz Club de Dunkerque (https://www.jazzclubdunkerque.fr/), qui depuis des années accueille un groupe pour trois soirées (jeudi-vendredi-samedi), chose devenue rarissime et qui rappelle aux amateurs chenus (et même cacochymes) l’époque (lointaine) où les groupes résidaient à Paris dans un club plusieurs semaines, plusieurs mois, voire... plusieurs années. Trois jours (les 2, 3 & 4juin 2022) pour se trouver, se retrouver, et produire une musique qui respire l’engagement, le risque, la liberté, à chaque mesure, à chaque solo, à chaque improvisation. Une instrumentation inusitée, qui fonctionne parfaitement, et trois solistes exceptionnels dans une circonstance plus que faste. Je n’en dis pas plus : précipitez-vous chez vos disquaires !

Xavier Prévost

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Un généreux avant-ouïr sur la réécoute de l’émission de France Musique ‘Open Jazz’ du 5 mars 2024

https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/open-jazz/eric-barret-bienvenue-au-club-4987381

 

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5 mars 2024 2 05 /03 /mars /2024 17:42

     Le pianiste martiniquais Grégory PRIVAT a reçu le 4 mars le Prix DJANGO REINHARDT 2023 de l’Académie du Jazz, décerné au musicien de l’année lors de la cérémonie de présentation du palmarès annuel de l’association indépendante, organisée au Théâtre du Beffroi de Montrouge (Hauts de Seine). Un prix bénéficiant d’une dotation de la Fondation BNP-Paribas (mille euros).

 

     Lors du vote final de l’Académie intervenu à la fin novembre, Grégory Privat a devancé un autre pianiste, Laurent Coulondre et le batteur Arnaud Dolmen. Fils du pianiste et compositeur José Privat (groupe Malavoi), Grégory Privat (39 ans) s’est consacré entièrement au piano à 27 ans délaissant alors son métier d’ingénieur. En 2019, il a créé son propre label Buddham Jazz sur lequel il vient de sortir en février 2024 un album en trio, « Phoenix », avec le bassiste Chris Jennings et le batteur Tilo Bertholo. L’an dernier, le pianiste s’était aussi fait remarquer par un disque en solo, « Nuit & Jour » sur le label Paradis Improvisé.

     Grégory Privat devient ainsi le 26 ème pianiste récompensé par le Prix Django Reinhardt depuis sa création en 1954, succédant au palmarès à une autre pianiste Leila OLIVESI (2022)… et à un certain Martial SOLAL (lauréat en 1955), président d’honneur de l’Académie du Jazz qui a adressé un message ce lundi soir sur le thème de l’improvisation ( à grands traits, la condition nécessaire mais pas suffisante est de disposer d’un gros bagage) lu en scène par Jean-Michel Proust, président de l’Académie qui a succédé à François Lacharme (2005-2023).

 

 

     Au cours de cette soirée marquée par des prestations musicales en direct des principaux lauréats, l’Académie du Jazz (81 membres), a également distingué le disque en trio (« INITIO », Jazz Eleven) du jeune pianiste Mark PRIORE, avec le contrebassiste Juan Villarroel et le batteur Elie Martin-Charrière, par l’attribution du Prix EVIDENCE, consacrant la révélation française de l’année.

 


     Le palmarès 2023 met aussi à l’honneur des artistes habitués aux couronnes de l’Académie du Jazz. Pierrick PEDRON, saxophoniste et prix Django Reinhardt 2006, se voit attribuer le Grand Prix de l’Académie du Jazz (meilleur disque de l’année) pour un album en duo avec le pianiste cubain Gonzalo RUBALCABA (titré simplement « Pedron-Rubalcaba », sous le label français Gazebo).

    

 

     Quant à Laurent CUGNY, prix Django Reinhardt 1989 et Grand Prix de l’Académie 2010 pour « La tectonique des nuages » (Signature-Harmonia Mundi), il décroche le Prix du Disque Français avec un album en grande formation, Laurent Cugny Tentet Zeitgeist, chez Frémeaux & Associés, où il présente sa vision du jazz universel, des grands standards (Duke Ellington, Joe Zawinul, Miles Davis, les Beatles…) à ses propres compositions.

 


     Figurent également au palmarès de l’Académie du Jazz 2023, ramené cette année à sept prix :

 

 Le vétéran chanteur américain Billy VALENTINE qui a reçu le Prix Blues, Soul, Gospel pour « Billy Valentine & The Universal Truth » (Flying Dutchman Acid Jazz).

    

     Le vocaliste suisse Andreas SCHAERER qui a reçu le Prix du Musicien Européen, rejoignant ainsi ses compatriotes Samuel Blaser (tromboniste) et Matthieu Michel (bugliste), lauréats en 2018 et 2021.

    

     Enfin la série documentaire ZERO GRAVITY ; WAYNE SHORTER réalisée par Dorsay Alavi consacrée au saxophoniste disparu le 2 mars 2023, produite par Brad Pitt et disponible sur Amazon Prime s’est vue attribuer le Prix du Patrimoine.

 

     Le palmarès complet avec les noms des trois finalistes dans chacune des sept catégories est présenté sur le site de l’Académie du jazz. www.academiedujazz.com

 

 

Jean-Louis Lemarchand.   

©photo Jll & X.(D.R.)

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2 mars 2024 6 02 /03 /mars /2024 21:39

 

Sylvain Cathala (saxophone ténor), Stéphane Payen (saxophone alto), Benjamin Moussay (piano modulaire), Jean-Philippe Morel (contrebasse), Franck Vaillant (batterie)

Les Lilas, 19-21 décembre 2022

le triton TRI-23573 / l’autre distribution

 

Un groupe qui m’a marqué par sa singularité dès sa première mouture, au Concours National de Jazz de La Défense en 1998 : Stéphane Payen était déjà au côté de Sylvain Cathala. Quelques années plus tard Jean-Philippe Morel et Franck Vaillant rejoignaient le canal historique, et en 2016 le quartette devenait quintette avec l’arrivée de Benjamin Moussay et de son ‘piano augmenté’. En décembre dernier Print donnait au Triton un concert d’avant-sortie de ce nouvel opus, qui rejoint une discographie déjà fournie, en quartette comme dans des ensembles plus larges ouverts aux amis : le disque était déjà fabriqué, et les heureux spectateurs du concert ont pu l’acquérir. Mais cette fois le disque est disponible, depuis quelques jours, dans les circuits de distribution (pensez aux vrais disquaires!). Le concert m’avait emballé. Le CD confirme mon enthousiasme : densité musicale, sens de la forme, couleur des assemblages de timbres et de textures, fine dramaturgie (mais peuplée d’éclats soudains et de ‘liberté grande’, comme disait Louis Poirier, alias Julien Gracq). Sans parler de la qualité superlative des solistes. Musique rêveuse, musique offensive, musique en forme de manifeste esthétique, et surtout musique de musiciens habités par le désir partagé de faire œuvre en groupe. L’identité du leader-compositeur est bien là, mais elle prend tout son sens dans le collectif. Grand groupe, belle musique ; très beau groupe, grande musique !

Xavier Prévost

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Sur Youtube le premier titre sur les images d’un vertigineux clip réalisé par Fred Poulet & Fabrice Guibout

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28 février 2024 3 28 /02 /février /2024 16:51
JAY JAY JOHNSON  THE QUINTESSENCE

JAY JAY JOHNSON  THE QUINTESSENCE

New York- Hackensack- Chicago

Frémeaux&Associés   www.fremeaux.com

 

 Le label Frémeaux &Associés nous fait découvrir une fois encore des enregistrements rarement regroupés tout à fait dignes d’intérêt.Voilà que sort une anthologie du tromboniste Jay Jay Johnson en un coffret de 2 CDs dans l’excellente collection dirigée par Alain Gerber secondé par Jean Paul Ricard.

On retrouve la prose délicieuse de Gerber et son analyse des plus fines,  un vrai "écrivain de jazz" dont les émissions sur France Musique ( Le jazz est un roman) et France Culture (Black and Blue ) ont formé la culture jazz de nombreux auditeurs, je peux en attester pour mon cas personnel. Auteur d’une trentaine de livres sur le jazz, créateur de la collection “The Quintessence” chez Frémeaux & Associés, il pratique aussi la batterie, ce qui nous vaut la sortie toujours chez Frémeaux de son autobiographie du jazz : Deux petits bouts de bois. Une autobiographie de la batterie de jazz. 

Alain Gerber donne son sentiment sur le musicien Jay Jay Johnson dans le style qu’on lui (re)connaît alors que Jean Paul Ricard reprenant le rôle du regretté Alain Tercinet dans lequel il ne dépare pas, s’attache au factuel et à la chronologie en donnant une biographie détaillée du musicien. Encore un travail d’experts qui continuent l’entreprise patrimoniale du label en orientant leurs recherches vers ce musicien de grande envergure, quelque peu oublié bien que vénéré de ses pairs et en particulier des trombonistes. Jay Jay Johnson a révolutionné l’instrument par un jeu très rapide : improvisateur talentueux, il fut en outre un excellent compositeur ( on retiendra "Lament" et "Kelo" entre autres) et un arrangeur sensible. On redécouvre littéralement la personnalité et l’oeuvre immense d’un tromboniste qui sut aller en-deçà et au-delà du bebop dont il est considéré à juste titre comme l’un des maîtres même s’il est moins cité que les illustres Gillespie, Monk, Powell et en premier Charlie Parker. D’ailleurs en exergue du livret, cette phrase de Bob Brookmeyer, un autre grand tromboniste mais à coulisses : «Le Charlie Parker de son instrument». Même si Jay Jay n’hésita jamais à enjamber ce genre et à sortir de la petite boîte labellisée bebop.Et à travailler avec Miles dès 1953 ( "Kelo" dans Miles Davis vol1 chez Blue Note) et Walkin dans Miles Davis All Star Sextet l'année suivante pour Prestige.

L’anthologie présente en effet un livret très précis où figurent les renseignements discographiques complets des différentes séances choisies, 18 titres pour le premier Cd qui traite de Jay Jay Johnson en leader et 14 pour le second où il est sideman. Grâce à une sélection judicieuse sur une période assez large qui démarre logiquement en 1945 chez Benny Carter (Jay Jay Johnson est né en 1924) et s’achève en 1961 (pour une question de droits) avec “Blue Mint”, l’une de ses compositions pour le Big Band de Gillespie, les auteurs de ce bel ouvrage nous proposent un remarquable parcours en pays bop et au delà. Précisons tout de suite qu’on ne trouve aucun inédit, aucun bonus puisque c’est la date de publication qui fait foi, autre astuce des majors qui ont fait pression pour qu’une oeuvre ne tombe pas dans le domaine public avant 70 ans. Or Jay Jay Johnson qui a mis fin à ses jours le 02 avril 2001 (Alain Gerber titre d’ailleurs son dernier paragraphe avec un formidable à propos Suicide is painless) a continué de jouer et d’enregistrer très longtemps et par exemple rien que de 1964 à 1966, il a signé les arrangements en big band de quatre albums non négligeables pour RCA Victor. 

Les choix d’Alain Gerber et de Jean Paul Ricard sont éminemment subjectifs, mais on peut leur faire confiance, ils ont rassemblé les titres les plus représentatifs du talent et du style uniques de Jay Jay Johnson.

C’est Benny Carter très impressionné qui donne l’opportunité à Jay Jay Johnson d’enregistrer son premier solo dans “Love for Sale” qui commence le CD 2 dans la version du 25/10/1945 et il l’engagera dans son grand orchestre de 1942 à 1945. Après l’ “urbane” Benny Carter, c’est Count Basie qui l’invite (1945-1946). Chez Basie, il a notamment pour voisin de pupitre Dickie Wells qui eut une considérable influence sur lui sans oublier pour autant Trummy Young et J.C. Higginbotham...et le grand Jack Teagarden. Mais dès 1946, ce sont ses premiers enregistrements en quintet avec Bud Powell et Max Roach qui retiennent l’attention, citons sur Savoy “Mad Bebop” sur Jay Jay Johnson Be Boppers le 26/06/46. Jay Jay Johnson est celui qui a adapté le trombone tout comme Bennie Green aux exigences du langage bop, élaboré par des trompettistes et des saxophonistes, des pianistes et des batteurs. Jay Jay est alors considéré comme le meilleur des trombonistes par la revue Esquire et remporte tous les prix possibles considéré dont le «Musicians’ Musician». Dès 1949 il propose une formation à deux trombones à Kai Winding, association mémorable et de longue durée. Il travaille aussi avec Sonny Stitt, le grand mal aimé du jazz que réhabilite volontiers Gerber : retenons les trois séances d’octobre, décembre 1949 et janvier 1950 qui “pourraient bien représenter le plus exceptionnel de sa contribution au jazz enregistré chez Prestige Sonny Stitt Bud Powell Jay Jay Johnson. Stitt et Johnson partagent d’ailleurs la même dévotion pour Lester Young, anti-conformiste lyrique. Jay Jay Johnson peut être considéré comme le tromboniste du bop et du hard bop, enregistre un peu plus tard avec Hank Mobley une série de trois albums chez Blue Note The Eminent Jay Jay Johnson. Grand phraseur même en staccato comme dans “Jay” vol 1 du 24/09/1954 d'une grande précision rythmique, un son soyeux même dans les graves, sans effets de glissando.

Comme il n’ a jamais tiré beaucoup de fierté de sa “reconnaissance”qui ne lui assurait pas pour autant la belle vie, il a quitté la scène à plusieurs reprises pour «observer le jazz de l’extérieur» : d’août 1952 à juin 1954, il est devenu inspecteur des plans (!) au sein d’une usine de la Sperry Gyroscope Company, spécialisée dans les équipements électroniques. Il en sortira pour retrouver Kai Winding et ce duo fait alors des merveilles : on les entend dans le bien nommé “Trombone for two” du disque éponyme Jay & Kay en 1955, une superbe version de “Night in Tunisia” dans Jai (sic) & Kay plus 6 qui renouvelle le standard de Gillespie le 6/9/1956.  Il signe ensuite toujours chez Columbia en 1957 First Place avec Tommy Flanagan et Max Roach. Le quartet peut être la formation rêvée pour découvrir l’étendue du registre du tromboniste, son aisance dans tous les tempos, sa fluidité. Ils poursuivront avec le même bonheur dans Blue Trombone en 1957.

On le voit tout est formidable dans la discographie du tromboniste en leader ou en sideman et on adore évidemment ses envolées avec Dizzy où il parvient à glisser une approche impressionniste. Gerber écrit qu’il stylisait jusque dans la tempête. Ce en quoi il s’oppose totalement à l’autre grand du trombone, son rival si l’on veut, Frank Rosolino, “fauve chez les impressionnistes” (entendre les musiciens West Coast). Il faudrait encore citer le goût de Jay Jay pour une certaine distanciation qu’il partage avec John Lewis et qui le fait se rapprocher du Third Stream de Gunther Schüller et tenter certaines expériences comme The Modern Jazz Society presents a concert of contemporary music le 14/03/1955.

Guidés par l’expertise de nos deux connaisseurs qui se sont livrés à ce «labour of love», non seulement l’amateur se régale mais se constitue ainsi un bréviaire du jazz, une discothèque. Alain Gerber et Jean Paul Ricard ont fourni un vrai travail d’équipe, on ne peut que rendre hommage à ce travail de mémoire précis, précieux et indispensable pour l’histoire de la musique.

NB : On se réjouit d’avance de la parution prochaine, toujours chez Frémeaux & Associés collection the Quintessence d’un coffret dédié à Lee Konitz.

 

Sophie Chambon

 

 

 

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21 février 2024 3 21 /02 /février /2024 14:48

FREMEAUX & ASSOCIES. 240 pages.
Paru en librairie en février 2024.

     Figure vénérée de la jazzosphère par ses écrits (Jazz Magazine, les Cahiers du Jazz)et ses oraux ( des émissions à France Culture et France Musique) sans oublier son travail de directeur de collection (The Quintessence, chez Frémeaux & Associés), Alain Gerber, c’est un fait connu d’un petit cercle, pratique également un instrument, disons plutôt un arsenal, la batterie.
     
     Retiré dans le midi depuis sa mise à la retraite par Radio France en 2008 -une mesure pour raison de limite d’âge qui frappa aussi Claude Carrière, Jean Delmas, Philippe Carles parmi les producteurs de jazz- l’écrivain à succès (une cinquantaine d’ouvrages, romans ou récits, lauréat du Prix Interallié, distingué par l’Académie Française, l’Académie du Jazz) s’est sérieusement (re)mis à la batterie découverte à l’adolescence à Belfort : une heure chaque jour dans un cabanon de sa maison à Toulon où il entre « au pays des merveilles ». Son constat : « Peut-être deviendrai-je un jour batteur, à la fin des fins. Je sais en tout cas que je ne deviendrai jamais musicien, je n’ai pour cela ni les connaissances requises, ni l’imagination qui me garderait d’être un imitateur à peine passable ».

 

     Tout Gerber est là, lucide à l’extrême et heureux de ces avancées « réelles mais infinitésimales » derrière ses fûts. Mes baguettes ces deux petits objets de bois « ne m’ont pas donné ce que j’espérais d’eux. Ils ont fait mieux : ils m’ont donné ce que je n’attendais pas de moi-même ».

 

     Tout au long de ce récit de forme autobiographique, Alain Gerber retrace son compagnonnage avec la batterie, établit des comparaisons entre les modèles de baguettes et autres caisses claires et cymbales (les Asba, Vic Firth, Ludwig, Zildjian, Pro Mark, Zildjian, Sabian, Paiste…)  évoque les conseils pris auprès des professionnels, Aldo Romano, Daniel Humair qui lui donna une demi-douzaine de cours dans les années 70, Georges Paczynski, son complice radiophonique, professeur de batterie et auteur d’une histoire de la batterie de jazz en trois tomes ...

 

     On se délecte à la lecture de ce voyage intime au pays de la batterie servi par une langue riche et délicate. Le lecteur peut ajouter au plaisir en écoutant les quelque 80 anthologies réalisées par l’auteur pour le compte de Frémeaux & Associés et citées en références.

 

Jean-Louis Lemarchand.

 

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17 février 2024 6 17 /02 /février /2024 09:37

 

Jérôme Lefebvre (guitare, composition), Timothée Quost (trompette, bugle, électronique), Loïc Vergnaux (clarinette, clarinette basse), Guillaume Orti (saxophones alto, soprano, & C Melody), Benoît Keller (contrebasse), Daniel Jeand’Heur (batterie)

Salins-les-Bains (Jura), 9 -10 décembre 2022

altrisuoni as 375 / l’autre distribution

 

Dès la première plage, Ouverture, mon pavlovisme de jazzophile bien dressé me souffle à l’oreille : jazz de chambre. Certes. On a le goût des nuances, des timbres affirmés, des techniques orthodoxes, et de la belle combinaison harmonique qui signe la belle ouvrage. Mais très vite je devine que s’ouvre devant moi un territoire d’autres libertés : modes de jeu parfois transgressifs et une certaine audace musicale (l’équipe comporte quelques experts en ce domaine) ; sens collectif ; goût d’une pulsation obstinée (qui me fait parfois penser à Mingus, mais en moins souple) ; désir perceptible de pousser plus loin les bornes de l’improvisation. Je me trouve embarqué dans une musique assez singulière (et sa singularité me plaît!). De très bons solistes, qui dans leurs improvisations apportent les traces de leurs autres expériences, et une sorte de cohérence esthétique qui me met en joie. ‘Jusqu’où s’évapore la musique ? ‘ dit le titre de l’album, et aussi de l’avant-dernière plage. Sans doute jusqu’à son point de combustion imminente, qui vient dans le dernier titre, explicite : Bordello con expressividad. Le jazzophile est heureux, il le dit (et accessoirement l’écrit!)

Xavier Prévost


 

Le groupe sera en concert le 22 février au Triton, près de la Mairie des Lilas

https://www.letriton.com/programmation/jerome-lefebvre-fmr-orchestra-3048

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12 février 2024 1 12 /02 /février /2024 10:03

Catherine Delaunay (clarinette), Pierrick Hardy (guitare), Claude Tchamitchian (contrebasse, composition)

Moulins-sur-Ouanne (Yonne)

émouvance emv 1048 / Absilone

 

Une fois encore Claude Tchamitchian explore la mémoire de ses origines, en sollicitant le souvenir de l’antique Naïri, terre des hauts-plateaux arméniens avalée par la voracité destructrice de l’Empire Ottoman. Comme les poètes qui faisaient revivre de ce nom antique un territoire perdu, la contrebassiste-compositeur redonne vie, souffle et chair à ces terres en forme de mémoire. Quatre suites, ou plutôt trois suites, avec un intermède mélancolique. La mélancolie d’ailleurs rôde sur l’ensemble ainsi constitué, sentiment fécond qui redonne vie à tous ces univers, tantôt sur des rythmes alanguis, tantôt dans des formes vives, comme autant de danses rituelles. Instrumentation singulière, illuminée par l’incroyable palette de Catherine Delaunay, qui de sa clarinette va extraire des timbres de clarinette basse avant de caracoler dans toute la tessiture. Contrebasse pulsatoire ou méditative, guitare tissant de arpèges ou insufflant des rythmes obsédants : toutes les composantes d’une sorte de musique de chambre où se croiseraient des mondes habités de traditions multiples et de mémoire. Avec pour écrin un beau texte signé Jean Rochard. Une certaine idée d’un Art total, en quelque sorte. Très belle réussite.

Xavier Prévost

Le trio est en concert le mardi 13 février à Paris au Studio de l’Ermitage

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