Troisième volume de la collection
Double DVD : 2h 40 de concert filmé en public et 40 mn de bonus
www.antoineherve.com
RV Productions/harmonia mundi
ATTENTION/ ANTOINE HERVE est à l’affiche du Festival « OFF » d’Avignon : du 8 au 28 juillet, il donne tous les soirs une leçon de jazz à LA MANUTENTION (AJMI)
Antoine Hervé, entouré des inséparables frères Moutin, a choisi comme thème de sa troisième leçon de jazz, d’évoquer le génial Oscar Peterson . Massif, le pianiste dont les épaules faisaient quatre octaves de largeur, et dont les larges mains lui permettaient une digitalité extraordinaire, n’en est pas moins un mélodiste accompli . Cette leçon est d’autant plus difficile que peu de musiciens ont relevé le défi technique d’un tel projet, mais Antoine Hervé fête chaque artiste de son panthéon, en jouant comme il sait le faire, les passeurs. Le principe est simple, nous faire voir en direct comment « se joue » la musique, en proposant un concert commenté, qui éclaire certaines approches stylistiques, décompose quelques points, tout en rappelant la biographie de l’artiste. Un exercice éminemment pédagogique qu’ Antoine Hervé réussit à merveille, quand il explique le principe de la « blues note », souligne la différence essentielle entre polyrythmie et rythmes balkaniques, révèle, marche à l’appui, ce qu’est la « walking bass » ou le « shuffle » ; il montre enfin comment moduler, c’est changer provisoirement de tonalité. On revit ainsi « à la française » les leçons prodiguées en public à un tout jeune public, dans les années soixante, par le compositeur chef d’orchestre Leonard Bernstein. Les chapitres se décomposent ainsi le maître de l’harmonie, l’influence du blues et du gospel, le piano instrument polyphonique, la walking bass. Le trio passe aussi en revue les différents angles d’attaque de cette leçon : « A la manière de » dans le premier exemple « Blues for Oscar », une composition d’Antoine Hervé ; en harmonisant des compositions de l’artiste, dans la méconnue « Suite canadienne » en quatre parties ; en jouant fidèlement des transcriptions (comme Lizst) dans l’exemple choisi de « When lights are low » de Benny Carter.
Classé quatre ans de suite « meilleur pianiste » dans Downbeat, le pianiste canadien d’Halifax (1925-2007), est un des grands maîtres du rythme et aussi de l’harmonie. Il faisait régulièrement démonstration spectaculaire de son savoir-faire : « Touch, time, tone, technique, taste » étaient les cinq points fondamentaux de son credo musical. Il travaillait les larges accords de Debussy, quinte diminuée, accords de treizième. De Chopin, il aimait les grands écarts qu’il pouvait réussir avec ses larges mains, de Bach, il retenait le contrepoint et les voicings, était familier des doigtés de Scarlatti , mais il aimait particulièrement en jazz, ses idoles, à savoir Art Tatum, James P Johnson, Teddy Wilson, Nat King Cole. Si vous n’aviez pas été noir, auriez-vous été tenté par une carrière classique ? Non, aurait-il répondu, voulant conserver la créativité.
Oscar Peterson est devenu très vite une attraction pour les musiciens Américains voisins, il se produit au Carnegie Hall en 1949, tourne avec Norman Granz et sa tournée Jazz at The Philharmonic, rencontre Ray Brown qui sera son contrebassiste pendant les trente années à venir, monte des trios (p, b, g ) avec Herb Ellis . Directeur artistique, il enregistre beaucoup de disques chez Verve, multiplie les concerts tout en refusant de se laisser enfermer dans une esthétique. Rebelle aussi, il refuse de se laisser influencer par Charlie Parker. Il a traversé le siècle jazzistique du ragtime à l’électro accoustique, a couvert l’aventure musicale en s’emparant de toute la littérature de piano, cherchant à apporter quelque chose de nouveau dans son jeu, en changeant de plans. Ses arrangements sont de véritables chrorégraphies, avec ce sens du rythme lié au déplacement. Pour révéler son talent de compositeur, moins connu, Antoine Hervé nous fait entendre la Suite canadienne qui ressemble à un voyage en train, fil conducteur du DVD1 : « Ballad to the east » (4 jours pour traverser le pays en train), « Laurentide Waltz » non sans rappeler « Waltz for Debby » de Bill Evans, « Place Saint Henri » avec des appuis décalés/ donnée rythmique constante et des blues notes, « Hogtown blues », « Blues of the prairies », « Wheatland », « March past », « Land of the misty giants ».
Le trio, conçu comme un seul homme, se dévoile encore dans « Travellin on » (très be bop) avec de brusques arrêts, ruptures, block chords, tremolos d’accords (spécialité de Peterson) tutti, deux mains à l’unisson et il faut écouter « Sax no end » de Francy Bolland pour comprendre comment transposer un big band sur un piano.
Oscar Peterson a-t-il été utile au jazz ? Il en a fait une forme d’expression musicale aboutie, en associant exigence et jubilation, tendresse et vigueur. Son amour du classique lui a fait appliquer la leçon des romantiques au jazz, il a travaillé le piano orchestral des concertos romantiques, le piano des concertos russes mais en a donné sa version jazz.
Les bonus, pédagogiques, commencent par l’interview d’Antoine Hervé qui explique sa passion pour Oscar Peterson, son « père musical » découvert à 12 ans, mais qui a commencé à se l’approprier à 14. Antoine Hervé est un guide inspiré pour nous faire visiter les terres du jazz, ce pays réinventé avec une puissance instrumentale digne des plus grands jazzmen. Le « When Lights are low » commenté est un régal, une agréable et studieuse façon de déjouer, de voir la « fabrique ». Tout un jeu de question réponse, trompette trombone, commentaire très dépouillé, ou lyrique en accords dissonants, triolets de noires, autres variations sur le thème de deux notes, « trumpet style » pour imiter le vibrato, gimmick de fin. Si la musique peut se passer de commentaire, qu’il est jubilatoire de rentrer dans la technique et de ne pas privilégier l’émotion seule, à côté de laquelle on peut passer, quand on ne sait pas comment cela est joué. Après ces 2h 50 de musique intelligente, on ne pourra plus faire le reproche, souvent entendu, d’un jeu froid et trop brillant, technique et presque mécanique. Car Antoine Hervé, bon prince, nous donne une dernière clé, en nous suggérant d’écouter les ballades d’Oscar Peterson …
Merci du conseil, Monsieur Hervé !
Sophie Chambon