Contrebasse solo
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Des petites pièces, pas si faciles en vérité, neuf au total, composent cet album providentiel du contrebassiste Claude Tchamitchian qui a choisi de se portraiturer, en revenant sur l’enfance, au hasard de l’improvisation sur ces plages qui défilent au rythme des souvenirs et dédicaces.
L’enregistrement a dû se faire vite, car, tout au long de l’album, et en concert, est perceptible ce flux tendu : frémissements de l’archet, cordes frappées, frottées, frissons et transes de la musique orientale qui le fascine.
Comme il le dit lui même dans les excellentes notes de pochette saisies avec soin lors d’un entretien avec Anne Montaron: «Je suis arrivé au petit matin… et je ne me suis pas arrêté. J’ai joué sans tension, mais dans un état de grande intensité.»
Another Childhood révèle une dimension polyphonique sur la plupart des compositions, une volonté de placer l’instrument en pleine lumière, tant il est vrai que la plénitude du jeu, le son ardemment grave prouvent la maturité d’un artiste accompli.
Dans cet exercice de style qui va bien plus loin, variant les nuances et atmosphères de l’instrument, il fait se croiser, se suivre et se recouper mystères, instantanés et exigences d’une personnalité musicale complexe, au travers de ses figures ressuscitées qui l’inspirent, de ses amis qu’il admire.
La première pièce, en hommage à un tout jeune contrebassiste plus que prometteur, est traversée de cette influence arménienne si prégnante dans le parcours musical de Claude Tchamitchian, qui a enregistré pour son label Emouvance lGaguik Mouradian au kamantcha et Araïk Bartikian au doudouk.
Ces fragments sont l’occasion de portraits de figures si différentes que l’on change immédiatement d’atmosphère, selon qu’il s’agisse du guitariste ami, le génial Raymond Boni, dans un « Raining words » tout en pizzicati ; que l’on s’élance dans une course poursuite évidemment haletante avec les cordes fouettées de la basse pour le lamento émouvant de « Broken Hero » dédié à Ralph Peña , contrebassiste hispano-américain de Jimmy Giuffre, trop tôt disparu dans un accident de voiture en 1969. Ou encore, cette pièce « abstraite « pour Peter Kowald, trop tôt disparu. Beaucoup de figures disparues hantent en effet l’inconscient et la mémoire de ce musicien si vivant et chaleureux au quotidien : pour JF (le titre est bien choisi « Mémoire d’élégant »), « Le » contrebassiste français de la génération précédente, Jean François Jenny Clark, il était évident de composer une pièce légère et subtile, fulgurante comme pouvait l’être le maître.
Claude Tchamitchian aime se frotter à tous les genres et techniques dans une synthèse stylistique assez complète. Il n’en finit pas de chanter sur sa contrebasse, d’entretenir avec elle un rapport amoureux, de lutte aussi : il l’empoigne, la saisit, la frappe, en fait sortir toutes les variations sonores possibles.
ELLE lui répond, puissante, chaude, résolue : on ne pense pas aux suites de suite de Bach, le « scieur de long » comme l’ écrivait Albert Cohen, mais plutôt à la sonate pour violoncelle seul de Kodaly ou aux quatuors de Chostakovitch.
Ce n’est pas non plus une leçon de musique, mais un délicat numéro de soliste, sur le fil, équilibre difficile à garder de façon satisfaisante.
Une sorte d’art poétique et musical avec ces études très personnalisées qui explorent l’instrument et ses nuances, affirmant évidemment une dimension narrative et émotionnelle, charnelle : on entend le souffle, la respiration, on sent la sueur couler, les doigts glisser sur les ouïes. C’est encore une fois, l’excellence de la prise de son de la Buissonne et l’intelligence de la perception de Gérard de Haro qui fait merveille et nous place au cœur de la scène et du son, tout près du musicien.
Une performance qui crée une dramaturgie, à suivre en live évidemment, comme nous le fîmes avec bonheur, à Marseille au musée Cantini dans le cadre du festival du GMEM de Raphael de Vivo, avec en toile de fond, un splendide Alechinsky, Dubuffet et d’autres expressionnistes américains. Saisi par la teneur de cette aventure poétique, on admire la maîtrise à ce niveau d’intensité, l’appréhension du silence, l’ivresse de certains passages dans cette alternance de pièces vibrantes et enlevées, de passages plus lents et dramatiques, ce rapport toujours angoissant au temps et à sa fuite éperdue.
Pour cette heure de musique vivante, merci l’artiste !
Sophie Chambon
Toujours un soin particulier au graphisme et à l’objet émouvance et une mention particulière aux notes de pochette, limpides.