Textes réunis par Vincent Cotro
Actes du Colloque international
« John Coltrane (1926-1967)» : l’œuvre et son empreinte. »
(Université François RABELAIS, TOURS, 26-27 novembre 2007)
Collection Contrepoints
Editions Outre Mesure, 2011.
John Coltrane n’a pas fini de faire parler de lui, plus de quarante ans après sa mort. Son influence ne se limite pas au premier cercle de musiciens qui l’ont accompagné, ou qui ont eu la chance de l’entendre (Dave Liebman), ni à tous ceux qui ont gravité dans la galaxie de ce soleil noir, tentant d’assimiler, de continuer la musique après lui.
L’intérêt de cette nouvelle publication des très sérieuses éditions OUTRE MESURE dirigées par le rigoureux Claude Fabre (1), est indéniable : pour être d’une irréprochable précision, cette étude n’écarte pas pour autant les dimensions émotionnelles, esthétiques, poétiques, voire politiques de l’œuvre/vie de cet immense artiste.
Maître de conférences à l’Université de Tours, où il dirige le laboratoire de Recherches transversales en musicologie, ses travaux portant sur l’histoire et l’esthétique du jazz (2), Vincent Cotro n’a eu de cesse de réunir musiciens et chercheurs de différentes disciplines pour se pencher une fois encore sur le Cas Coltrane et apporter un éclairage actuel sur la création en plein devenir, tant comme saxophoniste que comme leader et compositeur, dans une période restreinte de 1955 à 1967. Dans le développement coltranien, se rejoignent alors le blues originel et les influences africaines, la musique savante (Coltrane était un « lettré de la musique »), les projections fantasmatiques de certains pays comme l’Espagne (Miles Davis aura aussi cette tentation avec son Sketches of Spain) sans oublier l’influence de l’Inde du nord de Ravi Shankar emblématique de l’époque. Il ne s’intéresse à ces cultures que pour les transcender et renouveler sa créativité. Il ne se coule pas dans le moule, mais puise dans ces autres imaginaires pour atteindre un idéal fusionnel, cosmique, au cœur de la musique modale.
Quatre thématiques distinctes regroupent les diverses contributions du colloque de Tours :
Evolution et unité- Coltrane compositeur- Imaginaire et environnement- Body and Soul… (3), soit une forme de cheminement, imaginé pour nous saisir de l’œuvre, la musique de Coltrane, considérée comme point de départ, tourner autour de cet objet miroitant en examinant différents champs investis par l’œuvre, avant d’opérer un ultime retour sur l’humain, vers l’intime. (Vincent Cotro, prologue).
Evidemment, il ne s’agit pas d’une œuvre de vulgarisation à proprement parler, mais cette lecture éclairera tout amateur de jazz, même ceux qui pensaient connaître John Coltrane. Car le sujet d’étude est inépuisable. Preuve en est le témoignage oral lors du colloque, informel, particulièrement émouvant de Dave Liebman (4) qui a vécu dans la lumière de Coltrane toute sa vie et n’a cessé d’en réfléchir les implications.
La diversité des angles d’approche des divers auteurs pourra satisfaire la curiosité d’un public, même non lecteur de musique, toujours avide de saisir le mystère Coltrane, qui en un temps record, a non seulement transformé l’approche de son instrument, bouleversé toute la musique mais encore offert un immense corpus de compositions.
Au début de sa carrière, John Coltrane a payé son dû aux figures du passé, se mesurant à Lester Young, et même à Charlie Parker, archétype du jazzman de l’époque ; il va ensuite choisir le soprano, à la tessiture plus aiguë que le ténor, pour obtenir une nouvelle sonorité de l’instrument, inspirée des instruments orientaux, à anche double.
Pressentant que le temps lui est compté, il s’abandonne à une quête spirituelle obsessionnelle qui se double d’une violence extrême et déstructurée (catharsis ?). La musique, à la fin de sa courte vie, est proche du cri, de la mélodie pure et infinie, du rythme essentiel. Jusque dans cette composition « My favorite things » qu’il a faite sienne, maintes fois ressassée, triturée, depuis la bluette de Rodgers/Hammerstein, jusqu’à sa version finale (encore inaudible pour certains). Le free jazz, il l’a initié, en s’approchant d’une forme épurée, qui va à l’essentiel.
Certains critiques sont allés encore plus loin, considérant Coltrane comme un « théosophe du jazz »…Il faudrait aussi évoquer l’extrême douceur, paradoxale, dans le genre de la ballade qu’il porte au plus haut (4). Coltrane nous parle, et dans le long poème chanté « A Love Supreme », on a le sentiment qu’il joue les paroles dans sa musique.
En prenant de judicieux exemples qui seront analysés, décortiqués jusqu’à en extraire tout le suc, on comprend avec « Olé » ou « Blue Trane », comment Coltrane s’est confronté à toutes sortes de contraintes dont il a réussi à s’échapper brillamment. Philippe Michel fait l’autopsie de Giant Steps, à la fois composition et album de 1959, œuvre charnière, dernier morceau issu du be bop avec beaucoup d’accords, où déjà Coltrane pense composition, structure et pas seulement grille d’accords. En analysant de façon comparative toutes les prises, le chercheur fait parler la musique, dans sa contribution La liberté gagnée sur / par la contrainte. Car Coltrane s’échappe en permanence de tous les cadres, même du contexte terrible de l’époque, et joue ce qu’il est. Citoyen du monde par sa musique qui accueille toutes les musiques du monde, il les transforme en les faisant siennes. Un autre exemple probant est donné avec « India » : au-delà de l’évocation d’autres influences musicales, très en vogue à l’époque, Coltrane installe le climat (le mode) puis le thème (soubassement fondé sur deux notes) mais il ne peut s’empêcher là encore de s’évader hors de ce cadre fixé.
L’édition toujours très soignée, d’une grande clarté, comporte une mise en page impeccable et un index précis. Grâces soient rendues une fois encore à l’excellent Claude Fabre qui accomplit depuis la création d’Outre Mesure, l’un des plus remarquables travail d’édition et de mise en forme sur le jazz, son histoire et son esthétique, en rendant nombre de publications universitaires ou d’amateurs passionnés et exigeants, possibles et lisibles.
Sophie Chambon
1. Outre mesure a déjà publié la biographie de référence de John Coltrane par Lewis Porter : John Coltrane, sa vie, sa musique qui obtint le prix du livre de jazz en 2007 (Traduction de Vincent COTRO.)
2. Vincent Cotro est l’auteur dans la même collection Contrepoints de l’important Chants libres : le free jazz en France. 1960-1975. Il a egalement traduit l’ouvrage de Ekkehard Jost, Free Jazz.
3. Liste des articles du colloque repris dans l’ouvrage :
1. John Coltrane compositeur (Christa Bruckner Haring)
2. La structuration intervallique dans les compositions de John Coltrane (Ludovic Florin)
3. Parvenir à l’unité : l’autoréférence dans la musique de John Coltrane (Marc Medwin)
4. « Giant Steps » : la liberté gagnée sur/par/la contrainte ( Philippe Michel)
5. John Coltrane et l’intégration des concepts indiens dans le jazz improvisé (Carl Clements)
6. Les Dilemmes de l’orientalisme afro américain : Coltrane et l’imaginaire hispanique dans « Olé » (Emmanuel Parent et Grégoire Tosser)
7. Four for Trane : le jazz et la voix désincarnée (Tony Whyton)
8. Quelques poèmes pour Coltrane (Claudine Raynaud)
9. John Coltrane : un deuil impossible Bertrand Lauer
4. « Le témoignage de Dave Liebman devait combler l’aspiration au mythe venant de la salle. Le mythe vrai. » Laurent Cugny (Postface).