Body And Soul Documentaire franco-italo-allemand
Sortie Août 2011 (1h42)
Il est difficile de ne pas céder à l’émotion devant le documentaire de Michael Radford
consacré à Michel Petrucciani, qui mourut en 1999, le 6 janvier, à l’âge de 36 ans, après un parcours hors norme. On comprend que le film ait été présenté en avant-première à Cannes cette année, car la vie de Michel Petrucciani vaut bien un roman. Et méritait d’être filmée en tous les cas.
Cette biographie est illustrée d’archives rares, d’extraits de concerts tournés au plus près, d’interviews de la « caravane » de fidèles, le premier cercle des intimes, ses compagnes, les producteurs Jean-Jacques Pussiau, Francis Dreyfus, le cinéaste Frank Cassenti (dont on se souvient du beau portrait sur Arte, Lettre à Michel Petrucciani, en 1983), le journaliste Pierre Henri Ardonceau…(1) Beaucoup de musiciens témoignent comme Aldo Romano, qui avait le privilège de le porter sur la scène, comme un enfant. Car Petrucciani se déplaçait difficilement avec des béquilles et confiait ce soin à ses proches, y compris ses femmes.
Atteint d’une maladie très rare des os qui l’empêchait de grandir, Petrucciani eut très vite conscience que ses jours étaient comptés. Il n’eut alors de cesse d’accomplir ses rêves, de vivre furieusement, sans compter, et de se consacrer à la musique ! Il ne se souciait pas vraiment de l’avenir, mais il n’aimait pas perdre son temps ni rester immobile. Seule la musique pouvait le faire tenir tranquille, au piano.
Né dans une famille de musiciens, dès la petite enfance, il est encouragé, poussé par un père plutôt sévère qui tenait un magasin de musique, à Montélimar. « Petru » écoute inlassablement les disques pour apprendre les mélodies et efface systématiquement toutes les cassettes de cours par correspondance pour enregistrer de la musique. Immensément doué pour tout ce qui l’intéressait, il apprit parfaitement l’anglais en six mois, slang compris.
Il décide de partir très vite à l’ouest pour vivre le rêve américain, et c’est à Big Sur en Californie qu’il rencontre sa première femme Linda, descendante d’un chef Peau rouge (selon ses dires) et surtout le saxophoniste Charles Lloyd avec lequel il jouera longtemps. Il mène grande vie : limousines, avions, hôtels cinq étoiles, circuit des grandes salles et festivals, heureux de cette flamboyance qui durera une dizaine d’années, entre Californie et Côte Est. Car il choisit de s’installer à New York, ville mythique aux innombrables clubs de jazz comme le Village Vanguard : il y fait des rencontres décisives, respire le même air que ses idoles, Freddie Hubbard, Chick Corea, Herbie Hancock, Wayne Shorter… A 22 ans, en 1983, il entre dans la légende, car il est le premier Français à signer sur le prestigieux label Blue Note. Quelle est sa place exacte dans l’histoire du jazz ? Le film ne le dit pas. Mais Francis Dreyfus lui donna ce précieux conseil : « Trouve ta propre histoire et tiens là…ne fais pas du Bill Evans. Car si Petrucciani possédait toute la tradition du jazz, il était sous l’emprise de Bill Evans.
Assez tardivement, le film révèle quelques traits forts de sa musique : une main droite étonnamment forte, la capacité de créer des lignes mélodiques fascinantes et de les tenir, une technique forcément inimitable de par la nature même de son handicap. Il apparaît surtout qu’il jouait follement, exagérément, en puissance, se fracturant en permanence bras, coude, clavicule, doigt, mais il continuait, semblant ignorer la douleur…
La dernière partie de sa vie coïncide avec son retour en Europe, il est alors une super star, mais il a vieilli de façon accélérée, usé par trop d’excès, et les attaques de sa maladie sont impitoyablement rapprochées. Epuisé par le rythme effréné de concerts -plus de 220 par an- il laisse venir la mort, qu’il appelle de par sa vitalité même.
Il dévorait la vie et tout ce qui s’offrait à lui, sans chercher à savoir si c’était bien ou mal. Amant généreux, il attirait les femmes et il collectionna les aventures, mais se maria plusieurs fois ; iI adorait le changement, capable de quitter immédiatement la compagne du moment. Il y en eut une cependant avec qui il voulut faire un enfant qui malheureusement est atteint de l’ostéogénèse imparfaite. Alexandre intervient d’ailleurs dans le film -nul besoin de le présenter- il est la copie conforme de son père. L’instinct de vie, la pulsion irrésistible qui poussait Michel Petrucciani à se déclarer heureux malgré tout, pas moins « normal » que les autres, l’ont-il incité à parier ainsi sur la vie ? C’est un douloureux héritage qu’il aura laissé à son fils, conscient qu’il n’a pas beaucoup le choix, sur la crête étroite entre bizarrerie et exception.
Au fur et à mesure que le film déroule sa progression impeccable, on ressent toute l’ambiguïté, la fascination de l’artiste envers la mort : il a vécu dans la recherche effrénée de la jouissance, s’autorisant tous les excès, précipitant ainsi sa fin. Car Michel Petrucciani, ange difforme, ne pouvait être qu’une figure tragique. Et à ce titre, il aura alimenté le mythe, la liste tragique des figures musicales hallucinées qui se brûlèrent les ailes. Il a travaillé aussi consciencieusement, passionnément son instrument qu’il a contribué méthodiquement à sa propre fin : « Toute vie est bien entendu un processus de démolition » écrivait en 1936 Francis Scott Fitzgerald, qui connaissait le sujet, dans son recueil de nouvelles « La fêlure ».
Sophie Chambon
( 1) Il est dommage que ne soient pas cités un seul nom des témoins filmés ou interviewés.