ENTRETIEN AVEC DANIEL SOUTIF, commissaire de L'Exposition
Le jazz au musée ! Voilà une idée qui pourrait faire frémir ceux pour qui le passé du jazz est à construire encore. Pourtant cette exposition qui s’ouvre au Musée des arts premiers du Quai Branly à Paris est assurément un événement majeur pour permettre de comprendre la prégnance u jazz dans toutes les formes artistiques tout au long de ce XXème siècle.
Daniel Soutif commissaire de cette exposition, philosophe, critique d’art, historien du jazz et ancien Directeur du Centre Pompidou se livre dans les colonnes des DNJ et nous donne quelques clefs précieuses de lecture.
DNJ : L’année où l’on fête les 50 ans de la mort de Billie Holiday, celle aussi de Lester Young ou encore la création de Kind of Blue, le jazz rentre au musée. Est il donc définitivement mort ?
DS : Je ne crois vraiment pas que le fait d’entrer au musée soit le signe de la mort pour quelque art que ce soit. Il n’est que de voir le nombre de musées d’art contemporain partout dans le monde. Même si j’en conviens, il y a une sorte de contradiction dans les termes de musée et de contemporain. Mais pour l’exposition en elle même, ce n’est pas exactement le jazz qui entre au musée. Le but de l’exposition c’est justement de bien de montrer que le jazz était déjà au musée non pas en tant que tel mais dans quelle mesure il a déterminé un grand nombre d’œuvres de la peinture, des arts visuels, du cinéma. Toutes choses qui étaient déjà au musée en quelque sorte. Par exemple quand on voit une exposition où il y a un tableau de Jackson Pollock, ce n’est pas aujourd’hui qu’il est entré au musée. Ce qui est nouveau c’est de montrer comment ce tableau entretient une relation avec le jazz. Il ne s’agit donc en aucun cas d’une entreprise de muséification du jazz comme si le jazz était mort. Maintenant sur la question de savoir si la jazz est mort ou pas, c’est une autre question mais qui est très distante de notre propos. Cela dit si quelqu’un s’était intéressé à faire une exposition sur le plan musicologique alors la question se poserait de manière plus directe. Mon propos a plutôt été d’essayer de chercher à comprendre comment durant son existence qui est grosso modo longue d’un siècle, le jazz a pu être une sorte de fermement, de virus, de catalyseur qui a engendré des phénomènes vraiment significatif sur les champs non musicaux de la culture aussi bien américaine qu’européenne. Quand je dis «champs non musicaux » j’entend par là aussi bien ce que l’on appelle les arts nobles comme la peinture mais aussi le cinéma, la bande dessinée ou l’art graphique. Des arts qui ne sont pas forcément placés au plus haut dans la « hiérarchie » conventionnelle de l’art mais qui sont tous quand même en voie de muséification d’une manière ou d’une autre.
DNJ : Vous dites que le jazz a agi comme un « virus ». C’est assez novateur car on avait plutôt coutume d’entendre que le jazz s’était imprégné des autres formes de l’art. Vous renversez le propos ?
D.S : Je pense par exemple qu’on a cherché des parallélismes un peu puérils ou très simplets entre le jazz et les autres arts. Je pense notamment à un livre américain assez connu qui s’appelle « jazz Modernism ». C’est un livre très intéressant sur le plan iconographique mais qui sur le plan théorique est tout à fait désastreux. Comme le jazz est contemporain de l’art moderne, l’auteur pense que le jazz était moderne dès sa naissance ! Cela permet d’établir des parallélismes commodes entre, par exemple Picasso, le cubisme, l’art des années 20 et le jazz. Moi je pense au contraire que le jazz de cette époque-là n’était pas du tout moderne. Et d’ailleurs les amateurs de jazz tendent à penser que le jazz est entré dans l’ère du modernisme plutôt avec le bebop et le jazz des années 40. Le jazz comme tous les autres arts a fait aussi son cycle. Il a eu ses primitifs, ses classiques, ses modernes et enfin son avant-garde. Ce n’est donc pas parce qu’il y avait du jazz en 1925 et qu’il y avait de la peinture à cette même période que les deux étaient stylistiquement synchrones. Et de la même manière ce n’est pas parce qu’ils n’étaient pas synchrones qu’il ne pouvaient pas y avoir de rapports de détermination. Beaucoup d’artistes de cette époque là ont écouté du jazz et ont baigné dans cette musique là, c’est évident. Le jazz a donc alimenté d’une manière ou d’une autre leur production artistique. Mais ce n’est pas nécessairement parce qu’il était stylistiquement moderne.
DNJ : Certes on peut dire que tel artiste écoutait tel type de jazz mais que dire de la relation entre les deux ?
D.S : On peut dire que certains artistes ont invoqué le jazz comme une source d’inspiration extrêmement directe. Ils ont tenté de trouver l’équivalent en peinture. Le cas le plus remarquable à ce titre est certainement Stuart Davis. Il a toujours dit que sa source fondamentale d’inspiration était Earl Hines. Mais il y a bien sûr d’autres cas de figures.
Stuart davis
DNJ : Est ce que vous avez constaté les mêmes ruptures dans l’art et celles que l’on connaît dans le jazz
D.S : C’est un peu ce que je disais. Bien sûr il y a des ruptures dans l’art. il y en a aussi dans le jazz mais lorsque l’on se plonge dans le détail on s’aperçoit qu’elles ne sont pas forcément synchrones. C’est un tissu de relations complexes. Par exemple je citais Pollock comme artiste emblématique de ce que la critique américaine a appelé « le modernisme » et qui travaille sur la spécificité du médium, la surface plane, bref tout ce qui a été théorisé à la fin des années 50. Pollock est emblématique de cette période moderne de l’histoire de l’art. Mais Pollock n’écoutait pas, contrairement à ce qu’un synchronisme un peu simple pourrait laisser croire, du jazz moderne. Il écoutait du jazz en effet et il en tirait une grande inpisration. Mais d’après ce que l’on sait il aimait surtout du Dixieland, il écoutait Coleman Hawkins mais il n’écoutait pas Charlie Parker ou le be-bop qui étaient contemporains de sa musique. Par contre pour Matisse qui est aussi un artiste moderne, mais d’une génération nettement antérieure, il existe des documents qui montrent qu’il écoutait Charlie Parker. On trouve cela dans les rushs d’un film qui n’a jamais été terminé et qui montre Matisse à la fin de sa vie en train de découper ses papiers. On entend dans le fond, un disque de Parker ( c’est un film de Frederic Rossif).
Les choses ont toujours un effet retour intéressant. Pollock éminemment moderniste qui est inspiré par un jazz plus antérieur devient à son tour une légitimation pour des jazzmen qui ne sont plus modernistes mais carrément d’avant-garde comme Ornette Coleman puisque que le saxophoniste qui est amateur de peinture et très cultivé publie « Free Jazz » avec un célèbre tableau de Pollock. Il est évident qu’aller chercher Pollock c’etait aller chercher dans la peinture une carte de légitimité de modernisme. On voit donc que les relations vont dans les deux sens.
DNJ : Cela veut dire que l’un comme l’autre sont le reflet du moment de leur émergence ?
D.S : Pour quelqu’un de ma génération, cela évoque la théorie marxiste du « reflet » à savoir la relation entre les arts, la superstructure artistique et l’infrastructure économique. Déjà Marx avait beaucoup de réticence avec cette interprétation. Il y a un fameux texte de 1859 où Marx se demande comment il se fait que l’art Grec continue de nous intéresser alors que nous sommes en 1859. La théorie du reflet est ainsi considérée comme un peu simplette. Mais qu’il y ait des relations entre l’art et l’époque où il est produit c’est évident. Mais par exemple lorsque l’on parcourt l’exposition, et dans ce sens là cela reflète une certaine histoire de l’art, on voit que dans les années 60 les musiciens du free jazz sont politiquement engagé. On voit alors une interaction très directe entre la musique et le mouvement politique de cette époque. Il y a conjonction mais ce n’est pas un reflet. C’est juste que tout le monde participe au même collectif et l’art dans ce sens-là dit sa propre voix dans ce contexte. Mais il y a d’autres moments où l’art est plus autonome. On ne voit pas bien comment le classicisme de Armstrong dans l’introduction de West End Blues par exemple qui est un merveilleux exemple de « temple grec », qu’est ce que cela rejoint de la société de l’époque. C’est difficile de la savoir. Bien sûr Armstrong est le produit d’un environnement, mais à un moment donné sa musique, son art s’en détache et cela produit des œuvres qui sont des sortes de magnifiques fleurs autonomes qui viennent enrichir le panthéon de l’histoire de l’art.
DNJ : Pourquoi cette exposition-là, à ce moment là et dans ce lieu là ?
D.S : C’est vrai qu’elle aurait pu avoir lieu plus tôt. Cela m’était venu dans les années 90. Je me suis beaucoup occupé de jazz et d’arts plastiques et il ne faut pas être grand clerc pour se rendre compte qu’il y a entre les eux une relation très intéressante. D’ailleurs il y a eu une exposition en 1949 à New York qui s’appelait « Hommage to jazz » et qui s’était tenue dans une galerie privée. Dans les années 80 il y a eu une exposition qui s’appelait « life is jazz » au Musée Galliera je crois et qui avec un choix de peinture principalement abstraite montrait une relation avec le jazz. Mais si je cultivais le goût pour le jazz et pour les arts plastiques, c’était de manière très séparée. C’est à partir des années 90 que j’ai commencé à avoir cette idée de les rejoindre dans une expo. Donc cette exposition aurait pu se faire dans ces années là mais j’étais alors directeur du centre Pompidou et pas forcément disponible pour cela. D’ailleurs cela n’aurait pas été mon rôle. Mais dès que j’ai été libéré de cette position institutionnelle je me suis senti plus libre de m’y atteler. Ce temps là m’a aussi permis de me nourrir d’autres expositions ( « Seeing jazz » aux Etats Unis ou « Dat jazz » en Allemagne). Autant de choses qui m’ont beaucoup servi pour monter celle d’aujourd’hui. Mais cela dit, le jazz qui a maintenant un siècle peut désormais être abordé sous un autre point de vue. Il est devenu un véritable objet d’étude, de nombreuses biographies, des objets de recherches très ambitieuses comme d’autres étudient la renaissance par exemple.
Quant au lieu, ce n‘est pas véritablement un choix même si ce n’est pas un problème. L’expo se tenait au départ dans un musée italien (où elle vient de se clore il y a quelques jours). C’est ce musée qui a initié le mouvement. Elle aurait dû itinérer à Montréal puis à Barcelone. Pour des raisons diverses et notamment économiques le musée de Montréal s’est désisté au dernier moment. Il se trouve que la responsable du Quai Branly était au courant de ce projet qu’ils avaient depuis le début envie d’accueillir. Sur la question de sa place au Quai Branly en lui même, il faut voir que c’est un musée qui a moins une vocation ethnologique qu’anthropologique. Ce n’est pas un musée qui a une conception étroite de sa mission. Ce musée prend en compte les métissages, non seulement culturels mais aussi des arts. Or le jazz a des constituants qui sont anthropologiquement complexes. Sa dimension africaine est immédiatement américaine et l’on sait que la composante espagnole, juive, irlandaises sont aussi des composantes très importantes dans le jazz. On est donc en face d’un objet bâtard, extrêmement métissé. Donc en tant que tel, c’est normal qu’il intéresse le Quai Branly (il a d’ailleurs en ce moment une exposition qui s’appelle « planète métissée »). Et puis cela s’intègre aussi dans ce type d’exposition qui ne sont pas seulement des expositions d’arts mais réellement multidisciplinaires. C’est une tradition qui avait déjà été initiée par le centre Pompidou avec ses expos comme Paris New-York ou Paris-Berlin. Il y a à ce niveau-là un virage très important qui a été pris à la fin des années 70 début des années 80. Je me sens directement et très modestement héritier de cette tradition-là. L’art ou la science détachés de son contexte est une notion qui n’a plus cours aujourd’hui. Il y a une anecdote au sujet de Claude Levi-Straus lorsqu’il a fait son étude sur les populations au Brésil et en Amazonie. Il est allé rencontrer des populations et il voyageait avec un anthropologue brésilien. C’est amusant de comparer les photos de Levi Straus qui photographiait soigneusement les choses de manière à ce que l’on y voit aucune trace de civilisation occidentale tandis que le Brésilien n’opérait pas la même sélection. Au final, vous voyez sur les clichés de Levi-Straus des photos d’un habitat « primitif » et sur celle du Brésilien, le même habitat avec des fils électriques, des éléments modernes.
DNJ : Mais en choisissant de faire cette exposition au Quai Branly, ne renvoyez vous pas au primitivisme du jazz ?
D.S : C’est une question que l’on ne peut évidemment pas laisser de côté. A Paris, dans les années 20, on a eu tendance à considérer le jazz comme venant directement d’Afrique. On projetait sur les musiciens noirs une réalité, non pas américaine ( L’Amérique n’était d’ailleurs pas bien connue) mais une réalité fascinante du primitif « africain ». Dans l’ « Afrique Fantôme », Michel Leiris dit que c’est le jazz qui l’a amené à l’anthropologie. Mais cette relation entre le jazz et le primitivisme est un point de vue européen. Aux États-Unis les noirs ne se considéraient pas du tout comme africain mais au contraire comme des gens de la ville moderne. Les musiciens de jazz avaient plutôt l’ambition d’aller dans Downtown et de poser pour Vanity fair plutôt que de retourner en Afrique. Toutes les images de « Harlem Renaissance » montrent cela. Le New Negro n’est pas dans la brousse il est en élégant costume sur la 5ème avenue.
DNJ : La chronologie de l’expo est-elle une contrainte ou une logique intellectuelle incontournable ?
D.S : Un peu les deux. Vous savez la chronologie ce n’est jamais tout à fait logique. La Chronologie c’est la dimension historique réduite à une succession d’étape. On sait bien que dans l’histoire il y a une logique, mais il y a aussi des hasards, des retards. Dans l’histoire des sciences il y a des découvertes qui se font simultanément parce que toute la problématique est bien présente et un jour, vous avez des personnes qui arrivent en même temps à la même conclusion. Mais si vous prenez l’histoire du jazz, la chronologie n’est pas une simple affaire de succession. Sinon que faire de chefs d’œuvre d’Armstrong des années 50 qui sont contemporains de ceux de Miles ou de Bill Evans. Il y a des simultanéités chronologiques dont on ne tire aucune signification logique.
N’empêche que la chronologie est inévitable. J’aurai pu faire par thématique. Mettre ensemble toute la peinture, tout le graphisme, le cinéma etc…. Mais cela ne m’intéressait pas. J’ai choisi une chronologie complexe car il y a parfois des chevauchements. Si l’on prend les années 20 à nouveau, il y a trois sections qui offrent un point de vue différent. Mais par ailleurs j’ai souhaité qu’il y ait une sorte de timeline dans l’exposition, aussi pour que l’on ait le sentiment, quand même, du cours du temps
DNJ : Le choix des oeuvres doit être cornélien ? Vous aviez une équipe ?
J’ai des interlocuteurs qui sont des amis avec qui j’aime travailler. Des gens comme Philippe Carles par exemple me sont très proches. Philippe a une connaissance encyclopédique. De même avec Jean Paul Criqui qui est rédacteur en chef des Cahiers du Musée d’Art Moderne et qui est un critique internationalement reconnu et par ailleurs passionné de jazz et avec qui je partage cette passion depuis fort longtemps. Gilles Mouëllic aussi que j’ai découvert aussi et qui écrit un livre très intéressant sur le jazz et le cinéma ( cf. DNJ). Quant aux choix, ils n’ont pas été réellement corneliens, le problème se pose en termes différents. On rêve de pouvoir réunir tout ce que l’on voudrait. Mais en fait, on se heurte vite à la réalité des prêts et de ce que les gens vous donnent ou ne vous donnent pas. Il y a donc des choix qui malheureusement ou heureusement n’ont pas eu lieu. Ainsi par exemple le triptyque de Otto Dix qui est au musée de Stuttgart et qui est une des oeuvres emblématiques du XX° siècle mais que malheureusement je n’ai pas pu avoir. Dans le panneau central il y a un saxophoniste qui fait danser une société décadente. Mais c’est le chef d’oeuvre du musée de Stuttgart et l’on imagine bien qu’il n’allaient pas se priver de cette œuvre.
Propos recueillis par Jean-Marc Gelin