Un des maîtres de la batterie, Roy Haynes, qui joua avec les plus grands (Charlie Parker, Louis Armstrong, Lester Young, Miles Davis, Eric Dolphy, John Coltrane…) et dont le style tout en finesse suscite une admiration unanime chez les musiciens et amateurs de jazz, est décédé le 12 novembre dans l’État de New-York, à l’âge de 99 ans.
« Le père de la batterie moderne », selon le guitariste Pat Metheny, excellant dans l’expression minimale, aux balais ou à la cymbale charleston, dernier acteur de la grande épopée du be-bop, Roy Haynes n’aura eu qu’un seul regret dans sa vie, ne pas avoir intégré l’orchestre de Duke Ellington. « Duke voulait que je rejoigne son orchestre, nous confia-t-il en 2009. L’ambiance qui régnait dans le groupe ne me convenait pas. Mais l’idée que Duke Ellington souhaitait m’engager, voyez-vous, c’était la plus grande marque de respect au monde qui m’était adressée ».
Le batteur Jack DeJohnette définit ainsi le style de Roy Haynes : « une alliance rare de l’école de la rue, d’une haute sophistication et de soul ». Lui remettant les insignes de commandeur des Arts et Lettres en mars 2009 à Paris, la ministre de la culture Christine Albanel relevait « le swing inimitable, le jeu crépitant, sophistiqué et élégant ». Elégant derrière ses futs comme à la ville : ne fut-il pas classé par le magazine Esquire en 1960 parmi les hommes les mieux habillés des Etats-Unis aux côtés de Miles Davis ?
Pendant plus de 80 ans (le natif de Roxbury, Massachusetts le 13 mars 1925, fils d’un organiste, donna ses premiers concerts à 17 ans), Roy Haynes n’aura cessé d’innover, influençant des générations de batteurs et donna le goût de la batterie à ses descendants (son fils Craig et son petit-fils Marcus Gilmore). Et dans le même temps, il aura toujours donné sa chance à de jeunes talents au sein de son propre groupe. Une double contribution à l’histoire du jazz qui lui valut en 2011 de recevoir un « Grammy Award Life Achievement ».
Laissons le dernier mot au saxophoniste Stan Getz son contemporain (1927-1991) : « Roy atteint les sommets de la finesse, du goût et du toucher. Il a l’oreille la plus développée de ce côté-ci du paradis ».
Jean-Louis Lemarchand.
N.B. : La carrière de Roy Haynes est passée en revue dans un coffret de trois cd et un DVD publiés en 2008 par Dreyfus Jazz « A life in Time : The Roy Haynes story ».
Il propose des enregistrements avec Miles Davis, Charlie Parker, Stan Getz, John Coltrane, Chick Corea entre autres et sous son propre nom en tant que leader.
Il comprend un livret signé par Ashley Kahn, historien du jazz et un DVD de 40 minutes avec interviews de Roy Haynes et concerts exclusifs.
On pourra lire avec intérêt dans l’histoire du Be-Bop d’Alain Gerber (Frémeaux & Associés. 2024) le chapitre consacré à Roy Haynes « l’homme de la parole heureuse ».
Fidel Fourneyron (trombone), Thibault Soulas (contrebasse), Antoine Paganotti (batterie)
Uqbar #3 / l’autre distribution
Une musique élaborée par le tromboniste lors d’une résidence au festival ‘Jazz sous les pommiers’, et dont la source est du côté des divinités Yoruba. Mais plus largement, c’est un hymne à la musique afro-américaine comme à toutes les musiques de la Caraïbe, une sorte de retour aux sources, et au souffle primal qui jaillit dès l’origine du jazz, et même en-deçà. C’est d’une évidence confondante, et pourtant les nuances, les circonvolutions, les digressions et les inventions sont légion. Le trio nous embarque dans un voyage qui nous semble familier, et dans lequel, pourtant, les surprises sont nombreuses. Avec un virtuosité d’Artisan d’Art pour qui chaque geste est un condensé de pratiques immémoriales, Fidel Fourneyron attise un vibrant dialogue avec ses partenaires : la contrebasse de Thibault Soulas connaît tous les ressorts de ce langage, même dans le jaillissement de l’improvisé ; et la batterie d’Antoine Paganotti attise le feu, même quand il couve : un régal. En cours de route une sorte de calypso nous rappelle que le grand Sonny Rollins fut une sorte de pionnier, à le fin des années 50, dans cet art du trio conduit par un souffleur avec le renfort de la basse et de la batterie. Très très bon disque !
Xavier Prévost
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Le trio est en concert le 14 novembre à Paris, à l’Atelier du Plateau
Arrivée in extremis pour le concert de 21heures au théâtre de Nevers après une journée éprouvante de train, de route, de retards et de bouchons.
Sophia Domancich revient avec une nouvelle actualité “Wishes”, pas encore discographique, mais ça ne saurait tarder-elle est prévue bientôt au Studio Sextant, sur un répertoire original qui n’a d’ailleurs pas encore de véritables titres. Soit six wishes ou des “souhaits” qui se ressemblent sans se dupliquer bien que le concert soit sous le signe de la répétition, quelques mesures répétées avec des décalages de plus en plus nets, jusqu’à l’évanouissement, l’effacement.
Mais après la création au Sunset la semaine dernière, le passage à Strasbourg à Jazzdor il y a deux jours, voilà le troisième concert à Nevers. Et c'est peu dire qu'elle nous fait plaisir, Sophia car pour son retour avec un nouveau trio, c’est un coup réussi. La pianiste fait advenir avec ce nouveau groupe ce qui semblait oublié : un "classique"en jazz de la formule piano-basse-batterie qui reprend autrement un chemin balisé en y découvrant des paysages originaux. Sans doute faut-il savoir s’entourer : voilà trois musiciens qui n’ont pas souvent travaillé ensemble et pourtant on a l’impression qu’ils se connaissent depuis toujours tant l’alchimie est immédiate. Soutenue, encouragée, stimulée par une paire rythmique exceptionnelle dans la précision et la créativité, Sophia Domancich a pu s'abandonner à ce qu'elle sait faire de mieux, une improvisation déroutante autant qu'envoûtante .
Un équilibre atteint puisque la pianiste et le contrebassiste Mark Helias ont apporté chacun trois compositions au groupe sans compter le rappel, évocation des plus ornettiennes. Sans révolutionner l'art du trio, ils créent ce qu'on n'a plus souvent l'occasion d'entendre, une musique improvisée très sérieusement pensée. Avec- ce n’est pas le moindre de leurs paradoxes, une structure très calculée dans la déstructuration même puisqu’on ne s’installe jamais dans la mélodie qui n’a jamais été le souci premier de Sophia. A l'exception peut être de la cinquième pièce, justement plus directement accessible qui sonnerait bien comme un standard. Serait-ce Seagulls from Kristiansund qu'elle a souvent repris, une composition de Mal Waldron, pianiste de l’épure qui savait créer une véritable fascination par d’abondantes répétitions tout à fait compulsives? J’aimerais le croire car avec Sophia les citations reviennent du plus loin de la mémoire ou de l’inconscient. Sub-conscious Sophia ?
Tous trois ont démarré bille en tête, la rythmique vite orientée par Sophia qui lance une phrase vite hypnotique, simple dans sa reprise même, cadencée. Le deuxième évoque un jazz de chambre initié par le contrebassiste qui, à l’archet trace des sombres profonds. La musique se déguste délicatement, le piano de Sophia fait retour à Monk dans la troisième pièce, ça swingue enfin avec un motif qui circule nerveusement tout au long de la pièce avec des altérations, emprunté à Well We Needn’t, vite abandonné pour avancer, aller se perdre dans une séquence plus labyrinthique. Sophia Domancich a trouvé des couleurs et des élans nouveaux avec le drumming subtil et sensuel d' Eric McPherson, le boisé rondement énergique, ferme et chantant de Mark Helias. Son solo sophistiqué, à la chorégraphie déliée est une élégante démonstration de l’art de jouer de la contrebasse .
Les réminiscences de Monk ne sont pas les seuls retours à l'histoire du jazz de ce trio ouvert, cérébral et organique qui ne s’installe jamais très longtemps dans un thème, se plaît à fragmenter à loisir, découper à plaisir, ménager des suspens avant de réattaquer de plus belle. Chacun s’écoute attentivement, l’interplay fonctionne de façon exemplaire : le contrebassiste prend la main avec fermeté quand ce sont ses compositions, le batteur s’ajuste à l’ensemble avec beaucoup de spontanéité et toujours le geste juste, fournissant du "sur mesure" dans cette recherche du son le plus adéquat, de la ponctuation la plus fine pour orner cette broderie sonore. Son jeu délicat repose entre autre sur un usage expert des baguettes qu’il fait sonner sur caisse claire, grosse caisse, cymbales avec une facilité déconcertante à s’accommoder des discontinuités évidentes de la pianiste.
Parfois elle s’interrompt, heureuse, pour les regarder jouer tous les deux sentant que leur chant suffit à l’équilibre; mais quand elle revient dans le jeu, elle s’abandonne alors librement à ses propres impulsions, entretenant la surprise par des changements abrupts de rythme, des interruptions ou des reprises abondamment répétées. Ses complices l'accompagnent, habillent parfois en fond sonore, répondent aux vides, soulignent les lignes de force de leur partenaire. On se sent transporté, capable de goûter les nuances de leur musique, de suivre une poétique du jazz portée à un rare degré d’intelligence de jeu. Si les rôles sont assez finement répartis, on ne pourra pas dire qu’il s’agit d’une pianiste accompagnée d’une paire rythmique mais de solistes construisant de pair leur interprétation.
Tout est soigneusement conçu et exécuté même si tout n’est pas véritablement écrit, me dira en substance le contrebassiste qui, avec une pirouette évoque une musique poétique, joyeuse et pourtant politique. C’est le sens actuel à peine caché de ces Wishes.
222 musiciens du XXème siècle par 222 écrivains.
Editions Fayard. 768 pages.
En librairie depuis le 30 octobre.
ISBN : 978-2-213-72755-4
Les titres peuvent être trompeurs. « Les mots de la musique » ne constituent nullement un dictionnaire destiné aux élèves des conservatoires ou amateurs en quête de connaissances. L’ouvrage réalisé sous la direction de Franck Médioni (auteur de nombreuses biographies, ancien producteur à Radio France), constitue, aux dires d’icelui, « une anthologie littéraire, une déambulation libre, une mosaïque bigarrée aux écritures multiples ». Précisément, ils sont 222 contributeurs (interprètes, journalistes, romanciers…) qui ont choisi d’évoquer, selon leurs propres mots (on y revient) un musicien (ou une musicienne) du XX ème siècle.
Parcourir ce vaste volume (plus de 750 pages) nous donne l’occasion de retrouver les figures marquantes, connues ou non (c’est là un des plaisirs du lecteur, la découverte), dans tous les domaines de la musique : classique, contemporaine, rock, pop, chanson française et bien sûr le jazz y compris le blues largement représenté avec plus de 70 récits et portraits. Au fil de cette déambulation, on croise ainsi pour « l’équipe de France » de la note bleue Michel Portal, Martial Solal, Bernard Lubat, Michel Petrucciani, Jean-François Jenny-Clark, Joëlle Léandre, Marc Ducret, Daniel Humair, Jac Berrocal, Django Reinhardt, Stéphane Grappelli….
Ces 222 chroniques, de Marguerite Monnot aux Rolling Stones, de Steve Reich à Ravi Shankar -prennent des formes diverses : des études sous forme de coups de cœur ( Erik Satie sous la plume de Pascale Roze, prix Goncourt 1996 pour Chasseur zéro), des témoignages (Nadia Boulanger vue par Tiphaine Samoyault, la fille des conservateurs du Château de Fontainebleau, où enseignait la sœur de Lili, la compositrice de Pie Jesu), des souvenirs de tournée (savoureuses évocations de Johnny Griffin par le saxophoniste Olivier Témime, de Stéphane Grappelli par le contrebassiste Jean-Philippe Viret, de Jean-Louis Chautemps par son confrère François Jeanneau…).
Accéder à ces textes qui passent en revue de manière tout à fait subjective la foisonnante histoire musicale du XX éme siècle se mérite. Le livre adopte une présentation alphabétique des auteurs et retient des titres pas toujours explicites (exemple, l’article de Philippe Claudel dédié au groupe anglais The Stranglers et titré simplement ‘No more heroes’). Le lecteur doit donc se référer aux deux sommaires en fin d’ouvrage (par auteurs et musiciens). On eut apprécié également quelques éléments biographiques sur chacun (e) des auteur(e)s. Reste que la lecture sans guide ni repères, au petit bonheur la chance, peut avoir ses charmes.
Deux enregistrements inédits des années 90 voient le jour : un duo Annick Nozati – Daunik Lazro, et un quartette qui les associe à Paul Lovens & Fred Van Hove
ANNICK NOZATI – DAUNIK LAZRO «Sept fables sur l’invisible»
C’est à l’édition1994 de l’historique festival de création musicale ‘Musique Action’ que ce concert a été saisi sur le vif. L’enregistrement est désormais publié, bonheur d’écoute pour ceux notamment qui se souviennent des mémorables prestations musicales de la très regrettée Annick Nozati, morte voici 24 ans, et qui m’avait dans les années 80 & 90 bouleversé l’oreille, en solo, en duo avec Joëlle Léandre, ou dans d’autres configurations. Dès la première plage, je suis saisi par ce mélange de maîtrise vocale et d’absolue liberté de création. Le sax et la voix paraissent surgir d’une même matière sonore et musicale, avant de se disjoindre dans une autonomie faite de convergences, de tensions et de sublimes conflits. Daunik Lazro dialogue avec la vocaliste en une sorte d’audace (très) attentive. Chant et autres langages sonores et musicaux : les deux partenaires sont en phase, et quand le texte conçu par la chanteuse s’en mêle, l’échange s’enflamme derechef. Bref, surprises, émotions et vertiges d’un bout à l’autre !
DAUNIK LAZRO, PAUL LOVENS, ANNICK NOZATI & FRED VAN HOVE «Résumé of a Century»
Daunik Lazro (saxophones alto & baryton), Paul Lovens (batterie, cymbales & gongs), Annick Nozati (voix), Fred Van Hove (piano & accordéon)
À nouveau au festival ‘Musique Action’, cinq ans plus tard, Annick Nozati & Daunik Lazro dialoguent avec Fred Van Hove et Paul Lovens, compagnons de route des musiques, aussi improvisées qu’extrêmes, de cette grande époque. L’effervescence se fait folie, les balustrades du possible sont une fois encore franchies, et au-delà du dicible. La liberté franchit encore de nouveaux confins, pour le bonheur de l’auditeur imprudent que je suis. Ce concert édité sur disque est l’exact reflet d’une aventure musicale, surgie voici des décennies, et qui par bonheur ne s’est pas éteintes. Extraits en suivant le lien ci-dessus : bon voyage dans le Jardin des délices ! On dit souvent que ces musiques s’écoutent mieux in vivo et in situ : fermez les yeux, vous êtes au Centre Culturel André Malraux de Vandœuvre-lès-Nancy, dans les années 90….
Ouvrage accompagné du lien de téléchargement du concert«Anna Livia Plurabelle • L’ONJ joue André Hodeir» donné le 6 mars 2021 à la Maison de la Radio et de la Musique
Un travail d’une envergure impressionnante, exhaustif sans être fastidieux, facile à lire même sur un sujet pourtant intimidant André Hodeir et James Joyce, un éloge de la dérive. Soit une oeuvre Anna Livia Plurabelle à la réputation difficile, une “jazz cantata” tirée de Finnegans Wake que Joyce mit dix sept ans à écrire.
Je me souviens...C’était en 2 017 à Avignon quand Frank Bergerot évoqua devant nous la suite d’Hodeir Anna Livia Plurabelle qui le fascinait depuis sa jeunesse et dans laquelle il replongeait avec passion à la lecture d’ André Hodeir le jazz et son double, un pavé de 772 pages de Pierre Fargeton (préfacé par Martial Solal). Franck Bergerot prit alors conscience de ce qu'il y avait de visionnaire dans la volonté d’Hodeir d'écrire le jazz comme on improvise, sans le faire comme les musiciens free de l’époque qui imaginaient le futur du jazz autrement, sans partition. Hodeir introduisait cette drôle d’idée d'improvisation simulée, des solistes tout particulièrement.
Je ne connaissais pas cette pièce musicale mais le rapprochement avec James Joyce retint mon attention. Auteur pour le moins difficile dont j’avais vainement tenté Ulysses sans grand succès ( parcourant le dernier chapitre jusqu’au “oui” final du monologue de Molly) mais eu plus de chance avec Dubliners/The Dead beaucoup plus accessible, surtout après avoir vu le film crépusculaire de John Huston, d'une grande fidélité dans les dialogues, son dernier opus où sa fille Anjelica tenait le premier rôle.
Hodeir a écrit deux "jazz cantatas" à partir de Finnegans Wake Bitter Ending (fin du dernier chapitre) et Anna Livia Plurabelle (huitième chapitre) qui met en scène deux lavandières et une femme-rivière Anna Liffey (qui traverse Dublin jusqu’à la mer). Cette rivière musicale connaît beaucoup de changements de tempos et d’orchestrations, sans marquer une fin précise entre les sections mais avec des enchaînements, soit une oeuvre véritablement ouverte, nourrie musicalement des textes de Joyce.
Recréée en 1966, cet extraordinaire flux, échange de deux lavandières de part et d’autre du fleuve dont les rives s’éloignent (voix de soprano et de contralto, respectivement Monique Aldebert et Nicole Croisille) dans la première version avec un livret bilingue. C’est à John Lewis que l’on doit l’édition vinyle US de 1970, rééditée chez Epic en 1971 pour CBS France par le pianiste Henri Renaud. En 1992 Patrice Caratini s’attaqua à l’oeuvre dans la seule version anglaise et tout naturellement quand l’ONJ de Fred Maurin décida en 2021 de reprendre la jazz cantata pour le centenaire de la naissance d’André Hodeir, au studio 104 de la maison de Radio France dans l’émission Jazz sur le vif du producteur Arnaud Merlin, il fit appel à Patrice Caratini, contrebassiste et chef d’orchestre (y compris de l’ONJ). Franck Bergerot était évidemment présent ce soir de mars 2021. Une raison de plus pour justifier l’existence de ce singulier orchestre national qui s’engagea vaillamment dans cette super production de 25 artistes dont deux vocalistes, reprenant le chantier de cette oeuvre maîtresse en pleine pandémie. Les éditions ONJ records prolongèrent le travail musical en publiant la somme de Frank Bergerot (ouvrage accompagné du lien de téléchargement de l’enregistrement du concert conçu comme un seul mouvement ininterrompu).
Le concert avec captation vidéo du samedi 6 mars 2021 fut donné devant une vingtaine de personnes, techniciens compris et... la Ministre de la Culture, mais fort heureusement on put le suivre plus tard grâce à la retransmission de Radio France dans le Jazz Club d’Yvan Amar en respectant sa durée, d'environ une heure. L’enthousiasme partagé à l’écoute de cette “oeuvre avec voix en stéréophonie”, performance unique brillamment rendue malgré la difficulté de la partition par un orchestre inspiré et deux chanteuses qui ne l’étaient pas moins, Ellinoa (mezzo soprano) et Chloe Cailleton (contralto).
Alors commence un véritable “work in progress” et l’expression n’est pas galvaudée dans le cas de ce récit historique, essai musicologique, enquête journalistique, un défi pour son auteur qui accumula analyses, lectures et traductions diverses, ayant aussi accès aux archives de la veuve d’André Hodeir. Bergerot a réuni ainsi André Hodeir qui réinventa le statut de compositeurde jazz avec l’Irlandais génial qui faisait du “jazz verbal”. Sensible à l’esthétique des blocs sonores de Monk qu’il rapproche des derniers essais de Joyce dans le glissement de la langue, Hodeir écrit une variation continue, sans retour possible, se débarrassant des mots, usant entre autre d’onomatopées. La musique pour être vraiment libre avait besoin d’une langue inventée que lui fournit le Finnegans Wake d’un écrivan, illisible auteur d’une oeuvre sonore et musicale, d’un roman musique.
C’est l’un des mérites de ce livre de proposer plusieurs angles d'attaque : on peut en faire une lecture décomplexée, attaquer par la musique (Jazz on Joyce d’Hodeir) ou la littérature (Jazz Verbal de Joyce) mais il n’est pas inintéressant de commencer par l’article rédigé sur jazzmagazine.com par F.Bergerot, le 20 Août 2017, trois ans avant qu’à l’annonce de la recréation d’Anna Livia Plurabelle par l’ONJ, il ne décide de se mettre au travail, attaquant un chantier pharaonique. Il n’en reste pas moins que le prologue/ avertissement de 25 pages constitue une synthèse fort pédagogique aux rubriques découpées et titrées avec pertinence. On retrouvera enfin, détaillé très précisément le déroulement du concert, les 26 différentes parties réparties en 13 fichiers distincts, une partition à l’écoute du texte qui suit les interventions de chaque musicien dans un commentaire enthousiaste digne des reporters sportifs de la grande époque !
Comme André Hodeir et James Joyce, Franck Bergerot ne laisse rien au hasard et son travail fouillé, méticuleux consiste à montrer en quoi Hodeir tentait de décloisonner les champs harmoniques, mélodiques, rythmiques, formels, timbraux selon sa formule lumineuse “agrandir le jazz pour ne pas avoir à en sortir”. Soulignons encore l’excellence des annexes, livret et notes de pochette d’André Hodeir selon les éditions, sources bibliographiques, phonographiques et radiophoniques (sans oublier un spécial James Joyce en musique) jusqu’à l’illustration bienvenue de Michel Caron, des fragments de vitrail en dalles de verre qui reprennent justement le motif de dérive et de dislocation du titre. Voilà de quoi animer la vision métaphorique qui habita l’auteur pendant l'écriture de son éloge.
Tout amateur de jazz et de littérature trouvera assurément son compte dans cet ouvrage soigné, même sans être lecteur de musique. Le grand intérêt tient de la démarche de Franck Bergerot qui a cherché dans ce véritable “labour of love” à rendre tous les registres possibles, combinant analyse musicale (explicitant le processus d' harmoniques) et dimension littéraire, et encore histoire du jazz. Soit un tour de force que cette polyrythmie d’informations musicales, jazzistiques, phonétiques et linguistiques. Car si l’écriture de Joyce sonne, il n' aura fallu pas moins de trois traductions pour s’en approcher dont un collectif dirigé par Philippe Soupault sous le contrôle de Joyce, génial polyglotte en 1930; un exemple parmi tant d’autres Finnegans Wake (initialement titré Work in Progress eh oui!) ne compte pas moins de 17 langues. La vraie langue de Joyce serait donc la traduction et ses seuls lecteurs ses traducteurs!
Raison de plus pour plonger dans le cours tumultueux de cette "jazz cantata" recréée par Patrice Caratini et l’ONJ de Fred Maurin.
Sophie Chambon
Anna Livia Plurabelle
L’ONJ joue André Hodeir
Maison de la Radio et de la Musique
Studio 104 – 6 mars 2021 – Jazz sur le Vif
Ellinoa mezzo-soprano Chloé Cailleton contralto
Patrice Caratini direction
Orchestre National de Jazz Direction artistique Frédéric Maurin
Catherine Delaunay clarinette Julien Soro sax alto et soprano Rémi Sciuto sax alto et sopranino, clarinette, flûte Clément Caratini sax alto et soprano, clarinette Fabien Debellefontaine sax ténor, alto et soprano, clarinette Matthieu Donarier sax ténor et soprano, clarinette Christine Roch sax ténor, clarinette Sophie Alour sax ténor et soprano, clarinette Thomas Savy sax baryton, clarinette Frédéric Couderc sax basse et ténor, clarinette Claude Egea trompette Fabien Norbert trompette Sylvain Bardiau trompette, bugle Denis Leloup trombone Bastien Ballaz trombone Daniel Zimmermann trombone Stéphan Caracci vibraphone Aubérie Dimpre vibraphone Julie Saury batterie Benjamin Garson guitare électrique Robin Antunes violon Raphaël Schwab contrebasse
Reid Anderson (cb, synthés), Dave King (dms, synthes), Ben Monder (g), Chris Speed (ts)
Les héros sont fatigués.
Si pendant près de 30 ans, le célèbre trio américain n’a cessé de bousculer les lignes du jazz, il faut bien dire qu’avec le départ en 2018 de l’un de ses fondateurs ( le pianiste Ethan Iverson), le groupe a perdu beaucoup plus qu’une simple partie de son ADN. Il a perdu son âme.
Certes il n’était pas question de reproduire durant 30 ans la même musique. Mais l’écoute de ce nouvel album conforte ce que nous pressentions : quelque chose s’est perdu. Dave King qui avait inversé le rôle de la batterie au point d’en faire un acteur « du devant » reste désormais en retrait au profit d’une musique très harmonique et très « léchée » où des virtuoses comme Chris Speed et Ben Monder ( que l’on adore par ailleurs) peuvent s’en donner à cœur joie.
Mais le cœur, puisqu’il s’agit de lui, justement n’y est plus trop.
Au final c’est beau, certes mais qu’est ce que l’on s’emmerde.
Précoce, prolifique, protéiforme. Tel était Quincy Jones, compositeur - arrangeur - producteur - interprète, disparu le 3 novembre à Los Angeles à 91 ans.
Son nom restera associé à des œuvres marquantes de l’histoire de la musique afro-américaine sans frontières, signées Ray Charles, Franck Sinatra, Michael Jackson, Miles Davis.
Dès l’âge de 16 ans, Quincy Delight Jr Jones, né à Chicago le 14 mars 1932, livre ses premières compositions. Rejoignant en 1951, le grand orchestre de Lionel Hampton, le jeune trompettiste va découvrir l’Europe et spécialement la France où il revient en 1957 pour suivre l’enseignement de Nadia Boulanger, qui comptera également parmi ses élèves un autre polyvalent des notes, Michel Legrand. « J’ai toujours ressenti une connivence presque cosmique avec la France », confiait-il en 1990 à Télérama, peu après avoir reçu des mains de Jacques Chirac la cravate de commandeur de la Légion d’honneur.
Directeur artistique du label Barclay dans les années 60, il allait œuvrer dans les studios parisiens avec notamment Jacques Brel ou Henri Salvador. A Paris, le musicien put mesurer sa popularité lors d’un concert-hommage organisé le 27 juin 2019 à l’Accor-Arena où Quincy (Mr Q pour les gens du spectacle) assis sur un canapé sur scène vit-et entendit-son œuvre titanesque interprétée par un grand orchestre dirigé par Jules Buckley et quelques stars (Selah Sue, Richard Bona, Marcus Miller…).
Entre les cours de composition de Nadia Boulanger et l’hommage du public parisien, plus de 60 ans d’une carrière foisonnante. A ses débuts, «This is how I feel about jazz* » (ABC Paramount) enregistré en 1957 en big band (Art Farmer, Phil Woods, Clark Terry…), “The genius of Ray Charles**” (Atlantic) en 1959, toujours avec grand orchestre (y compris une section de cordes).
Arrive alors sa période hollywoodienne, où Quincy va travailler pour les studios, et imprimer sa patte aux musiques pour la télévision et le cinéma (plus de 30 films dont « In The Heat of the Night » de Norman Jewison en 1967).
Opéré du cerveau après une rupture d’anévrisme en août 1974, il ralentit à peine le rythme. Création de sa maison de disques, Qwest Records en 1975, et –ce qui allait lui donner une renommée planétaire- découverte d’un jeune chanteur-danseur Michael Jackson qui se traduira par trois albums, Off the Wall, Thriller (1982, 8 Grammy Awards) et Bad.
Producteur à succès, chef d’entreprise -il accéda en 1964 à la vice-présidence du label Mercury, premier noir à détenir un poste à si haute responsabilité dans l’industrie du disque- Quincy Jones n’aura jamais oublié le jazz. En 1991, il devait réaliser un vieux rêve, rejouer la musique de Gil Evans avec Miles Davis (4 albums gravés à la fin des années 50, Miles Ahead, Porgy & Bess, Sketches of Spain, Quiet Nights). L’évènement se déroule sur la scène à Montreux le 8 juillet. Miles n’a plus que quelques semaines à vivre (il décède le 28 septembre à Los Angeles) mais, se souvenait Quincy Jones, « Miles fit le plus large sourire que j’ai jamais vu de ma vie ». Tel était aussi Quincy Jones, un virtuose au grand cœur.
Ils se connaissent par cœur (notamment depuis le trio Orbit qu’ils ont co-fondé avec Tim Rainey il y a 8 ans). Ils se comprennent sur le bout de leur clavier ou sur le bout de leur archet. Et l'on comprend à entendre leur duo dans cet album qu’il y a cette forme de complicité musicale qui soude une entente presque télépathique. Aussi, pour des musiciens de cette trempe, entrer aux studios de la Buissonne pour plusieurs sessions d’improvisation leur était aussi facile que de reprendre une conversation récemment interrompue. Et même si Philippe Ghielmetti en grand ordonnateur et créateur de magie musicale y a introduit quelques thèmes écrits (There comes a time de Tony Williams, Where flamingos fly de Gil Evans ou Dead man de Neil Young), le résultat reste celui d’une onirique déambulation-dialogue entre deux immenses musiciens.
Stephan Oliva et Sébastien Boisseau sont en effet deux compagnons. Dans le sens d’une amitié musicale solide mais aussi et surtout dans le sens de leur amour partagé de l’art et du travail bien fait. Cela s’entend à leur façon de créer de l’espace et du son comme l’on pétrit la pâte ou que l’on façonne une voute. Bien qu’habité par une forme de climax, la grande richesse de cet album est de ne jamais se laisser enfermer dans un format mais de toujours en redessiner les contours avec le même soin amoureux. C’est une de ses richesses.
Mais il vous reste à en découvrir beaucoup d’autres au cours de cet album juste….sublime.
Du (très) grand art.
Jean-Marc Gelin
Les deux seront en concert le 19 novembre au 19 Paul Fort qui, comme son nom l’indique se trouve 19 rue Paul Fort dans le 14eme arrondissement de Paris.
Les thèmes font référence à des personnages de fiction, au théâtre militant ou à une peinture engagée, mais l’essentiel est ailleurs : ces récits abstraits sont d’abord le lieu d’une sorte d’abstraction musicale, tissée de contrepoints subtils, et rehaussée de belles interactions entre les solistes. Le contrepoint entre en majesté dès le début de la première plage, mais la conception ne se réfugie pas dans la complexité de l’arrangement et les méandres de la mise en forme. De cette apparente sinuosité jaillit une vraie force expressive, nourrie par les solistes. Le résultat, musicalement, est d’une richesse impressionnante. On se laisse porter par ces beautés furtives ou ces emportements collectifs qui tutoient la perfection. Une fois encore une belle réussite de ce saxophoniste
Live Duc des Lombards 11/04/2023 Musina Ebobissé: Saxophone, Composition Olga Amelchenko: Saxophone Alto Simon Chivallon: piano Etienne Renard, Contrebasse Stéphane Adsuar:Batterie ...