BANDES ORIGINALES THIERRY JOUSSE
B.O! Une histoire illustrée de la musique au cinéma
Editions EPA/ Radio France
Voilà un livre parfait (et pas que pour les fêtes), un cadeau intelligent qui plaira aux amoureux de toutes les musiques, aux néophytes comme aux cinéphiles les plus avertis.
On ne peut que rendre hommage au travail nécessaire et remarquable de Thierry Jousse, qui vient combler une lacune aussi ancienne que profonde. A cause de l’étendue de l’entreprise, ses Bandes originales acquièrent le statut d’une référence désormais incontournable. Un livre de savoir, facile à lire qui se parcourt comme un roman, un geste d’amour de l’auteur, résultat d’années de passionnantes émissions sur le cinéma et la musique de films Cinéma Song (2011- 2015), actuellement Ciné Tempo sur France Musique, diffusé chaque samedi.
Profitant de l’engouement récent pour les musiques de films-les temps changent, il réunit deux passions, soulignant les liens étroits du cinéma dans tous ses états avec toutes les musiques, rock, pop, jazz, électro, symphonique…Le livre propose une vision à la fois précise et la plus large possible de l’histoire de la musique de films. Thierry Jousse avoue avoir essayé de dresser une ligne historique cohérente qui se divise en périodes et en styles, pleine de mutations et de filiations. C’est aussi l’un des points communs avec le jazz.
Si chaque période a ses inventions et ses artistes majeurs, depuis l’âge d’or des studios hollywoodiens avec un son façonnés par des compositeurs pionniers venus d’Europe ( les Max Steiner, Erich Wolfgang Korngold, Miklós Rózsa, Dimitri Tiomkin, Franz Waxman,) ce qui nous intéresse aux DNJ, c’est l’irruption du jazz comme nouvelle esthétique dans les années 1950, même si les grands n’ont pas attendu que le jazz devienne musique de film pour apparaître à l’écran Louis Armstrong, Billie Holiday, Artie Shaw.
Le jazz comme nouveau langage musical avec Elmer Bernstein (L’homme au bras d’or en 1955), Duke Ellington ( Anatomy of a murder en 1959), Chet Baker (I soliti Ignoti de Mario Monicelli en 1958). Jazz et modernité vont de pair avec John Cassavetes dès son inaugural Shadows en 1958, Shirley Clark en 1962 (The connection), Jerzy Skolimowski (Le départ en 1967 avec JP Léaud), mais aussi Roman Polanski avec le pianiste Krzysztof Komeda.
Dans le registre du jazz avec cordes, Gato Barbieri, musicien très cinéphile, écrit le score du Dernier Tango à Paris (1972), arrangé par le saxophoniste Oliver Nelson. Citons encore la partition d’Eddie Sauter avec Stan Getz dans le curieux film d’Arthur Penn Mickey One (1965). Ou beaucoup plus tard, la musique de Naked Lunch (Le Festin nu 1992) de David Cronenberg, composée par le musicien de prédilection du réalisateur, Howard Shore, avec un autre grand soliste le saxophoniste Ornette Coleman, qui improvise sur les motifs symphoniques d’un grand orchestre.
Que dire du cas Woody Allen, le cinéaste le plus identifié au jazz des années 1930-1940? Le« vieux jazz » a fini par devenir la marque de fabrique du cinéaste, lui même clarinettiste. Dans Midnight in Paris en 2011, c’est Bechet et son fameux “Si tu vois ma mère”, dans Sweet and Low down (Accords et Désaccords, 1999), Sean Penn joue le rôle d’Emmett Ray, guitariste fictif, rival éternel de Django Reinhardt. Comme dans Zelig (1983), le personnage imaginé permet à Woody Allen de plonger dans une époque, les années 1930, et un milieu, celui des pionniers du jazz.
Dans la grande histoire du jazz au cinéma, Thierry Jousse n’oublie pas un moment français, fin des années 1950-début des années 1960. Louis Malle fait sensation avec son Ascenseur pour l’échafaud : dans la nuit du 4 au 5 décembre 1957, au Poste parisien, le trompettiste Miles Davis, entouré de Barney Wilen au sax ténor, René Urtreger au piano, Pierre Michelot à la contrebasse, Kenny Clarke à la batterie, improvisent sur les images nocturnes de Jeanne Moreau arpentant les Champs.
Même Marcel Carné, pourtant de la vieille école, violemment critiqué par les jeunes cinéastes, intègre le jazz dans Les Tricheurs (1958), un film sur la jeunesse. La bande-son permet de croiser Dizzy Gillespie, Coleman Hawkins et Stan Getz, rien que ça! Édouard Molinaro pour Un témoin dans la ville (1959), polar nerveux urbain, confie la musique au saxophoniste Barney Wilen, déjà présent dans la séance d’Ascenseur pour l’échafaud. C’est là encore une vraie réussite. Quant à Jean-Pierre Melville, grand connaisseur de jazz, il demande à Christian Chevallier, compositeur, arrangeur et chef d’orchestre, la musique de Deux hommes dans Manhattan (1959) avec un thème du pianiste Martial Solal. Le cinéma français est décidément jazz. C’est l’attraction d’une nouvelle génération de cinéastes pour cette musique : Vadim revisite les Liaisons dangereuses 1960 avec Thelonius Monk, Art Blakey, Martial Solal compose la musique d’A bout de souffle, le premier et retentissant Godard. Les premières partitions de Michel Legrand, au début des années 1960, témoignent également de son inclination réelle pour le jazz.
Mais le jazz au cinéma sera bientôt supplanté par le rock, la pop au milieu des années 1960. Le jazz n’apparaîtra plus que de façon ponctuelle dans la filmographie de grands cinéastes: parmi les vingt huit collaborations de Spielberg avec John Williams, "il en est une qui est tout à fait à part. Pour Arrête-moi si tu peux, dont l’action se déroule dans les années 1960, le compositeur renoue en effet avec ses amours anciennes pour le jazz. Le thème principal est une miniature parfaite, ponctuée par de mini cellules percussives et traversée par la voix expressive d’un saxophone très coloré. L’ensemble du score est un pur bonheur et un moment d’allégresse teinté à plusieurs reprises d’une mélancolie sous jacente".
Thierry Jousse continue évidemment son exploration de la musique au cinéma selon diverses thématiques, le nouvel Hollywood, l’électronique, les genres (de la comédie musicale au cinéma d’horreur), des décennies particulières comme 80 et 90, les cinéastes DJ, et l’émergence encore trop discrète des femmes.
Quand il étudie des couples de légende qui sont inséparables Bernard Herrmann et Alfred Hitchcock, Nino Rota et Fellini, Sergio Leone et Morricone, il montre que le compositeur est le troisième auteur du film, Bernard Herrmann ayant compris le rapport entre musique et image. Il sera suivi par Philippe Sarde, Alexandre Desplat...
Si Thierry Jousse a fait des choix, limité par la contrainte des pages( le livre fait 288 pages), ils ne sont pas vraiment subjectifs, le résultat est bluffant et on chercherait en vain de grosses impasses-il avoue lui même avoir négligé Georges Van Parys et Georges Auric. Mais il n’a pas oublié l’immense Maurice Jaubert disparu trop tôt (auteur de L’Atalante de Vigo, de la valse à l'envers de Carnets de Bal de Duvivier ).
L’intérêt de ce travail tient à l’abondance des exemples répertoriés selon plusieurs axes, pas toujours chronologiques qui restent accessibles grâce à la présentation claire des éditions EPA, aux illustrations et aux explications fournies. Des annexes pertinentes, une bibliographie et un index tout à fait indispensables.
Un bonus : 57 titres appartenant à l’histoire de la musique au cinéma forment un complément musical à cet objet-livre, occasion de surprises et de souvenirs. Cette playlist a été constituée par l’auteur, avec l’aide précieuse de Guillaume Decalf de France Musique.
Vous l’aurez compris, voilà mon gros coup de coeur et coup de chapeau pour ce livre-somme qui donne plus que jamais envie de voir et revoir des films en étant attentif à leurs musiques.
Sophie Chambon