Ó Gildas Boclé
Propos recueillis par Bruno Pfeiffer
Le pianiste de Pérouse enchante la France depuis son arrivée, il y a quinze ans. Les projets du compositeur l'ont mené à tous les couronnements : Victoires du Jazz; Prix Django Reinhardt; Prix de l'Académie du Jazz. Son dernier trio, qui s'appuie sur le batteur phénoménal Leon Parker, nous plie à nouveau les genoux, admiratifs. Rencontre avec un rebelle impénitent dans son quartier, les Abbesses.
GM J'ai commencé enfant. Notre argent de poche, avec mon frère, filait dans les disques. Tous les Blacks arrivaient sur nos étagères : Miles, Mingus, Monk, Blakey. Le festival de Pérouse se passait à une vingtaine de kilomètres de mon village. On est allé les voir tous. Je me suis mis naturellement au piano. Ma réputation a rapidement dépassé le village...
GM En 1996, arrivé en France, j'avais 27 ans. Je sortais d'un problème personnel. Je vivais comme un SDF. Je me suis levé un matin en me posant la question de mon avenir. Que voulais-je faire? Je voulais jouer la musique que j'aime, sur un piano accordé, avec mes musiciens, et en vivre dignement. Pour cela il fallait que le public l'apprécie. J'avais remporté quelques concours. J'ai mis cette réputation à profit pour enregistrer "Architectures" au studio de la Buissonne, le top. J'ai eu la chance de tomber sur le batteur Louis Moutin.
GM Le swing que dégagent les collectifs de Mingus me transporte. C'était un "talent scout", comme Blakey, du reste. Les sidemen sortaient le meilleur d'eux-mêmes sous sa baguette. Une musique "on the edge", en recherche permanente, mais qui ne perd jamais de vue la tradition. Certains esprits grincheux avancent que le jazz est mort depuis, comme s'il ne fallait pas comme eux recréer les lois du genre à chaque prestation. Sans se reposer sur leurs lauriers, ces gars régneraient le genre. Chercher me semble un devoir.
Enfin, Ã la source de mon jeu : deux pianistes gigantesques. Bill Evans, que j'ai raté, enfant, au festival annuel de ma ville natale. J'avais dix ans. Mon père ne pouvait pas m'emmener : il était malade. "Portraits in Jazz" sur Riverside, d'Evans m'a fait tomber amoureux du son de l'instrument. Enfin Enrico Pieranunzi : j'ai craqué pour le sens esthétique. Pour son art de mettre l'harmonie au service de la mélodie. Je me suis reconnu dans sa connaissance des marches harmoniques, rare en jazz. J'ai opéré une plongée dans sa maîtrise des styles comme s'il s'agissait d'une descente en moi-même. Il m'époustoufle encore.
GM Oui. Le nerf de la guerre du piano, c'est avant tout du son. Nous n'avons qu'un contact du bout des doigts avec cet instrument complexe. Sans maîtrise du toucher, à mon sens : pas de piano. Ceci dit, le phrasé garde son importance. Coréa, à ce titre, a influencé toute l'école européenne. Ma main droite lui doit beaucoup.
GM Qui contesterait qu'il s'agisse de l'un des plus grands pianistes qui soit passé de toute éternité sur cette planète. Sa maîtrise de l'instrument sort de la logique. Il possède la faculté de jouer à genoux, rien qu'en faisant confiance aux muscles de ses doigts. Il a des mains de crabe! C'est un extra-terrestre! J'éprouve toutefois des difficultés à acheter son dernier album. Il a insulté le public à Pérouse, simplement parce qu'il entendait du bruit dans la salle. Il faut qu'il change de métier. Un artiste qui en arrive à insulter le public n'en est plus un.
GM A 19 ans, le saxophoniste Steve Grossman m'a invité sur scène. Je remplaçais un pianiste qu'il avait viré on ne sait pas trop pourquoi. Mal luné, sans doute... J'ai encore le souvenir du trac... et cette sensation de me voir enfin dans le coup, au milieu du truc. Parachuté en conservant la sensation d'observer le frisson de l'extérieur. Comme si jétais passé à travers le miroir d'Alice aux Pays des Merveilles. J'avais appris à l'ancienne, en écoutant les vinyles. Imagine : tu écoutes "Kind of Blue", et d'un coup, c'est toi qui es assis au piano : une folie! J'ai suivi Grossman dans la tournée italienne. La réalité prend une autre dimension. Je ressens la même émotion depuis. De me retrouver sur scène change la perception : une seconde devient une éternité.
GM Avant tout parce que j'ai fui Berlusconi. J'ai lié mon avenir à cette ville. Ici, nous nous sommes retrouvés avec des artistes comme Paolo Fresu, Flavio Boltro, Rosario Giuliani, Stefano Di Battista. Aldo Romano nous a bien aidés. Nous nous sommes serrés les coudes mais chacun a fait son chemin de son côté. Maintenant, avec Sarkozy, j'éprouve de grandes craintes. A vrai dire mon avenir est lié à l'avenir du monde, et je ne vois pas très clair dans l'avenir du monde. Les manipulations du grand capital font sur le monde la pluie et le beau temps. On vit dans une perte totale du sens commun. Les gens sont emportés par cette spirale. Forcément, ils ont peur. Or la peur, c'est la base du fascisme.
DNJ Quel a été le tournant de ta carrière ?
GM Mon histoire a fait un bond avec l'enregistrement d'AVANTI! sur le label Sketch, en 2001, sur des moyens artisanaux. Le fondateur du label, Philippe Ghielmietti, a produit un bijou. Ce fut un rêve. Les Japonais en ont acheté dix mille sur le coup. Depuis ils m'invitent deux fois par an pour de grosses tournées. Je ne m'attendais pas à devenir célèbre d'un coup. Le disque a marqué les esprits Je réponds encore à plusieurs mail par semaine d'amateurs qui me demandent où¹ le trouver.
GM Chaque artiste ressent une fêlure personnelle. Je suis sensible au temps qui passe, à la mélancolie. S'ajoute à cela que les Italiens ressentent une certaine intimité avec la mélodie. J'ai beau avoir passé la moitié de ma vie à Paris, j'ai conservé cette esthétique dans mon identité. Par bonheur, s'il n'y pas de culture généralisée du jazz en France, ce pays peut se targuer d'une vraie culture de la mélodie, grâce à la chanson. Enfin, je dois avouer que j'ai répété les gammes en bossant Chopin comme un acharné. Il n'y a pas plus romantique que lui! Ceci posé, je me perçois plutôt comme un anti-romantique. J'essaie de ne pas insérer mes petits bobos personnels dans la musique : j'aurais l'impression d'arnaquer le public. Méditons cette sentence du grand concertiste Alfred Cortot : "la musique n'est pas une poubelle où¹ l'on jette ses échecs personnels".
GM Je suis très sensible aux batteurs. J'aime beaucoup Dave Holland et Paul Motian. Je trouve que Marc Johnson déploie des lignes extraordinaires. Il figure sur plein d'albums de Pierannunzi. Un de mes rêves s'est réalisé avec Leon Parker. Maintenant je jouerais volontiers avec Brian Blade.
GM La vie d'artiste est un choix. Sans la musique je ne pourrai pas vivre. Je suis accroc et instant miraculeux où des ténèbres de l'arrière-scène, tu passes à la lumière : une vraie drogue! Je reconnais toutefois qu'il y a plus confortable que le métier de concertiste : je ne saurais blâmer une personne qui hésite à se lancer. Mais quand on se retrouve au milieu de la danse : on danse! Après, certaines règles simples s'appliquent. Notamment ce don que tu fais de toi-même au public.
"Terra Furiosa" (DISCOGRAPH) 2007
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