Rencontre avec ENRICO RAVA
A l‘occasion du mini festival Rava’ s days organisé par la Casa Del Jazz à Rome, nous avons pu rencontrer Enrico Rava en l’honneur de qui étaient organisés ces trois jours. Rencontre avec l’un des trompettistes majeur de notre époque qui vient de signer après Easy Living et Tati un nouvel album pour ECM, The World and the days.
Comment se sont organisés ces trois journées des Rava’s days à la Casa Del Jazz de Rome ?
ER : L’idée c’était de refaire trois moments de mon histoire. Le premier était de faire un truc avec Abercrombie et aussi un soir avec mon quintet. Le problème c’est que le quintet jouait quelques jours plus tard dans un festival non loin de là. Quand à Abercrombie, sa venue coûtait trop cher. On a alors décidé de faire quelque chose de plus Italien. J’ai alors voulu refaire mon vieux groupe « Électrique Five » et puis aussi faire une autre soirée avec les jeunes et enfin une soirée en hommage à Massimo Urbani. A l’époque j’avais un quartet avec Massimo, Aldo Romano et JF Jenny Clark. Mais JF et Massimo n’étant plus là on a décidé de faire quelque chose avec Rosario Bonacorso et Stefano Di Batista (qui finalement ne pu pas venir et fut remplacé par la tromboniste Gianluca Petrella)
Gianluca dans le rôle du saxophoniste Massimo Urbani c’est inattendu
ER : Gianlucca est un musicien incroyable qui maîtrise tout mon répertoire. Du coup ce sera moins didascalique.
Pour vous avoir entendu hier soir on a vraiment l’impression qu’entre vous deux il y a vraiment quelque chose qui passe ?
ER : Absolument. J’adore Gianlucca, pour moi c’est le plus grand musicien de jazz que l’Italie ait eu ces 15 dernières années. Il est vraiment génial.
Comment expliquez vous cette éclosion de musiciens italiens que l’on voit un peu partout. Nous à Paris on est sans cesse étonné par l’influence des italiens sur la scène française ? ER : Je ne sais pas trop ce qui s’est passé. A mon époque quand j’étais jeune c’était vraiment le désert. Mais dans les années 70 jouer du jazz en Italie est devenu quelque chose avec laquelle il devenait possible de vivre. Avant il n’y avait que deux musiciens qui ne faisaient que cela, c’était moi et Franco D’Andrea. On était regardés comme des fous furieux car on gagnait très peu et on était obligé de faire beaucoup d’autres choses à côté. Mais dans les années 70, un peu dans la mouvance du journal communiste italien, l’Unita les concerts de jazz on commencé à se multiplier et le jazz a commencé à devenir rentable. Alors beaucoup, qui faisaient de la musique commerciale on commencé à faire du jazz. Par exemple, Bollani ! Quand il avait 20/22 ans il travaillait avec les chanteurs de variété. Finalement je l’ai convaincu en lui disant « écoutes Bollani, tu peux t’amuser beaucoup plus à faire de la musique que tu aimes, de la musique magnifique et gagner mieux qu’en faisant le pianiste d’appoint ». Et finalement il a totalement éclaté.
Ces jeunes talents sont ils passés par des écoles de jazz ?
ER : Oui il y a aussi cela effectivement. Les écoles se sont multipliées même s’ils vont surtout aux USA, à Berkelee ou à Boston. Mais surtout il y a derrière cela beaucoup de travail de tout le monde, pas seulement des musiciens.
Quand on voit la Casa Del Jazz, effectivement, cela nous fait rêver à Paris !
ER : Oui mais c’est une chose unique à Rome. On a la chance que le maire de Rome aime le jazz et la culture. Il a fait la Maison du jazz, La Maison de l’Architecture et la Maison du Cinéma tout en donnant beaucoup de moyens. Mais à côté de la Casa Del Jazz il y a aussi à Rome un magnifique auditorium où il y a du jazz toute l’année. Mais il y a quelques inquiétudes parce que l’on dit que le maire de Rome va prendre la tête du nouveau parti Démocratique et qu’il sera peut être amené à lâcher la mairie. Alors on ne sait pas, peut être que le nouveau maire sera fan de tennis ! (NDLR : en réalité le Maire de Rome n’abandonnera as son mandat avant 2010). C’est un peu cela l’Italie ! En France les choses sont institutionnalisées et ne dépendent pas comme cela de la volonté d’un seul élu. Mais à côté cela provoque aussi une grande volonté de faire les choses avec les Maires, les conseillers etc… Et du coup dans les petits villages on voit beaucoup d’énergie déployées autour de ce genre d’activités culturelles. En Allemagne par exemple il n’y a plus rien, plus de culture. C’est vraiment en France et en Italie qu’il se passe des choses dans le jazz, c’est tout. Sauf peut être aussi la Suisse mais bon, il n’y a que 5 millions d’habitant.
Durant ces trois jours de festival, les Rava’ days on a entendu de jeunes prodiges à vos côtés comme Mauro Negri ou Gianluca Petrella. Ils ont tous un grand talent, montrent beaucoup d’énergie et jouent beaucoup. Ce qui frappe quand on vous entend à leur côté c’est que malgré le fait que votre jeu s’est totalement épuré, vous parvenez en jouant beaucoup moins de note à conserver cette énergie intacte.
Dans les étapes de votre carrière vous n’avez pas mis le free jazz, pourquoi ?
ER : C’est parce que c’est quelque chose qui ne m’intéresse plus aujourd’hui. Naturellement je me suis transformé en autre chose. Mais dans les concerts il peut y avoir des moments totalement free. Mais en soi, comme esthétique je n’y crois plus. Cela a eu un sens dans un moment historique particulier mais aujourd’hui cela n’a plus de sens. Il y a des choses intéressantes qui viennent de ça comme l’avant garde que représente John Zorn mais ce n’est pas du free.
Vos références restent très classiques
ER : Comme fan de jazz j’écoute tout le temps les classiques. Dans ma voiture par exemple il y a Louis Armstrong, Bix Beiderbecke, Charlie Parker, Miles ( années 50), Billie Holiday. Moi j’ai commencé à découvrir le jazz en écoutant Bix. Quand j’avais 15 ans j’étais fou du Gerry Mulligan quartet. En fait je crois que je suis un expert du jazz. Je me souviens il y a quelques années avoir fait un blindfold teste avec Philippe Carles ( NDLR : alors rédacteur en chef de Jazz Magazine). Et bien j’avais tout trouvé y compris ce trompettiste, Louis Smith qui avait réalisé si peu de disques dans sa vie.
Votre dernier disque « The World and the days » paru chez ECM s’inscrit dans la lignée de vos derniers albums (Easy Living ou Tati) signés chez ECM. Vous semblez privilégier la ligne épurée. Un sens de l’essentiel .Cela vous vient d’où ?
ER : Tout simplement du fait que je commence à devenir vieux et qu’il faut bien éviter de faire des notes inutiles et s’économiser pour jouer. Tu vois pour moi les trois musiciens qui sont pour moi les plus grands sont Miles, Chet et Joao Gilberto. Joao était un ami avec qui j’étais toujours lorsque j’étais à New York. C’est lui qui m’a apprit à éliminer ce qui n’est pas essentiel. Moi je ne crois pas y être arrivé mais lui il avait ce talent incroyable d’éliminer tout ce qui n’est pas nécessaire. Quand j’allais chez Joao à New York j’amenais parfois la trompette et je jouais un peu avec lui. Et il me disait souvent cela : « mais pourquoi tu joues toutes les notes ? Joue les notes nécessaires ! »
Dans ce désir d’aller à l’essentiel, vous en avez même quasiment éliminé totalement le bugle pour vous consacrer à la trompette.
ER : Initialement j’ai abandonné le bugle pour des raisons pratiques. C’est qu’en fait j’avais deux mallettes pour les deux et que lorsque je voyage cela devient vraiment pénible de se promener avec tout ça. Maintenant les rares fois que j’amène la mallette du bugle c’est juste quand je voyage en avion, comme ….valise. Pour transporter mes affaires personnelles. Mais ensuite il y a quelque chose de plus fondamental. Depuis que j’ai changé mon embouchure, je parviens maintenant avoir le son que je veux à la trompette. Un son qui d’ailleurs se rapproche beaucoup du bugle. C’est l’embouchure qu’utilisait Miles, une Heim. Et depuis que j’ai cette embouchure j’ai presque toujours le son que je veux.
C’est cela qui vous donne ce son si ample que l’on entend dans vos disques ?
ER : Oui mais aussi le fait qu’avec ECM on enregistre dans un studio exceptionnel que j’ai découvert en Italie, à Udine il y a 7 ou 8 ans. D’habitude en studio je suis un casse pied monstrueux, cela peut prendre des heures pour faire les réglages, je ne suis en général jamais content. Mais là à Udine j’ai eu affaire à un jeune amateur qui avait fait l’effort de beaucoup écouter mon travail et de discuter avec des gens qui me connaissent. Et là il ne m’a fallu qu’une seule note pour me rendre compte que c’était bon. Quand j’ai recommencé à travailler avec ECM, Manfred voulait que l’on aille enregistrer à Oslo. Mais j’ai réussi à le convaincre.
Aujourd’hui vous n’enregistrez plus que pour ECM ?
ER : Oui même si parfois je fais des guests avec d’autres. Par exemple nous avons un album qui vient de sortir chez Blue Note avec le chanteur Italien Gino Paoli (Milestones). C’est un chanteur de plus de 75 ans qui est l’auteur de plus belles chansons italiennes d’après guerre. Senza Fine que tu connais peut être, c’est lui. C’était la musique de mes premières histoires avec les femmes. Mais en réalité je ne fais presque plus de guest. Quand j’avais quitté ECM c’était parce que Manfreid voulait que je me limite à un seul album tous les deux ans. Moi je ne voulais pas me limiter. Mais maintenant avec le recul je me rends compte qu’il avait raison car durant cette période j’ai fait beaucoup trop de disques inutiles.
Quel est votre regard aujourd’hui sur le jazz, sur la nouvelle scène et sur son évolution
ER : Le jazz se doit d’évoluer bien sûr. Notamment en intégrant de nouvelles musiques venues d’ailleurs. En Italie, terre d’immigration, on voit bien que nous sommes au carrefour de beaucoup de musiques du monde. Mais aujourd’hui on voit bien aussi que personne n’est parvenu à remplir le vide laissé par Duke, Armstrong, Parker, Miles, Coltrane, Monk…..Aucun chanteur ne peut remplir le vide laissé par Billie et aucun trompettiste ne peut remplir celui laissé par Dizzy. Il n’y a pas. Cela ne veut rien dire, c’est normal. On a eu 20/25 ans de créativité incroyable. Si tu regardes le Dictionnaire du Jazz tu trouveras pas mal de nom de gens qui sont totalement inconnus mais qui sont néanmoins de vrais génies. Parce que au même moment la dynamique a permit de laisser éclater énormément de talents superbes. Regarde l’évolution entre la musique des années 20 et celle des années 50 ou 60. Une telle évolution si rapide est proprement incroyable. L’histoire ne pouvait plus pas aller aussi vite. Que le jazz se calme aujourd’hui est quelque chose de tout à fait normal. Mais non, le jazz n’est pas mort. Laissons aux jeunes le temps de réinventer. Moi je crois que aujourd’hui l’Amérique d’hier, c’est l’Europe d’aujourd’hui. C’est notre vieux continent qui se trouve au point de jonction d’un très grand nombre de cultures. Il en sortira forcément quelque chose. Écoutes les influences venues de l’Afrique, du Maghreb, de la musique de l’Est, Gypsy ou Kleezmer…. Don Cherry avait déjà ce regard d’intégration. Il va forcément en sortir quelque chose.
Vous n’êtes donc pas nostalgique mais farouchement optimiste
ER : Je réécoute Potato Hot Blues de Louis Armstrong. Je l’écoute au moins une fois par semaine. Ce n’est pas nostalgie, c’est beauté. Tout simplement comme j’écouterai Bach. C’est vrai que durant ces trois jours j’ai rejoué avec mon groupe Electric Five avec lequel j’avais eu tant de plaisir à jouer, avec qui nous nous entendions si bien. Mais bon, je me rends compte que l’on ne peut pas refaire les choses. On n’avait pas joué pendant 6 ans et durant ce temps tout le monde a changé. Seulement voilà hier soir, la magie ne s’est pas produite et je ne me suis pas du tout amusé. J’étais très déprimé après parce que j’étais tellement content de les retrouver…. Tout le monde se souvenait bien du répertoire mais j’ai très mal joué. Je n’avais aucune inspiration. En fait j’aurais dû savoir que c’était impossible…. Mais j’avais eu tant de beaux jours avec eux. C’est comme essayer de recommencer avec une ancienne fiancée.
Quelqu’un comme vous qui avez un jour travaillé avec Carla Bley ( Escalator over the hill) ne semblez pas vous intéresser aux Big Band. Pourquoi ?
ER : Je n’aime pas ça. Chaque fois que je joue avec un big band je m’ennuie. En fait j’ai besoin d’espace. De cet espace qui me permet de jouer beaucoup ou peu. J’ai besoin de maîtriser mon espace. Dans les grandes formations il y a pour moi quelque chose de très militaire. Quand à écrire pour de telles formations ? Je le fais parfois mais en fait assez rarement. En fait je ne crois pas avoir la technique pour le faire bien. Par contre ce que j’adore c’est d’entendre le résultat de ce que j’ai pu écrire. Cela m’émeut beaucoup. Comme je n’ai pas la technique, je n’arrive pas à entendre ce que cela peut donner. Mais quand j’entend le résultat c’est formidable. Ça c’est la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est que cela me prend un temps fou et me vole ce temps que je préfère à passer à jouer. Pour moi mon amusement avant tout c’est de jouer et jouer toujours. Les voyages m’emmerdent énormément mais à chaque fois ils représentent pour moi une nouvelle occasion de jouer.
Aujourd’hui on vous voit avec un grand nombre de jeunes musiciens. Qu’aimeriez vous leur transmettre que les anciens vous ont appris ?
ER : La chose que j’espère avoir appris en jouant avec des grands comme Joe Henderson ou Dizzy c’est, et je m’excuse d’avance parce que c’est une banalité, de jouer comme si c’était la dernière fois. Chet m’a beaucoup appris cela. Jouer comme si c’était la dernière fois. Jouer doit être le moment le plus important de ta vie. J’ai vu Chet dans des conditions incroyables où tu te disais qu’il allait mourir dans la minute. Mais dès qu’il prenait la trompette, dès qu’il jouait une seule note, le monde n’existait plus. Tout est là dedans. Avec Ornette Coleman c’est pareil. Arriver à cela ne peut jamais être artificiel. Mais lorsque tu y arrives alors le son juste est là. Pas le beau son de l’instrument mais le son de l’âme. Quand tu analyses les grands, le beau son c’est autre chose, c’est un son vrai.
Quel est aujourd’hui votre rêve de musicien ?
ER : C’est une question difficile. Je ne sais pas. Si, jouer mieux.
Propos recueillis le 23/07 par Jean- marc Gelin à la Casa Del Jazz - Rome