Indigo The Music of Duke Ellington
Jean Marc Foltz Stephan Oliva
Distribution L’autre distribution
Un album spontané et fraternel qui exalte la rencontre toujours renouvelée de deux musiciens à l’écoute attentive et complice. On suit les chemins du compagnonnage peu balisés de ce duo que nous aimons depuis vingt ans, toujours encouragé par Philippe Ghielmetti (alors Sketch), acteur du formidable label Vision fugitive, né de la complicité du guitariste Philippe Mouratoglou avec le clarinettiste Jean-Marc Foltz.
Un label "indé" très autonome, à la signature affirmée : maquette et direction artistique de Philippe Ghielmetti, livret toujours conçu avec un soin particulier, pochettes peintes par Emmanuel Guibert . Cette fois, un imaginaire exotique est déployé avec cette représentation incarnée du blond et du brun, de Lawrence d’Arabie et de son ami le Shérif Ali (aux clarinettes). Allusion à cette vision fantasmée du “Caravan” de Juan Tizol, arrangé pour la circonstance par Stephan Oliva car ce tube a tout d’une scie tant il fut repris et souvent sans imagination.
Quant à l’objet INDIGO, magnifique, il se décline autour de photographies de Duke Ellington at his best, illustrant un texte fort pertinent de Gilles Tordjman “Duke, duo: le jazz et son double” qui résume le propos du disque et de l’aventure duelle du pianiste Stephan Oliva et du clarinettiste Jean Marc Foltz. Comment ne pas être sensible à l’intelligence de ces lignes qui tranchent avec l’indigence des livrets actuels (quand ils existent) et la faible qualité des illustrations graphiques?
Cela commence en effet par une citation de Paul Valéry dans l’Idée fixe : “Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie” soit le fil rouge de la méthode du Duke. Sa solitude se diffractait dans les singularités des solistes de son orchestre, particulièrement expressifs, les Bubber Miley, Cootie Williams, Rex Stewart, Jimmy Blanton, Paul Gonsalves, Johnny Hodges...avec lesquels il savait obtenir un échange révélateur.
Une fois encore, s’attaquant aux classiques comme avec leur Gershwin de 2016, le duo livre sa version ellingtonienne avec une certaine assurance, chacun ayant su trouver sa place dans l’univers de cet immense musicien. C’est une traversée réussie, une réinterprétation libre et fidèle à l’esprit du compositeur, en dix pièces assez courtes, plus méditatives que ludiques, teintées de recherches sur les couleurs mélodiques et harmoniques. Neuf thèmes du Duke et le final de son alter ego, Billy Strayhorn, l’admirable “Lotus Blossom”. On apprécie tout particulièrement comment les deux musiciens emboîtent dans un formidable “Medley” six thèmes livrés en fragments aux transitions et passages réussis, exquisement détaillés dans un minutage précis. Il y a de l’art dans cette restitution.
On ne saurait dire quel titre est le plus émouvant “The single petal of a rose”, “Reflections in D”, ou ce “Black and Tan Fantasy” qui a un petit air d’ "Echoes of Spring" avant de se muer en un chant funèbre. Comment ne pas admirer cette finesse chambriste qui parvient à restituer sans le moindre accroc, une musique conçue pour un grand orchestre? Une fois le répertoire choisi -et ce n’est pas une mince affaire, Foltz et Oliva savent rester au plus près de la mélodie, reprenant les standards dans leur substance même, les déconstruisant subtilement (on songe au travail de Stephan sur les musiques de films, à sa relecture de Bernard Hermann) dans une épure qui restitue jusqu’au murmure final ces partitions trop familières.
Chacun plonge à la source de l’autre, n’intervenant que dans le désir d'en prolonger les traces et d’apposer son empreinte, étirant le temps dans un échange télépathique, sûr de la réponse du partenaire. Dans le chant grave de leurs mélodies, tous deux, jouant avec le silence, maniant suspension et retrait, insistent sur la clarté et l’élégance du phrasé. Quels échos le piano de Stephan Oliva, singulier pluriel, réveille-t-il dans notre mémoire? A l’intérieur du son, comment Jean Marc Foltz trouve-t-il sa musique? On se souvient alors de leur travail dans Soffio di Scelsi, de cet usage du son comme d’une force cosmique essentielle, premier mouvement de l’immobile. En plongée au coeur du son, magistralement rendu par Gérard de Haro et son équipe de la Buissonne.
Ils arrivent à construire une musique qui semble venir d’une contrée lointaine et pourtant immédiatement familière, une musique forte et tendre, rigoureuse et poétique. Une véritable fascination se dégage de cette suite de mélodies qui s’enchaînent inéluctablement avec de légères variations, creusant un sillon connu, dans un écrin de textures tramées à deux, à la résonance rare. C’est une rencontre idéale, quelque peu somnambulique, le clair-obscur d’une musique de rêve éveillé. Captivant et obsédant.
Sophie Chambon