L'envie de faire un tir groupé, pour de multiples raisons : ces trois disques sont arrivés à mes oreilles dans la brume d'un monde confiné, puis ont paru pendant les premières étapes du déconfinement ; et aussi parce que chacun illustre une manière différente de penser le jazz aujourd'hui ; et enfin parce que les trois accueillent le batteur Thomas Delor, rejoint sur deux des trois CD par le guitariste Simon Martineau

THOMAS DELOR «Silence the 13th»
Simon Martineau (guitare), Georges Correia (contrebasse), Thomas Delor (batterie)
Udine (Italie), 4-5 septembre 2019
(Fresh Sound FSNT 592 / Socadisc)
Le texte du livret annonce la couleur : «Le noir est une couleur. L'absence de couleur est noire. L'absence de couleur est donc une couleur». Ce raisonnement renvoie au premier titre, Syllogism, et justifie la suite du texte «Le silence ne pourrait-il donc pas être considéré comme un son, voire comme une treizième note ?». Ce qui conduit à la deuxième plage, Silence the 13th , qui donne à l'album son titre. La passion logique habite le batteur, qui abandonna l'enseignement des mathématiques pour se consacrer exclusivement à la musique. D'une structure instrumentale élémentaire (guitare, basse, batterie), va jaillir une grande diversité de musiques, toutes habitées par le souci de mettre en scène la batterie, sans fracas, dans des esthétiques différentes. Dans chaque plage s'épanouit ainsi la singularité de chaque composition et de chaque membre du trio. Un solo de batterie, plaisamment baptisé Peaux pourries , nous rappelle, si nécessaire, que les tambours sont des conteurs ; et il s'enchaîne avec My Little Suede Shoes de Charlie Parker, qui prolonge le récit en trio. Bref de plage en plage, notre attention est captée, notre curiosité attisée, et nous sommes séduits par cette musique dans laquelle l'élaboration n'étouffe nullement le plaisir. Une vraie réussite.

GABRIEL MIDON «Imaginary Stories»
Ellinoa (chant), Pierre Bernier (saxophone ténor), Simon Martineau (guitare), Édouard Monnin (piano), Baptiste Castets, Thomas Delor (batterie), Gabriel Midon (contrebasse, composition), Antoine Delprat, Anne Darrieu (violons), Maria Zaharia (alto), Louise Leverd (violoncelle)
Alfortville 24-25 juin 2019, Maisons-Alfort 29 juin 2019
Soprane Records SP 102 / Absilone
La démarche de Gabriel Midon est toute différente : au lieu de s'imposer une nomenclature modeste (le trio guitare-basse-batterie), il opte pour un large effectif, qui se fractionne selon la plage et le projet musical de chaque séquence. Le contrebassiste commence avec la quatuor à cordes dans une espèce de spirale musicale, laquelle conduit vers une sorte de valse avec voix dont le texte nous égare délicieusement dans un monde où philosophie et poésie parleraient d'une seule voix. Puis la basse soliloque avant d'engager avec la percussion puis tout l'orchestre dans une joute joyeuse. Et il en va ainsi de plage en plage, dans des styles différents, avec une constante exigence musicale, qui culmine peut-être dans la densité fragmentée de Poursuite N° 4. Et le chemin se poursuit jusqu'à l'ultime séquence où la voix renoue le fil du récit poétique : le tout constitue plus qu'une suite ou un concept : une œuvre cohérente qui accomplit pleinement son ambition esthétique.
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Un avant-ouïr sur Youtube
https://www.youtube.com/watch?v=4jkNcuVD7AE

PIERRE MARCUS «Following the right way»
Baptiste Herbin (saxophones alto & soprano), Irving Acao (saxophone ténor), Simon Chivallon (piano), Pierre Marcus (contrebasse & compositions), Thomas Delor (batterie).
Invités : Renaud Gensane (trompette), Alexis Valet (vibraphone), Jeremy Hinnekens (piano), Aleksandar Dzhigov (gaïda)
Meudon, février 2020
Jazz Family JF 064 /Socadisc
Avec Pierre Marcus, nous revenons aux fondamentaux du jazz, avec le triomphe de la pulsation, et le respect d'une histoire amoureusement convoquée (Monk, Mingus, Oscar Pettiford). Mais aussi ouverture et clôture en rythmes balkaniques, et autres saluts aux musiques d'ailleurs. Sans oublier un évocation amicale du regretté François Chassagnite, trompettiste qui fut le professeur de jazz du leader au Conservatoire de Nice, et aussi pour le contrebassiste un ami. Comme François fut aussi pour moi un véritable ami, j'avoue sans honte avoir été particulièrement touché par cette plage. Faiblesse avouée, je crois, est à demi pardonnée. Mais ce sentiment personnel n'altère nullement mon jugement : j'aime ce disque parce qu'il sait être vivant, avec de très bons solistes, dans la tradition comme dans les pas de côté.
Xavier Prévost
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Pierre Marcus sur Youtube