Andy Emler (piano) , Thomas De Pourquery (saxophone alto, voix), Médéric Collignon (trompette, voix), Nguyên Lê (guitare), Laurent Blondiau (trompette), Philippe Sellam et Guillaume Orti (saxophones alto), Laurent Dehors (saxophone ténor), Eric Echampard (batterie), Claude Tchamitchian (contrebasse), François Thuillier (tuba), François Verly (percussions).
PeeWee!
Enregistré le 11 novembre 2019 au D’Jazz Nevers festival.
Marier le collectif et l’individuel. Ce cocktail dont chacun rêve dans sa vie, Andy Emler nous le sert, bien frappé, depuis plus de trois décennies avec son MegaOctet. Quand il compose pour son big band, le pianiste « écrit spécifiquement pour chacun des musiciens de son orchestre », souligne le saxophoniste Thomas de Pourquery. Et de cette somme d’individualités naît une cohésion qui donne à entendre une musique d’une grande spontanéité refusant toute classification.
Dernier exemple en date, cette captation d’un concert effectuée dans un festival réputé pour son ouverture d’esprit (D’Jazz Nevers). Pour l’occasion, trois jazzmen sont revenus au bercail, Thomas de Pourquery, Médéric Collignon et Nguyên Lê. Le programme inédit présenté sur scène et repris en disque offre quatre compositions d’Andy Emler pour une durée correspondant à un « set », environ 45 minutes. Un feu d’artifice ébouriffant.
Bill Carrothers (piano), Vincent Courtois (violoncelle)
invité sur une plage : Éric Séva (saxophone baryton)
Pernes-les-Fontaines, 21 mai 2021
Label La Buissonne RJAL 397040 / PIAS
Une rencontre, suscitée par Gérard de Haro, le magicien du Studio La Buissonne et du label éponyme : c'est pour lui le désir de faire se rencontrer deux artistes très singuliers, qu'il a souvent enregistrés dans diverses configurations. Une rencontre impromptue, en ce sens qu'elle a lieu le jour même de l'enregistrement. Sous la houlette du Maître d'œuvre, et par la grâce des musiciens choisis, la magie opère. Une improvisation en duo, sans filet, habitée par l'horizon mémoriel de L'oiseau de Feu de Stravinsky. Une autre, du même climat, avec le concours, en trio, d'Éric Séva au baryton, et la douce rivalité de timbre entre le sax et le registre grave du violoncelle. De la musique improvisée, assurément cousinée par le jazz, la musique répétitive, et bien d'autres fantômes. Des reprises : Isfahan, crédité au seul Ellington quand le titre est co-signé par Billy Strayhorn ; Circle Game, de Joni Mitchell, chantant comme une composition folk, et vibrant comme une impro de jazz ; Aqua y vino de Gismonti, dans deux versions fort différentes ; Deep Night de Charles E. Henderson, joué naguère sur un tempo et dans un style très différents, par Sonny Clark ; et des compositions respectives du violoncelliste (l'une est issue de son disque « West » de 2015) et du pianiste, empreintes de leurs lyrismes, si proches l'un de l'autre en vérité. De bout en bout, un hymne à la musique. C'est beau comme de la musique romantique resongée par des jazzmen !
VINCENT COURTOIS «East»
Vincent Courtois (violoncelle)
Label La Buissonne, collection Cuicatl, YAN 009 / PIAS
Simultanément Vincent Courtois publie ce disque en solo, une aventure musicale du violoncelliste qui, voici un peu plus de deux ans, ressentit le désir de parcourir les territoires de la musique pour violoncelle du vingtième siècle. Immersion profonde, travail, acharnement et plaisir confondus. Pour faire écho à son disque «West», disque de compositeur, avec des partenaires venu du jazz (Daniel Erdmann, Robin Fincker, Benjamin Moussay), le violoncelliste a choisi cette fois de s'en remettre au patrimoine du siècle précédent : Honegger, Hans Werner Henze, Penderecki, Ligeti, Berio, Hindemith, et aussi une pièce de son ami Dominique Pifarély. C'est d'un lyrisme et d'une qualité musicale qui nous entraînent loin de nos bases : magnifique ! À découvrir sur Bandcamp
C'est bien d'une aventure qu'il s'agit : un festival qui va chercher des pépites de singularité où d'autres traquent le succès, la jauge et la renommée. Cela dit, il y a du monde dans les salles, le public manifeste son enthousiasme, et la réputation du festival est auréolée d'éloges.
Au quatrième jour du festival, dont l'Amie Sophie Chambon vous a narré les journées 2 & 3, le voyage commence autour de midi avec un photo-concert
Photo-concert nourri des photographies de Yan Morvan, mises en projection in vivo par Loïc Vincent
Christophe Rocher (clarinette basse & clarinette), Vincent Courtois (violoncelle), Edward Perraud (batterie)
Nevers, Théâtre municipal, 10 novembre 2021, 12h15
On retrouve ici le goût du programmateur, Roger Fontanel, pour les aventures musicales transdisciplinaires. Celle-ci est née du désir de Christophe Rocher de tenter une fois encore de cousiner avec un autre mode d'expression, de l'impulsion de Vincent Courtois pour se diriger vers les photos de Yan Morvan, et aussi du goût pour la photo d'Edward Perraud, qui en produit de très belles, sur son site et ses pochettes de disque. À l'origine, un livre du photographe de guerre Yan Morvan, intitulé Champs de bataille (édition Photosynthèses, 2015) et une exposition en 2016 aux Rencontres de la photographie d'Arles (exposition reprise à la Médiathèque de Nevers depuis le 6 novembre et jusqu'au 18 décembre). Ce livre et cette exposition montrent les champs de bataille de toutes les époques, de l'Antiquité jusqu'au vingtième siècle. Et le montage de photos pour le concert, réalisé par Loïc Vincent, associe ces images à d'autres, captées sur le vif par le photographe, depuis les années 80, sur les scènes de conflits. La projection des images se fait au pas-à-pas, par Loïc Vincent installé au bord du plateau, côté cour, en liaison avec le déroulement de la musique, en partie improvisée. Cette création photo-musicale aurait dû voir le jour au Musée de l'Armée des Invalides, mais la pandémie fit qu'il en alla autrement. Plusieurs fois donné dans différentes salles, le concert-spectacle aboutira au Musée de l'Armée l'année prochaine.
Cela commence par une image, réalisée en 2004 avec une chambre photographique grand format, pour une série consacrée aux 60 ans du débarquement : une plage normande. La musique s'installe, sur les images et entre elles, entre mélancolie, empathie, compassion et parfois avec des accents de révolte. Quatre thèmes écrits vont irriguer un parcours jalonné de beaucoup d'improvisations, collectives ou individuelles. Nous sommes saisis, tant par la force des images que par l'intensité de la musique. Parfois la musique suscite le surgissement d'une image, et souvent elle fait écho, plus en contrepoint qu'en surlignage, à la force de la photo, à sa beauté. Car une image de guerre peut être belle, c'est tout ce qui fait l'ambiguïté de notre position de spectateur-auditeur qui se démarque de tout voyeurisme. On est au carrefour de deux sources d'émoi : image et musique. Belle expérience, menée avec art, par toute l'équipe. Intense. Très intense !
Le même jour à 18h Alex Dutilh était dans le hall de La Maison (de la culture), en direct sur France Musique pour son émission Open Jazz, avec des artistes du festival.
À 18h30 au théâtre Sylvain Kassap présentait son nouveau programme 'Phœnix', en création, avec Aymeric Avice, Christiane Bopp, Sophia Domancich, Hélène Labarrière et Fabien Duscombs
Parfums mêlés de Jazz et de free, de rock progressif et de musique du monde, avec un clin d'œil en début de concert à la musique contemporaine, beaux envols des solistes : encore un peu vert pour cette toute première, mais déjà prometteur. Reprise le 17 novembre au festival Jazzdor de Strasbourg, et le 19 au Comptoir de Fontenay-sous-Bois.
Deux heures plus tard, dans la grande salle de La Maison (de la culture....), l'ensemble du pianiste norvégien Christian Wallumrød : archi-minimaliste, joué par décision de l'artiste sans sonorisation dans une très grande salle, avec quelques bouffées instrumentales évoquant la musique baroque anglaise. Et surtout une foule d'effets électroniques déjà archaïques (on se serait cru dans la transition, au début des années 50, entre les sons concrets purs et durs et l'émergence des sons électroniques. Déroutant, mais surtout pas vraiment convaincant.
En seconde partie du concert, dans un registre radicalement différent, une musique hyper-expressive, fédératrice, et pourtant d'une subtilité infinie : le duo VINCENT PEIRANI-ÉMILE PARISIEN. Comme leur récent disque «Abrazo», c'est un patchwork de musiques populaires, jouées avec un science et une verve infinies : irrésistible !
Le lendemain 11 novembre, c'est un festival dans le festival : 5 groupes sur la journée, débauche de diversité musicale. À 12h15 au Théâtre municipal, plaisir de découvrir sur scène Les Enfants d'Icare, quatuor à cordes rassemblé par le violoniste Boris Lamérand, qui signe le répertoire. L'ambition est de mêler tradition du quatuor, syncopes et expressivité du jazz, parfums des musiques du monde et prospective des musiques dites contemporaines. Pas toujours convaincant, un peu fragile dans l'homogénéité des cordes, mais cependant honorable.
Moins de 3 heures plus tard, dans la salle rénovée du Café Charbon (ce concert était inaugural), nous avons écouté le groupe Curiosity, rassemblé par le guitariste David Chevallier pour une musique inspirée par deux de ses maîtres : Kenny Wheeler et John Taylor. Magnifique d'élaboration, mais aussi de liberté : à l'ancien trio -10 ans d'âge- du guitariste (avec Sébastien Boisseau et Christophe Lavergne) le groupe associe le trompettiste finlandais Tommy Nikku, rencontré dans une tournée septentrionale. Inédit, et très beau.
Puis c'est à 18h30, à nouveau au théâtre, le groupe Velvet Revolution du saxophoniste Daniel Erdmann, avec Théo Ceccaldi (violon) et Jim Hart (vibraphone). Mélange de langueurs saxophonantes, d'éclats violonistiques (en position guitare ou à l'archet) et de dialogues avec le vibraphone, c'est musicalement riche, infiniment vivant, avec de très beaux moments.
20h30, c'est à La Maison (de la culture), d'abord avec le Collectif La Boutique, sous la houlette du trompettiste Fabrice Martinez, et en invité (comme sur le disque «Twins») Vincent Peirani. Quartette de jazz plus quatuor de bois cet ensemble, né de l'imagination de Jean-Rémy Guédon joue la musique de son créateur, réarrangée par le trompettiste. Malgré une sonorisation d'un spectre inadéquat (beaucoup de basse, excès d'aigus, et un vrai déficit de médium....), j'ai pris plaisir à écouter cette musique singulière, valorisée par de bons solistes.
En seconde partie le contrebassiste Kyle Eastwood présentait son très classique quintette d'esprit néo-bop, avec le répertoire de son récent CD «Cinematic». Des musiques empruntées au cinéma, évidemment : composée par Bernard Hermann, Ennio Morricone.... ou lui-même, pour le film Gran Torino de son père Clint Eastwood. De bons solistes, une belle énergie et de bon moments. Une seule faiblesse-relative- quand le contrebassiste s'empare de guitare basse. Beau succès, mérité.
Le lendemain 12 novembre, la journée commençait au théâtre dès 12h15 avec le trio du tromboniste Yves Robert. Un trio qui affiche vingt ans d'âge, et sait encore nous surprendre avec le répertoire de son récent disque «Captivate». Cyril Atef à la batterie insuffle à la musique cette énergie presque folle qui puise à toutes lessoruces muscales. Bruno Chevillon à la contrebasse conjugue magnifiquement pulsation et musicalité. Quant au tromboniste, il surfe sur ce beau nuage de rythmes entrecroisés, d'effets électroniques et de surprises sonores, le tout composant un véritable œuvre en mouvement perpétuel. Intense, et beau.
À 18h30, au même endroit, c'est un autre trio, tout aussi singulier : Space Galvachers. Autrement dit trois musiciens très attachés au Morvan et à ses traditionnels bouviers (les galvachers) qui transportaient jadis, avec des attelées de bœufs, le bois du Morvan vers le Nord ou le Sud de la France. La musique n'a rien à voir avec la nostalgie territoriale. Elle se nourrit d'une itinérance plus large, celle qui associe les sonorités d'aujourd'hui aux musiques de tous les mondes. Clément Janinet au violon (et à la mandoline électrique), Clément Petit au violoncelle, et Benjamin Flament aux percussions (dont certaines, de son invention, prodiguent des sonorités nouvelles), nous ont offert une sorte de voyage dans l'imaginaire de la musique, avec une fougue et une inventivité qui forcent l'admiration.
Retour le soir à la Maison de la culture pour écouter le duo de Joëlle Léandre et Pascal Contet. Un duo contrebasse-accordéon qui se retrouve régulièrement, en totale immersion dans l'improvisation. De petits miracles musicaux se produisent en permanence, surgis d'une certaine intuition de l'instant, d'une écoute mutuelle d'une rare intensité, et d'une folle liberté. Chaleureusement salué par un public qui, venu pour Michel Portal, était peut-être moins coutumier de cet exercice d'improvisation sans filet.
Puis c'est Michel Portal qui nous préente son groupe, celui du disque «MP85», un CD dûment louangé et couvert de trophées. Le tromboniste de l'album, Nils Wogram, est remplacé par Samuel Blaser, ce qui n'est pas pour me déplaire. Bojan Z tient les claviers (et pilote aussi le répertoire), Bruno Chevillon est à la contrebasse et Lander Gyselink office à la batterie. Répertoire typiquement portalien, qui mêle les influences pour en faire son miel. Belle énergie, grands solistes. Beau concert donc, avec hélas encore une réserve sur le son : même défauts que la veille (beaucoup de basses et d'aigus, et un grand creux dans le médium...). Devrais-je passer un audiogramme ?
Dernier jour du festival : nous sommes le 13 novembre. C'est, pour beaucoup d'entre nous, une date chargée de souvenirs contrastés. C'est ici que, le 13 novembre 2015, au sortir d'un très beau concert d'Enrico Rava, nous avons appris l'horrible massacre du Bataclan.
La journée commence au théâtre, en retrouvant le violoniste Clément Janinet avec son groupe La Litanie de Cimes. Avec lui, la clarinettiste Élodie Pasquier et le violoncelliste (parfois vocaliste) Bruno Ducret : une belle brochette de créateurs tout terrain, aussi inventifs qu'audacieux. Ses sources sont autant la musique répétitive que l'improvisation aventureuse, l'énergie rock, voire la musique de chambre, sur les libertés rythmiques chères au jazz.
Puis c'est un retour à la nouvelle salle du Café Charbon, pour un concert-spectacle intitulé Connexions. Il est issu d'un projet musical du saxophoniste Lionel Matin et du batteur Sangoma Everett, qui ont rejoué à leur manière la musique écrite en 1970 par Oliver Nelson pour le disque «Afrique» de Count Basie. En temps réel, au bord du plateau, le dessinateur de BD Benjamin Flao dessine et peint. Une caméra projette sur le fond de scène l'œuvre graphique en cours, tandis que les musiciens jouent et que la danseur Willy Razafimanjary improvise. Comme souvent le danseur exécute ses figures au sol, seul le premier rang, et le gradin en fond de salle, voient l'entièreté du spectacle. D'où je suis une partie échappe à ma vue. Musicalement décevant. L'important n'est pas que l'on soit loin du Basie revu par Oliver Nelson, mais que le discours musical tienne en peu de formules, jouant sur l'intensité. Esthétiquement peu lisible, pour le spectateur que je suis....
Bouquet final à la Maison de la culture avec d'abord, à 20h30, le quartette Majakka du pianiste Jean-Marie Machado. Musique inspirée par les phares (le sens de ce mot en finnois), et plus largement par un certain ailleurs. Mélancolique souvent, très bien composé, avec de belles envolées ses saxophones (baryton et soprano) de Jean-Charles Richard, et des percussions de Keyvan Chemirani. Et solide pulsation dialoguante du violoncelliste Vincent Segal.
Fin de soirée en feu d'artifice(s) avec le trio qui rassemble Trilok Gurtu, Omar Sosa et Paolo Fresu.
Le son encore problématique (mêmes symptômes), des artistes loin les uns des autres, et un dialogue assez formaté, où chacun envoyait son message. Peu de chaleur, pas beaucoup de musique (au sens profond). Une sorte d'événementiel sans âme qui m'a laissé de marbre ; et pourtant je suis fan de Paolo Fresu depuis 1989, et j'ai quelques bons souvenirs de concerts de ses deux partenaires.
Troisième et dernière journée de mon premier festival Djazz Nevers, où il faut tenir le rythme qui s’amplifiera encore en fin de semaine quand je serai partie vers de nouvelles aventures musicales. Mais j’aurai connu un final enthousiasmant...
CLOVER, 12h 30 à la Maison.
Chaque fois que j’entre dans une maison de la culture, je repense au premier Ministre des Affaires culturelles, André Malraux qui eut l’idée en 1961 de ces “modernes cathédrales, religion en moins”. Je découvre ainsi celle de Nevers, sur les bords de Loire, devenue La MAISON, pour le premier concert du jour. Ce sera Clover du “trio Yolk” ou Triolk, à savoir les fondateurs de ce label indé, exemplaire d’une démarche reconnue, respectée et respectable, fondé il y a près de vingt ans par le saxophoniste Alban Darche, le contrebassiste Sébastien Boisseau et le tromboniste Jean-Louis Pommier.
Ils semblent toujours avoir le même plaisir à se retrouver, à partager. Une complicité originale et exigeante dont chaque nouvel échange complète le tableau de leurs variations en série.Quelle délicatesse dans le travail de de ces amis de longue date, dynamiques entrepreneurs et porteurs de projets, leaders de formations étoffées comme le Gros Cube, LPT3, Unit...
Tous trois n’ont cessé de jouer collectif tout en s’aménageant un parcours individuel original. Avec le souci d’un véritable engagement pour faire connaître la musique à des publics variés-le trio tourne ici devant des publics scolaires pendant le festival, conscient de l’importance de la transmission. Ils ont toujours eu aussi le souci de garder le contrôle de leur travail. Cela semble anecdotique mais cela ne l’est pas tant que ça, Sébastien Boisseau lutte depuis des années contre la SNCF qui s’obstine à taxer dans les TGV les instruments VOLUMINEUX, et en particulier les contrebasses, oubliant que les clients les plus fidèles, captifs certes, mais “grands voyageurs” sont ...les musiciens.
Faire un pas de côté, réfléchir, “dire non” ce qui est aussi une façon de revenir à la vie, à l’envie. Ce nouveau trio qui les rapproche encore un peu plus, leur donne la possibilité de se retrouver au sens musical, de jouer une carte plus intime, les isolant dans une complicité heureuse. Espérons que ce trèfle leur portera chance dans ce programme logiquement intitulé Vert émeraude.“China pop”, “Le chemin vertueux”, “Snake” seront mes morceaux choisis. La douceur est une dynamique qui porte la vie, elle peut être une résistance à l’oppression politique, sociale, psychique, un combat contre le cynisme actuel.
Un jazz chambré poétique, entre improvisation impressionniste et puissance organique. La petite salle est un écrin parfait pour cette musique de l’instant, grave et doucement élégiaque parfois, quand on voit échapper ce qu’on ne reverra plus. La musique de cet ensemble parfaitement équilatéral se déguste pourvu qu’on prenne le loisir de se laisser aller à autre chose que la précipitation: une conversation triangulaire subtile sans le moindre cliché, avec cette élégance dans la persistance même de l’échange, toujours rebattu. Chacun donne la pleine mesure de son talent, dans une clarté d’articulation, de phrasé par des perfectionnistes du trait. Avec une confondante aisance, le trio navigue d’atmosphères feutrées à d’autres plus éclatantes, parfois au sein de la même composition souvent de la patte d’Alban Darche mais j’ai retenu “Où sont les oiseaux?" du contrebassiste.
Une musique qui respire, affranchie, sans éclats mais tendre, à l’image de ces compagnons de la musique.
VLADIMIR TORRES TRIO 18h30, La Maison
Une formation régionale car le festival de Roger Fontanel aime aussi encourager les groupes émergents, favoriser la création “au pays”, aurait-on dit avant, aider au développement “durable” du territoire. Sans oublier d’intégrer une dimension européenne cette année tout particulièrement, ne prenant pas le risque d’inviter des Américains par exemple, pandémie oblige.
Le contrebassiste franc-comtois d’ascendance hispanique a de l’expérience même si je le découvre aujourd’hui, construisant des compositions alertes d’ une efficacité notables Percussif en diable, expansionniste sur le clavier, tel est le pianiste Martin Schiffmann. Un peu démonstratifs et en cela, moins convaincants, malgré leur enthousiasme, ces musiciens vivent leur concert avec un engagement impressionnant (quelle fougue du batteur Tom Moretti) qui plait au public. C’est peut être cela l’essentiel après tout.
My MOTHER IS A FISH. SARAH MURCIA
21h00 THEATRE MUNICIPAL
Sarah Murcia conception et musiques
Fanny de Chaillé mise en scène/ Luc Jenny lumières/Sylvain Thévenard son
La soirée va se poursuivre avec un autre spectacle “intégral” qui rejoint, en un sens, le concert total de dimanche, l’ Oakland de Vincent Courtois et Pierre Baux.
La contrebassiste et chanteuse Sarah Murcia a travaillé obsessionnellement à son adaptation du Tandis que j’agonise de William Faulkner, magnifiquement traduit d'As I lay dying par le grand “’inventeur” de Faulkner en France, Maurice Edgar Coindreau.Cette oeuvre de “jeunesse” de 1930 que l'auteur qualifie de “son meilleur roman”, est “un tour de force. Je l’ai écrit en six semaines, sans changer un seul mot parce que dès le début je savais où j’allais”.
Il n’en va pas de même pour le lecteur que la densité d’une narration discontinue, qui plus est, égare facilement. Une histoire simple pourtant qui consiste à aller d’un point A à un point B mais le récit est marqué par une chronologie volontiers bouleversée. Après Henry James et James Joyce, la question du point de vue des personnages importe. Voilà bien une machine à lire et à projeter la pensée, dit Larbaud dans sa préface de l’édition française initiale de 1934.
Si l’intrigue est simple, la narration complique à loisir puisque l’on croise les monologues intérieurs des personnages, il y en a quinze tout de même, tous pris en charge en français et dans la langue originale par l’Américain Mark Tompkins, longiligne figure entre Beckett et Nosferatu, voix sépulcrale avec quelques inflexions décadentes à la Bowie quand il chante.
Pour faire vite, dans la famille Bundren, présentons les fils : Darl, le fou qui finira à l'asile -il y a toujours un “innocent” dans les romans faulknériens, Cash qui est en charge du cercueil, va chercher les planches, les scie et les cloue avant de se casser une jambe que l’on arrose de ciment (!) pour la consolider, la seule fille, Dewey Dell enceinte qui veut avorter. Les deux frères Darl et Jewel ( ou “joyau”, le préféré de la mère dont on finit par comprendre qu’il est le fruit d’une liaison illégitime avec … le pasteur Whitfield) veulent livrer en ville avant le départ du chariot.
Mais une fois pris dans ses filets, comme le poisson que pêche le plus jeune fils, Vardaman, qu’il confond avec sa mère, ce qui explique le titre choisi My mother is a fish ( un sous-titre possible du roman?), le lecteur, et nous ce soir, n’en sortiront pas indemnes. Sarah Murcia n’hésite pas à se mettre en danger, car Faulkner, c’est un peu une grenade que l’on dégoupille, tant cet univers poisseux du Deep south, ces vies déglinguées de “white trash”, plutôt sordides, peuvent résister à l’interprétation-on le voit avec le cinéma américain qui s’en est emparé avec plus ou moins de bonheur.
L’économie de la réalisation qui facilite la lisibilité de cette adaptation est remarquable. L'attention ne faiblit pas durant toute la durée du concert qui file plus vite assurément que la carriole de la famille Bundren qui emporte le corps d’Addie, la mère, jusqu’à Jefferson, où elle souhaite reposer près des siens. La route ne sera pas sans encombre, les éléments se mettant en travers du convoi, les ponts successivement détruits par de violentes crues, un des fléaux de cette partie du pays, oubliée des dieux. Il n’y a pas que l’eau sombre et violente, le feu purificateur intervient aussi dans une grange (Faulkner reprendra d’ailleurs cette idée dans une nouvelle “Barns”) mais la dépouille échappe aux flammes.
La force de la reconstitution séduit, éclairant l’aspect organique du texte et de la musique également, en abordant les thèmes de la vie et de la mort, de la folie, du langage. De même que l’on navigue entre l’horizontalité de la route et du cercueil entre ses planches, la verticalité caractérise Anse, le père pour qui comptent “la maison, les hommes, les pieds de maïs”. Parce que si ç’avait été Son idée que l’homme soit toujours en mouvement;... est-ce qu’Il ne l’aurait pas fait allongé sur son ventre comme un serpent?”
Lors des rituelles rencontres au foyer, après le spectacle, Sarah Murcia nous confie son mode opératoire, elle a presque tout lu de cet écrivain “cérébral plus encore qu’ intellectuel”. Après plusieurs lectures attentives du roman, elle l’a découpé, créant des “boîtes à thèmes” dans lesquelles elle a glissé des phrases entières, fragments, bouts coupés pour créer de vraies chansons avec couplets et refrains, en anglais avec les mots de l’écrivain. Tout est dans le texte, nous répétera-t-elle plusieurs fois mais il faut aller le chercher. Les deux langues, là encore, se mêlent harmonieusement mais la chanteuse a pris soin de “traduire” l’intrigue au fur et à mesure pour le public français.
La scénographie est d’une grande clarté, le nom des différents protagonistes apparaissant sur le fond d’écran lors de chaque scène. Les instrumentistes sont aussi partie prenante du décor et aident aux didascalies, indications scéniques. Olivier Py dessine à la craie sur une ardoise un schéma récapitulatif qui, une fois projeté, aide à la compréhension de la pièce.
Ce passage que représente ce voyage est habité par le chant véhément de Sarah et sa musique volontiers furieuse : interventions aux machines de Benoît Delbecq, toujours en place,
embardées rock ( plus encore que punk pour moi) de Gilles Coronado que rejoint au sax un fougueux Olivier Py que rien ne bouscule, même pas son vieux complice de Franck Vaillant, impérial derrière sa batterie de cuisine où il mitonne un ragoût explosif. Le casting, on le voit est aux petits oignons, de fortes personnalités qui s’entendent comme larrons en foire et servent dignement le travail de la chef qui avouera en riant que si elle est tyrannique avec eux, ils ne lui obéissent guère.
Après un tel moment d'émotion, soulignons une fois encore les choix artistiques de cette programmation qui donnent envie (et pas seulement à moi) de reprendre avec Oakland et My mother is a fish, deux des grands romans de la littérature américaine...
Les choses sérieuses commencent : trois concerts aujourd’hui, soit le rythme habituel du festival qui dure une semaine du 6 au 13 novembre. Le public est présent, répondant à l’appel, heureux de cette reprise après l’année blanche de la pandémie.
Commencer un concert à midi un lundi, ça il ne l’avait jamais fait, nous confie le vibraphoniste Franck Tortiller en présentant son duo avec le guitariste Misja Fitzgerald Michel. LesHeures propices est un titre tout à fait indiqué, référence à Lamartine qu’il cite en Bourguignon chauvin et ...sudiste, lui qui vient de Saône et Loire, titillant volontiers les Nivernais ou Neversois.
C’est en effet l’heure exquise pour nous griser de mélodies folk et pop des seventies, période qu’affectionne l’ ancien directeur de l’ONJ 2005, au programme provocateur : rien moins qu’ un hommage au flamboyant Led Zep, l’apocalypse en neuf disques qui avait fait bondir les puristes, mais aussi les adorateurs du culte qui voyaient d’un oeil noir les jazzmen venir troubler leur grand messe, oubliant que la musique du Zeppelin est un alliage absolu de blues irrigué de sauvages envolées free sonnantes. On rappellera une fois encore que le jazz n’est pas lié à un matériau spécifique, mais qu’il réside surtout dans la manière de jouer. Démonstration réussie avec le duo, un “sans faute” avec un son naturel, qui plus est.
Misja Fitzgerald Michel tourne dans des contextes différents, des formations qui lui permettent de pratiquer avec aisance une gymnastique totalement acrobatique, un grand écart des formes. Tout réside souvent dans des changements d’accords, de tons, avec des phrases complexes, de longs développements quand il choruse. Ce qui n’enlève rien à la finesse de l’ensemble. Misja célèbre la guitare plurielle sur sa guitare folk. Avec Franck Tortiller, il connaissent les chansons, les reprennent parce qu’ils les aiment tous deux et nous les font découvrir autrement. C’est en entendant son album Time of no reply, une reprise du chanteur poète Nick Drake, troubadour disparu trop tôt en 1974 que Franck Tortiller eut l’idée d’un projet commun. Le vibraphoniste a fait un travail remarquablement affûté sur les arrangements de “standards”. On ne dira jamais assez à quel point il est intéressant d’exercer son talent sur des mélodies qui ont fait leur preuve. Il privilégie une recherche constante de dynamiques, adaptant les couleurs et timbres de la guitare et du vibraphone, un alliage inusité, fusion des cordes et du métal teintée d’un éclat particulier.
Le duo donne ainsi des versions inattendues de thèmes venus d’univers musicaux pour le moins séparés, les chevaux de bataille de “Bemsha Swing” (T.S Monk) et “Segment” (Charlie Parker), “Redemption Song” de Marley, “Little Wing” d’Hendrix, ou le délicat “Guinnevere” du trio aux harmonies vocales cristallines, Crosby Stills Nash (sans Young ) à Woodstock. Il ajoute “Air Love and Vitamins” d’ Harry Pepl, devenu un hymne pour les musiciens autrichiens, se souvenant de son passage au sein du Vienna Art Orchestra, exhume Jim Pepper, pionnier du jazz fusion, saxophoniste “native” de la tribu des Kaw dans l’Oregon avec sa composition “Witchi Tai”, maintes fois reprise.
Comment rendre le ballet des mailloches sur les lames, la fluidité virtuose, la vitalité bluffante de Tortiller? Son enthousiasme à jouer n’a d’égal que son expertise sur le vin et les cépages bourguignons du chardonnay et de l’aligoté qu’il aime à célébrer alors que nous sommes ici en terre de sauvignon! D’ailleurs, le duo termine sur une composition de son cru, “le Clos des Corvées” élevé à Couches, à la maison! A ses côtés, flegmatique, ce grand escogriffe de guitariste joue rythmique avec le plus grand sérieux quand il faut soutenir les envolées rebondissantes de son partenaire mais sait aussi changer de rôle et mener la danse dans de longues échappées.
L’esprit de ses musiques est conservé, mais transposé et le duo parvient à unifier l’ensemble et à le jazzifier quelque peu. Un répertoire rendu original en quelque sorte et qui pourtant réveille une nostalgie bienheureuse. C’est toute la grâce de ce festival pointu du réseau AJC, que de faire découvrir des choses rares, de programmer des concerts que l’on n’ entendra plus dans les grosses machines estivales.
Changement de décor et de style avec le deuxième concert à 18h30, au Café Charbon, salle de musiques actuelles qui fête son inauguration après de grandes transformations, en accueillant le quartet du tromboniste Daniel Zimmermann dans Dichotomie’s. J’ai toujours suivi ce musicien dans ses aventures, ne pouvant oublier que j’ai assisté à l’émergence du jeune tromboniste, dès son premier album plutôt déjanté des Spicebones, il y a vingt ans.
Ce concert est absolument stupéfiant dans l’instrumentation mais aussi dans le choix de chacun des musiciens de cette bande. Ils ne sont que quatre mais ils déménagent comme un grand orchestre. Le batteur Franck Vaillant au look improbable est un bâton de dynamite allumé quelques secondes avant explosion, imprévisible et étonnamment fiable, toujours juste dans sa recherche de sons et textures. Démentiel dans sa découpe rythmique, il allume la mèche (Benzin était son nom), totalement réglé dans son dérèglement, droit sur son tabouret, aux commandes d’un set de batterie monstrueux qu’il doit démonter en un temps aussi long que le concert. Une folie certaine en un sens, une force comique irrésistible, cartoonesque, quand il est lancé à un train d’enfer. Personne ne se regarde dans ce groupe mais chacun sait ce qu’il a à faire.
Le saxophoniste basse, en charge d’un engin impressionnant, Gérard Chevillon qui remplace magnifiquement Rémi Sciutto, fait entendre son chant obstiné, ostinato qui enclenche à lui seul une transe. Daniel Zimmermann eut d’abord l’idée de remplacer la basse par un tuba puis se ravisant, pensa au saxophone basse. L’effet est plus que concluant: soutien du groupe, il est sa colonne vertébrale, mais reste très musical quand il prend un solo.
Le pianiste Benoît Delbecq vit sa vie de son côté, sound designer sur tous ses dispositifs, ses pads de batterie ne marchant pas toujours au démarrage, un dérèglement toujours possible dans l’horlogerie de ses machines.
Ce serait Daniel Zimmermann qui jouerait de la façon la plus sobre, si ce qualificatif ne paraissait déplacé pour ce groupe, avec les sourdines habituelles, la plunger et la mute qu’il colle au micro pour absorber au mieux le son et une pédale wah wah du meilleur effet. Quand on aime le trombone souple, gouleyant, moelleux même, si proche de la voix, aux graves profonds, on apprécie son jeu mélodique.
Comment comprendre le titre du programme ? Désir de laisser affleurer les champs du possible, de réunir les contraires, de se déplacer dans l’hyper texte de la musique en traversant les strates de sens, dérégler quand cela sonne trop juste, détourner, faire exploser les idées reçues. Mettre un peu de trouble…
Le leader présente chaque compo, annonçant avec un humour ravageur la fin du monde, de notre monde, et son ironie fustige les méfaits de notre société, cherchant à réveiller notre culpabilité. Le jour d’après” est un titre trouvé avant le confinement, “My Sweet New Zealand Bunker” ou l’évasion des plus riches, “Toad Buffalo Courtship Dance”, la danse grotesque du crapaud buffle amoureux, “Vieux Robot” ou comment on finit totalement déglingué. Et dans ce monde qui a perdu la raison, un miracle se produit, une chanson d’amour, "Little Sun”, le groupe se calme à notre plus grande surprise et cela sonne drôlement beau, juste et doux. Delbecq joue seulement du piano, Zimmermann veille sur son équipage et nous berce voluptueusement, le sax basse ronronne d’aise et Vaillant se cale et ralentit le tempo.
Pour le dernier spectacle de la soirée, on revient au Théâtre avec la troupe de la pianiste Eve Risser qui présente son projet Eurytmia. Ce soir l’africanité a débarqué dans les ors et les rouges du théâtre classique à l’italienne. Le jazz venu d’Amérique, s’il revendiquait ses racines africaines, n’a pas grand chose à voir avec la musique malienne. Mais la compositrice chef de troupe endosse la responsabilité et tente la rencontre musicale, en une fusion fertile.
Eve Risser que l’on a découvert avec l’ONJ de Daniel Yvinec (2009-2013) a multiplié les projets les plus innovants depuis cette rampe de lancement. Des projets mixtes à tous les sens, dans la composition des formations et dans l’exploration de terres à défricher. Le choc sismique, elle l’ a ressenti en voyageant en Afrique de l’ouest et en découvrant des musiques, une manière d'être et de jouer, un autre temps et tempo.
Après le White Desert Orchestra qui entraînait vers les déserts blancs, les étendues de neige, de glace et de roches du Grand Nord, souvenir de la Norvège où elle a vécu, avec des paysages qui continuent à la poursuivre, puisqu’elle s’est installée dans les Vosges dans un coin qui les lui rappelle, nous confiera t-elle. Une abstraction blanche, une exploration géomorphologique où le jazz, le contemporain, le classique se glissaient dans les failles et autres anfractuosités de la roche. Une partition exigeante pour des musiciens aguerris qui peuvent aller du swing au hip hop sans crainte de l’écart.
Le deuxième volet, en miroir, Red Desert Orchestra, voit défiler d’autres déserts, les rouges étendues de latérite de l’Afrique de l’Ouest, du pays mandingue. Une introspection au coeur de ces terres qu’Eve Risser entend explorer, ces strates qu’elle dégage et fait surgir, obsédée par le “creusement”.
Le Red Desert Orchestra a deux programmes: Kogoba Basigui, grand format de seize musiciens et musiciennes, neuf instrumentistes européens et les sept musiciennes très engagées du Kaladjula Band de la griotte Naïny Diabaté, militante de la cause des femmes au coeur de la musique malienne, traditionnellement aux mains des hommes. Pour aller à leur rencontre, Eve Risser a décidé de monter son propre groupe de douze musiciens en parfaite parité homme-femme, à l’instrumentation mixte: diverses percussions (deux balafons, deux djembes, un dun, un ngoni ) des cuivres ( un trombone, une trompette, trois saxophones), un piano, une guitare et basse. Une belle énergie pour cet ensemble faisant front, tous serrés sur la scène, les soufflants vent debout. Un effet de tribu pour jouer un spectacle à partir d’une écriture travaillée, irriguée d’improvisations.
Ce répertoire qui semble plus simple, basé sur la puissance des rythmes, enchaîne une suite en quatre parties, une composition qui s’achève sur un solo du sax baryton Benjamin Dousteyssier qui a une façon très expressive de souffler en gonflant les joues avec une force et une amplitude, qui évoquent Dizzy et sa manière si peu orthodoxe de jouer. Avec Antonin Tri Hoang, le saxophoniste baryton fait partie du remarquable projet de l’Umlaut Big Band, Mary Lou’s Ideas,preuve de l’ éclectisme du meilleur goût de ces musiciens, des jeunes qui aiment se frotter à tous les univers, se fichent bien des frontières stylistiques et semblent parfaitement à l’aise dans cette musique festive qui sonne bien. On est passé du swing le plus jubilatoire au groove euphorisant, musique pacifiée qui emplit d’aise.
Cela débute par des effets de souffle, de frottements bizarres qui envahissent l’espace. Avant que ne démarre le chant des tambours, progressif et bientôt continu, de doux unissons des cuivres qui ne sont jamais déchaînés quand ils font corps sauf dans les solos qu’ils prendront par la suite. Puis les rythmes africains en 6/8 des balafons s’en mêlent et c’est parti pour une tournerie qui semble ne jamais vouloir finir. Un équilibre fragile s’établit entre les riches harmoniques de la pianiste et la mélopée cyclique des tambours, mais l’échange fonctionne, ça circule entre les masses orchestrales qui se fertilisent.
Eve Risser fera une pause pour commenter son travail laissant ainsi le groupe et la musique respirer avant d’attaquer le final. Le public s’est chauffé et en redemande. Que faire comme rappel? D’habitude, dira la guitariste Tatiana Paris, toute petite, cachée derrière les soufflants, alors que sa collègue bassiste Fanny Lasfargues ( trio Q) qui manie une énorme guitare basse électro acoustique s’est hissée sur un praticable, on rejouerait des segments de la suite. Mais là ce sera une composition du percussionniste Oumarou Bambara qui fait se dresser le public, tout à fait volontaire pour entrer dans la danse, pris dans une douce transe, une euphorie contagieuse. Spectacle pour le moins insolite, une standing ovation du parterre et des balcons, tout finit dans la liesse et la danse.
Le succès est total, la chef aux anges. Le groupe n’a pas encore enregistré, mais cela ne saurait tarder, Eve Risser qui ne manque pas de projets est confiante, ravie d’avoir pu jouer deux jours d’affilée ce programme, ce qui a permis à la musique d’avancer, de se développer. Elle pense même à créer sa propre structure pour aider à la diffusion, imaginant des salles, de lieux gérés par les musiciens qui pourraient accueillir les groupes plusieurs jours d’affilée. Qu'il est doux de rêver dans la nuit nivernaise.
MERCI à MAXIM FRANCOIS une fois encore pour les photos!
Arrivée précipitée juste avant le concert de 17 heures, ce dimanche 7 novembre, deuxième jour de l’édition 2021 de ce festival bourguignon inscrit dans le paysage du jazz et des musiques actuelles depuis 35 ans. Au programme, Oakland, un spectacle du violoncelliste Vincent Courtois et de l’acteur Pierre Baux, inspiré de Martin Eden de Jack London. Un portrait textuel, musical, sous-tendu de réminiscences, de vibrations croisées à partir de l’oeuvre de Jack London.
Mais revenons au début de l’histoire:
Jack, c’est ainsi que s’appelait le tout premier projet du violoncelliste Vincent Courtois en décembre 2018, découvert à l’AJMI d'Avignon, la musique n’étant pas encore enregistrée à la Buissonne voisine. Il allait s’étoffer et donner Love of life, réalisé avec le trio Medium, les saxophonistes Robin Fincker et Daniel Erdmann. Avec Oakland à Nevers, j’ai la sensation d’assister à un aboutissement, à la création en perpétuel devenir, la fameuse “work in progress”, et de comprendre un peu comment fonctionne le violoncelliste, qui, parti de sa découverte tardive et éblouie de Jack London en 2016, a vécu une nouvelle aventure jusqu’à ce concert spectacle. Certes, le trio a une part plus réduite que dans Love of Life, où l’engagement était total, les deux saxophonistes partageant les choix et aspirations du violoncelliste, chacun écrivant des compositions selon son ressenti à la lecture de certains livres et nouvelles de London. Dans Oakland, le trio souligne le texte, scénarisé et lu par Pierre Baux, chanté et parlé par John Greaves, sans surligner, en parfaite complicité.
Martin Eden
Je dois écrire parce que c’est moi, et je sais ce qui est en moi.
En 1907, Jack London s’embarque avec Charmian sa femme pour les mers du Sud sur son bateau, la Snark, pour écrire son roman le plus intime, une autobiographie (à peine) romancée, Martin Eden. A bord, il fait bien plus que mille lignes par jour comme il se l’était promis. Ecrivain et personnage se confondent alors.
Oakland : un engagement fort
Ils sont cinq pour un spectacle-concert, qui n'est pas une illustration façon ciné-concert ou théâtre musical. Les musiciens ont préféré se concentrer sur les images musicales qui allaient naître, en véritables compositeurs et traducteurs de cette matière vivante. Mots, images, sons fusionnent lors de leurs improvisations. L'axe narratif tourne autour de scènes décisives : le musicien Vincent Courtois et le comédien Pierre Baux ont découpé à vif dans l’oeuvre, choisi leurs morceaux emblématiques qu'ils ont mis ensuite en musique et en chants. Le récitant, c’est Pierre Baux, miroir de John Greaves. Les deux langues alternent, se chevauchent, le français dans sa traduction, plus châtié que l’anglais rude du Gallois qui évoque le langage direct et cru du prolétaire Martin Eden alias Jack London. Le texte est ainsi travaillé à deux voix qui se répondent et se complètent. Pierre Baux fait ressortir le travail du texte à partir d’un ressassement des versions possibles, jamais totalement satisfaisantes. John Greaves anime cette langue crue et en fait sonner la syntaxe maladroite.
La force de ce spectacle est d’être complet : de la mise en lumière avec goût par Thomas Costberg ( j’ai encore dans l’oeil un soleil flamboyant, cercle rouge orangé sur le bleu de l’écran en fin de pièce) à la scénographie qui joue habilement de la disposition des musiciens.
Le violoncelliste assis au centre est entouré de Daniel Erdmann au ténor à sa gauche, de Robin Fincker à la clarinette à sa droite; si Erdmann se balance d’avant en arrière, Fincker tourne volontiers de droite à gauche, réglant ainsi toute une chorégraphie entre eux, Courtois regardant alternativement l’un et l’autre. A un moment, Robin Fincker qui s’est saisi du saxophone est rejoint sur la scène par Daniel Erdmann et tous deux ne font plus qu’un, entourant le violoncelliste qui joue en pizz ou à grands traits d’archet. La musique accessible en dépit d’une réelle exigence, est composée de fragments obsédants qui deviennent vite tournerie. Le son du trio conjugue élégance et rudesse, dépouillement et éclats de violence, le registre grave unifiant l’ensemble, ouvrant des passages entre les genres, d'une musique de chambre à la pop, au folk.
Chacun a sa porte d’entrée pour évoquer l’oeuvre de “celui qui a mené sa vie comme un galop furieux de quarante chevaux de front” ( Michel Le Bris). London écrivait en résonance avec ce qu’il avait vécu : marin, chasseur de phoques, boxeur, mineur, correspondant de guerre en Corée, blanchisseur, vagabond et “brûleur de dur”. Autodidacte génial, il fit son apprentissage d'écrivain en réunissant ses expériences. Ce “travailleur de la plume”, ouvrier dans l’âme a vécu le rêve américain et son envers. Une mise en abyme qui ne peut que troubler à la lecture de Martin Eden. Défaite de l’individualisme? Désenchantement romantique d’un écrivain réaliste? Deux univers irréconciliables, voilà le drame de cet écrivain sorti des bas fonds. Il ne pouvait choisir entre ses appétits, ses révoltes, ses ambitions et désirs.
Comme il faut avoir un angle d’attaque, c’est ce cri de révolte du prolétaire contre l’esclavage qu’imposent le travail avec les machines dans des conditions surhumaines que cette histoire nous conte. Plus que l’intrigue sentimentale, l’attraction irrésistible, poétique, sensuelle et charnelle pour une jeune fille de la haute “une fleur d’or pâle sur une tige fragile” que Martin Eden veut conquérir. Pour y réussir, il décide de s’instruire et plonger dans la culture avec l'avidité et la rage qu'il met dans tout ce qu'il entreprend.
Vincent Courtois expliquera, lors des Rencontres animées par Xavier Prévost après le spectacle, au foyer du théâtre que le fil rouge de cette écriture est la référence au poète décadent anglais du XIXème, pour le moins obscur aujourd’hui, Algernon Swinburne : dès le premier chapitre, avant même de rencontrer Ruth, Martin Eden découvre un livre de Swinburne qui déclenche en lui le désir passionné de s'instruire et de lire. Bien plus tard, alors qu’il est devenu célèbre, ses manuscrits ayant enfin été acceptés, lors d’une traversée sur la Mariposa, où il est invité d’honneur, désabusé, il songe encore à Swinburne. La réussite a mis en péril son identité même. Comment survivre à la gloire sans se perdre soi même? En se remémorant le poème de Swinburne qui mit fin à ses jours, il décide de ne plus résister à l’appel de la mer.
La mort ne faisait pas souffrir. C’était la vie cette atroce sensation d’étouffement: c’était le dernier coup que devait lui porter la vie….Et tout au fond, il sombra dans la nuit. Ça il le sut encore. Et au moment même où il le sut, il cessa de le savoir.
Lors de cette rencontre où intervint finement Noël Mauberret, président de l’association des amis de Jack London, Roger Fontanel, le directeur du festival Djazz Nevers justifie la raison d'être d'un tel moment : le spectacle doit être total, les festivals ne plus rester cloisonnés à la seule musique. Quoi de plus merveilleux en effet que cette transversalité artistique qui donne envie de se replonger dans un livre après un concert enthousiasmant ? Il est aussi question de fidélité dans l’engagement et le travail de Vincent Courtois avec son trio depuis douze ans, avec Pierre Baux (ils ont déjà mis leurs forces en commun pour Tosca, adapté à leur manière Raymond Carver). Mais aussi de la fidélité de Nevers et de son festival aux projets que Vincent Courtois nomme “répertoire”. Quand on aime un artiste, on le suit.
Oakland enfin est bien plus qu’un décor, car si London y revient toujours, Vincent Courtois, dès l’émergence de l’idée à Avignon eut envie de pousser plus loin, de partir sur les traces californiennes de l'écrivain, d’explorer son port d'ancrage et de jouer un spectacle complet avec des textes lus et interprétés par des comédiens amis, et pourquoi pas, des inserts de photos et de montages de films de London lui même. Il a réalisé son envie et vécu son rêve…
Camille Productions/Socadisc.
Sortie le 5 novembre.
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Ce duo entre un pianiste et un guitariste mérite une attention particulière. Le premier, Pierre Christophe, a écrit pour cette rencontre avec le second, Hugo Lippi. Ils se connaissent depuis quelque 25 ans et partagent entre autres d’avoir décroché le prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz (Pierre en 2007, Hugo en 2019). Pierre Christophe « apporte un soin infini au choix des tonalités et aux tessitures… Il faudra considérer ce duo comme un tout, un orchestre de chambre », relève dans le livret Daniel Yvinec.
Ici point d’effets mais une écoute réciproque sur des compositions originales sollicitant le monde du jazz (Duke Ellington), du classique (Ravel), de la bossa nova (Carlos Jobim), de la pop (Paul McCartney).
En disciple de Jaki Byard, dont il suivit l’enseignement particulier à New-York et qu’il honora dans deux albums (Byard by Us , Black & Blue et Live at Smalls, Camille Productions), Pierre Christophe nous offre une palette encyclopédique du piano (jeu et composition).
Quant à Hugo Lippi, aux guitares (acoustique et électrique), il nous suffit de rappeler le jugement que portait à son égard son confrère (aujourd’hui disparu) Marc Fosset : « Le guitariste René Thomas, aurait particulièrement apprécié la finesse, l’humour et le feeling d’Hugo ».
Un album à écouter (et réécouter) pour en saisir toutes les subtilités.
Jean-Louis Lemarchand.
Pierre Christophe et Hugo Lippi seront en showcase le 21 novembre à 15 heures à la Seine Musicale (au Club Jazz) à Boulogne-Billancourt (92) pour le salon Musicora et en concert le 1er décembre au Duc des Lombards (75001).
Dix ans après le disque «Avenging Angel», enregistré en studio pour le même label, le pianiste revient avec un enregistrement de concert dans la prestigieuse Konzerthaus de Vienne. Je l'avais plusieurs fois écouté sur scène en sideman, mais je garde un souvenir ému de deux prestations solistes : en 2017 au festival Sons d'Hiver, en première partie d'Amina Claudine Myers, et en 2019 pour Jazz à Vienne (France cette fois.....) où, dans une soiré pilotée par John Zorn, il avait durant quinze minutes atomisé en solo un thème du saxophoniste-compositeur, qui était aussi le Monsieur Loyal de cet hommage... à la musique de Zorn. Et ce disque ravive les émerveillements passés : cette faculté de partir d'un élément que l'on jurerait peu orienté, presque indécis, et de nous embarquer par son imagination de l'instant dans son imaginaire le plus profond, le plus inattendu, et le plus constamment renouvelé. La musique suit son cours, introspective, mais aussi souvent folle (en apparence), et se construit ainsi, au fil du disque (et du concert, s'il nous est restitué dans sa chronologie), une forme mouvante qui semble inexorablement se diriger vers un point de cohérence qui ne serait pas un point de clôture (car il s'agirait d'une forme ouverte). Fascinant, jouissif, d'un niveau musical et pianistique hallucinant. Bref formidable, et même plus que cela !
Xavier Prévost
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Craig Taborn est en tournée européenne, en trio. Il sera le 4 novembre à Genève (AMR), le 7 à Brest (Plages Magnétiques), le 12 à Strasbourg (festival Jazzdor), et le 13 à Bruxelles (Flagey)
Des retrouvailles (très attendues) avec un trio d'une vivacité presque effervescente. Un trio qui nous avait déjà tourneboulé avec un disque enregistré cinq ans plus tôt (chronique en suivant ce lien). La pulsation, irrépressible, ne produit nulle frénésie ostentatoire, aucun effet surjoué, aucune expressivité feinte : rien qu'un engagement musical, de corps et d'esprit, qui nous entraîne vers une folle énergie, une créativité débridée qui s'insère dans les lois de cette musique pour mieux les déjouer. Et ce mode de fonctionnement, musical et esthétique, vaut pour chacun des trois membres du trio. On part d'un thème de jazz, cursif comme un chorus sur un standard up tempo. Puis, d'une plage à l'autre, la transgression s'installe, la liberté tend à prévaloir sans qu'il s'agisse d'un déni de l'idiome originel, mais plutôt de la sublimation d'un langage. C'est chaud comme un concert de Sonny Rollins, libre comme une aventure de free jazz. Vient une ballade, à la clarinette alto, lyrique en diable, puis la liberté gagne à nouveau, jusqu'au solo de batterie conclusif. Un pur régal.
Retour au disque d'un duo qui se pratique de longtemps (un premier disque, enregistré en 2013, a paru en 2020 : chronique en suivant ce lien). Le répertoire est différent de ce précédent CD, mais on y retrouve des bribes de thèmes joués dans de récents concerts. Et toujours cette sensation d'évidence, de spontanéité, de connivence immédiate ; c'est un concentré d'intelligence musicale, indissociable d'un engagement de tout le corps dans la musique pour l'un comme pour l'autre. Parfois le thème surgit d'un unisson très précis, trace d'une composition soigneusement élaborée. Parfois au contraire c'est un son, un timbre, une impulsion, un accord, un trait ou un phrase chargée d'expressivité qui vont donner le signal d'une déambulation si fluide qu'elle paraît totalement concertée, alors qu'elle résulte d'une invention immédiate par une communication quasi télépathique entre les deux musiciens. Les lignes, qu'elles soient écrites ou improvisées, sont d'une liberté fascinante, échappant quand ça leur chante à l'univers tonal, et se promenant aussi parfois dans ces évidences mélodiques familières des musiques les plus populaires. Ce paysage sonore, qui est en même temps une œuvre musicale à part entière, semble surgir par magie. C'est frappant dès le premier thème, The Beekeeper, de la plume du tromboniste, amené en introduction par une escapade assez vertigineuse du guitariste. Le titre suivant, Des états lumineux, signé Marc Ducret, paraît procéder d'une autre démarche. En fait c'est le même processus qui est en jeu : écoute, action, interaction. Et ce jeu se poursuit, évolue, de plage en plage, procédant toujours, semble-t-il, de son alchimie fondatrice. Fascinant, de bout en bout.