FREDERIC ADRIAN
NINA SIMONE
LE MOT ET LE RESTE
Musiques (lemotetlereste.com)
Nina Simone (lemotetlereste.com)
A voir le nombre de critiques de la biographie de Frédéric Adrian, on mesure, près de vingt ans après sa disparition, survenue en avril 2003, la fascination qu’exerce toujours Nina Simone. A quel point Eunice Waymon contribua à forger sa légende, à devenir ce personnage tragique, cette figure iconique de la communauté afro-américaine, c’est ce que montre ce spécialiste de la Great Black Music, dans son Nina Simone, paru aux excellentes éditions marseillaises Le Mot et le Reste. L’originalité de ce travail est de ne pas imprimer la légende justement mais de donner à lire un récit au-delà du mythe, de s’en tenir aux faits et aux dates, à toutes les parutions critiques lors des concerts, tournées, sorties de disques. Un travail d’archiviste-chercheur qui démêle le vrai du faux, raconte à partir de plus de mille cinq cents coupures de presse, la vie tragique de cette diva, extravagante, colérique, blessée par le racisme dès son plus jeune âge. Sans se laisser trop influencer par ce que l’on sait d’elle ni sur ses dernières années, navrantes à plus d’un titre. Oublier le mythe, les réactions imprévisibles d’un phénomène qu’on venait voir, attendant l’incident, la crise comme avec Judy Garland ou même l’actrice Vivien Leigh.
L’auteur s’est appuyé sur une documentation sérieuse, une bibliographie copieuse en anglais dont la propre autobiographie de Nina Simone I put a spell on you, parue en 1992, évitant l’écueil d’une vision trop personnelle privilégiant un angle particulier, musique ou vie privée avec anecdotes croustillantes, scandales et autres caprices de la diva. Il ne raconte pas la vie de Nina Simone telle qu’on l’imagine, il n’écrit pas de roman même si, par bien des aspects, sa vie fut un roman, de sa jeunesse dans le sud ségrégationniste à ses dernières années en France à Carry le Rouet, près de Marseille. On reste au plus près de la femme, pas du personnage, restituant la vitalité extraordinaire, le caractère bien trempé, les aspirations spirituelles, mais aussi la mélancolie, la déraison, la conviction que sa couleur et son sexe avaient été ses malédictions.
Les 231 pages se lisent d’un trait, pris au piège dès la première phrase, acte de (re)naissance de la musicienne: “ Nina Simone est née en juin 1954 dans un petit club d’Atlantic City, le Midtown Bar”. Un événement qui fera basculer toute sa vie, car “ce soir là, c’est toute l’histoire musicale de Nina, qui se confond à peu de chose près avec sa vie, qui coule sous ses doigts”. Tout est dit, le malentendu commence. Elle fut reconnue souvent pour une musique qu’elle méprisait. Consciente de sa valeur et de son talent, elle n’arriva jamais à se satisfaire de l’écart entre ce qu’elle aurait souhaité et ce qu’elle obtint. Signe de ce besoin éperdu de reconnaissance, elle reçut (ironie cruelle), un jour avant sa mort, le diplôme de Docteur du prestigieux Curtis Institute de Philadelphie ( Bernstein en est issu) qui décida de son sort, cinquante ans auparavant, en 1951, en la recalant au concours d’entrée, par pur racisme; elle aurait pu alors réaliser son voeu le plus cher, devenir la première pianiste concertiste noire classique, elle qui avait travaillé avec acharnement pour réussir. Cette blessure originelle, cet épisode fondateur allaient marquer sa vie professionnelle et privée. Elle n’aurait pas pris cette orientation musicale devenant une diva de la soul, une reine du blues avec une telle rage au coeur, comparable à celle de Mingus. Difficile d’avaler ces humiliations, de dire adieu au classique (elle garda toujours une place particulière pour sa triade Bach, Debussy, Chopin). Pourtant le succès vient vite sur scène et dans les festivals, elle triompha très vite à l’Apollo de Harlem, au Town Hall de Manhattan puis à Carnegie Hall, défiant les classifications faciles. Elle était inclassable en effet mais reconnaissable dès la première note comme Ray Charles ou Stevie Wonder : une voix unique, écorchée, rauque et un jeu de piano perlé, subtil, baroque avec des marches harmoniques, des trilles.
Incisif, passionnant, ce livre à l’écriture simple et fluide, est l’histoire d’une vocation contrariée qui donnera l’une des carrières les plus singulières. Clarifiant les points délicats d’une vie tourmentée toujours au bord de la chute, déjouant toute caricature, c'est une vraie entreprise de démolition de tous les clichés, au fil de pages qui dessinent le portrait en creux d’une icône du mouvement des Droits civiques autant qu’une femme en prise à sa bipolarité (qu’on ne nommait pas ainsi à l’époque) et à son alcoolisme. Si elle fait du jazz, c’est à sa manière. Reine de la soul, épinglée malgré elle par toute une époque pour son engagement qu’elle ne voulait pas non-violent, même si elle admirait Martin Luther King. Elle chantera Why? ( The King of love is dead) au lendemain de sa mort. Quant à Ain’t go, I got life, cette chanson, reprise de la comédie Hair, elle se l’appropria complètement, elle, l’Afro-américaine toujours rebelle qui prit en main sa carrière, devenant une figure du Black Power. On ne peut écouter sans être ému son Mississipi “Goddam” censuré dans son titre même, pour le terme grossier( !) de goddam (“putain”) après l’assassinat du militant Medgar Evers à Jackson (Mississipi) et des quatre fillettes de Birmingham (Alabama) qui allait inspirer à John Coltrane, dans un autre style, son poignant Alabama.
A la fin du livre, on comprend mieux les errances d’une formidable artiste qui ne fut jamais heureuse dans sa vie personnelle, jamais satisfaite de son parcours artistique. La colère caractérise sa personnalité, la plupart des chansons qu’elle a écrites ou reprises expriment sans ambiguïté ce sentiment d’injustice intolérable quand on est “young, gifted and black”, titre qui aurait dû devenir l’hymne noir américain, d’après l’ amie, écrivaine et activiste Lorraine Hansberry, morte prématurément. Cette composition deviendra néanmoins le premier classique de la chanteuse. Autre titre révélateur Don’t let me be misunderstood.
Si elle attaqua régulièrement l’industrie musicale, les maisons de disques qui la spoliaient (“J’ai fait trente cinq albums, ils en ont piraté soixante dix), si elle découragea souvent les bonnes volontés autour d’elle, le public lui conserva une certaine affection jusqu’à la fin. Alors que son répertoire fut peu repris de son vivant, la jeune génération s’est emparée des chansons de la grande "prêtresse de la soul", lui rendant des hommages sur scène ou en disques. Peut être serait elle apaisée de savoir que l’on parle toujours d’elle et que l’on joue sa musique.
Dernier point, non négligeable, elle peut figurer dans une histoire du jazz, auprès de Billie Holiday qu'elle rejetait tout en l’admirant sans doute. Michel-Claude Jalard ne s’y était pas trompé, au festival d’Antibes Juan-les-Pins en 1965 : Nul ne pourrait nier pourtant que Nina n’ait créé le plus grand choc émotif du festival : c’est que depuis Billie Holiday, dont elle reprit, le fameux Strange fruit, Nina Simone est sans doute la chanteuse la plus bouleversante de l’histoire du jazz, une de celles chez qui l’art se confond le plus naturellement avec un expressionnisme tragique, résigné chez Lady Day, révolté chez Nina.”
Ce n’est pas l’un des moindres mérites de la biographie de Frédéric Adrian que de citer de larges extraits des grandes plumes de l’époque, les Lucien Malson, Maurice Cullaz et autres chroniqueurs au Monde, Jazz Magazine ou Jazz Hot, secouant présent et passé dans notre mémoire à la façon d’un shaker.
Sophie Chambon