Dave LIEBMAN / Richie BEIRACH, "EMPATHY". Avec Dave Liebman (saxophones ténor, soprano, flute), Richie Beirach (piano) et en invités : Jack DeJohnette (batterie), Florian Van Volxem (synthétiseur), Léo Henrichs (gong, timbales).
Coffret de 5 cds.
Enregistrements de 2016 à 2020. Jazzline/Socadisc.
Parution le 27 août 2021.
Entre Dave Liebman et Richie Beirach, c’est une vieille histoire. Une complicité née voici un demi-siècle à New York dont la première manifestation fut le groupe ‘’Lookout Farm’’, et qui s’épanouit un peu plus tard dans ‘’Quest’’. En tête à tête, ou côte à côte, Dave, le saxophoniste-flutiste et Richie, le pianiste, nous avaient donné pas moins de quatre disques en duo, ‘Double Edge’, ‘The Duo Live’, ‘Omerta’ et en 2011, ‘Unspoken (Out There/Out Note).
Ces dernières années, l’empathie, pour reprendre le titre du coffret, s’est encore consolidée entre ces deux contemporains (Liebman, né en 1946, Beirach, 1947). « Quand nous avons entamé notre séance en duo, en 2018, rien n’était programmé, nous avons simplement joué et vu ce qui allait arriver », confie Richie Beirach dans le livret.
Tout est dit sur leur connivence. Le coffret permet d’en juger : cinq albums enregistrés entre 2016 et 2020 dont trois qui donnent à entendre les comparses dans différentes configurations (duo, trio avec Jack DeJohnette, ou quartet avec synthétiseur et percussions) et deux en solo intégral. Nous tenons là une œuvre magistrale, témoignage d’une sensibilité, d’une authenticité tutoyant les sommets. Une forme suprême de l’improvisation qui constitue l’essence même du jazz.
Premier concert de la saison 'Jazz sur le Vif' à la Maison de la Radio (.... et de la Musique). Le samedi 25 septembre 2021, à trois jours du trentième anniversaire de la disparition de Miles Davis, Arnaud Merlin a choisi d'inviter au studio 104 le sextette «Urbex Electric» du batteur (et compositeur) belge Antoine Pierre. Avec lui Jean-Paul Estiévenart (trompette), Renier Baas (guitare électrique), Bram De Looze (piano), Félix Zurstrassen (guitare basse) & Frédéric Malempré (percussions).
Urbex désigne habituellement l'exploration de sites urbains délaissés. Ici c'est plutôt la visite fervente d'un monument historique. Le groupe avait publié en 2020 un disque très remarqué, intitulé «Dispended» (Out Note Records), et inspiré par la musique du «Bitches Brew» de Miles. Un hommage au trompettiste, sans servilité aucune, mais qui se nourrit des métamorphoses alors opérées par cette œuvre phare. Le concert, comme le disque, esquive l'imitation mais offre une très belle synthèse de l'esprit, artistique et musical, qui prévalait alors. L'instrumentation est un peu différente (pas de sax, et un piano acoustique).
Pendant la première partie, le groupe joue trois titres du disque «Suspended», puis deux compositions issues du disque précédent intitulé «Sketches of Nowhere» (l'ombre de Miles, décidément, n'est pas loin). Et il conclut le set en revenant au plus récent album, avec Obsession. La musique circule entre les musiciens. Certes la trompette de Jean-Paul Estiévenart occupe une place privilégiée, sans surjouer le modèle ; mais quantité d'événements surviennent, dialogues entre les instrumentistes, reprise au vol d'un fragment d'improvisation pour évoluer vers un unisson.... Le guitariste, qui nourrit la pulsation d'accords au son très mat, sort régulièrement de sa réserve avec éclat. Le percussionniste, entre dialogue et soulignement, alimente en permanence le caractère vivant de la musique. Le batteur, en parfait chef d'orchestre, conduit le débat, mais sans envahir l'espace musical. Et le pianiste participe constamment aux échanges, même s'il ne pratique pas l'ostentation. Il faudra attendre la fin du concert pour qu'une partie du public (la plus distraite) prenne conscience de l'importance de sa contribution. Les auditeurs ont hélas parfois besoin que l'on surligne le message pour le porter à leur pleine conscience....
Après l'entracte, retour en quintette, pour un thème sans le trompettiste, et qui nous vaudra un beau dialogue entre piano et percussion, ainsi qu' un solo de guitare étincelant. Puis le sextette se reforme. Si au fil du concert, fidèle à l'esprit de l'univers évoqué (le Miles de 1969) le solos étaient intégrés dans le flux permanent de tuilages et d'échanges, le groupe offrira vers la fin un déroulement plus conforme au rituel du jazz : solos successifs bien balisés. Une partie du public, qui tendait à applaudir à tout moment sur des propositions inachevées, se trouve soudain plus à son aise. Cela dit l'écoute fut fervente et l'enthousiasme très explicite. Et votre serviteur partagea l'euphorie du public.
En rappel le groupe quitta les compositions d'Antoine Pierre pour une reprise : une composition de Joe Zawinul que Miles avait enregistrée en 1968, et beaucoup jouée dans ses tournées de 1970-71, mais dont l'original ne fut publié qu'en 1981 avec une foule de séances étalées de 1960 à 1970. Il s'agit de Directions, thème issu de l'album éponyme. Très belle conclusion pour un concert vraiment épatant !
Xavier Prévost
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Ce concert sera diffusé en deux parties sur France Musique, dans le Jazz Club d'Yvan Amar à 19h, les samedis 2 octobre et 6 novembre
Ce festival marseillais si singulier a changé plusieurs fois de lieu, du Cabaret aléatoire (il portait bien son nom) dans l’ancienne usine Seita de la Belle de Mai, devenue l’une des friches industrielles réussies, avant de trouver “son site”, la chapelle baroque des Bernardines jouxtant le grand lycée marseillais des classes prépas entre autres, le lycée Thiers où étudièrent conjointement Marcel Pagnol et Albert Cohen. Après des péripéties dignes de la cité phocéenne, le festival des Emouvantes a dû se replier au dernier moment, juste un peu plus haut sur la colline, place Carli au Conservatoire de Région Pierre Barbizet, accueilli, hébergé par le nouveau directeur, le saxophoniste Raphael Imbert.
Façade XIXème du CONSERVATOIRE place Carli
Jeudi 23 et Vendredi 24 Septembre
Notre ami Xavier Prévost a rendu compte finement des deux concerts de la soirée de jeudi, la vision personnelle de l’opéra de Laurent Dehors et la relecture de certaines de ses compositions par le pianiste Jean Marie Machado en quartet MAJJAKA ( “phare” en finlandais).
MAJJAKA JEAN MARIE MACHADO QUARTET
Jean-Marie Machado : piano & compositions Jean-Charles Richard : saxophones Vincent Ségal : violoncelle Keyvan Chemirani : percussions
Des pièces sont reprises, retravaillées, elles ont pour nom “Um vento leve”, “Les pierres noires”, “la lune dans la lumière” ( titre particulièrement adapté, après la nuit d’équinoxe du 22 septembre), “Slow Bird”. Ces titres sont suffisamment poétiques pour nous entraîner dans une séquence imaginaire de voyage, autant lusitanien que breton, scandinave évidemment où la musique conduit la promenade au phare! Des tableaux sonores où résonnent, enflent les saxophones de Jean Charles Richard au soprano et baryton, le violoncelle de Vincent Segal et les duos percussifs de Keyvan Chemirani avec le piano préparé du leader, dans la bibliothèque Billioud aux lambris acajou, aux étagères vidées des livres.
Ancienne entrée rue de la Bibliothèque
C’est à la fin de la soirée suivante, après deux séries de concerts intenses,à 19h et 21h, que je m’interroge sur les passages possibles, la démarche souvent opposée mais en un sens complémentaire entre La petite histoire de l’Opéra, opus 2, revue et corrigée à la façon de Laurent Dehors avec sa troupe de fidèles ( ils ne sont que six mais assument brillamment toutes les fonctions d’un grand orchestre) et le programme ambitieux, assez inattendu de David Chevallier Emotional Landscapes, en septet, sur des chansons de la star islandaise Björk croisées, intercalées de thèmes baroques joués sur instruments d’époque!
UNE PETITE HISTOIRE DE L'OPERA, OPUS 2
LAURENT DEHORS
Tineke Van Ingelgem : voix Laurent Dehors : saxophones, clarinettes, guimbarde, cornemuse, direction musicale, compositions & arrangements Michel Massot : tuba & trombone Gabriel Gosse : guitare, guitare électrique 7 cordes, banjo, batterie & percussions Matthew Bourne : piano, piano préparé Jean-Marc Quillet : marimba basse, vibraphone, xylophone, glockenspiel, batterie
Je suis depuis longtemps le travail de cet énergumène qui a nom Laurent Dehors et de sa compagnie Tous Dehors, incluant sa participation au grand format du Mégaoctet d'Andy Emler avec le contrebassiste Claude Tchamitchian, fondateur et directeur artistique des Emouvantes avec Françoise Bastiannelli.
Quel diable d’homme, ce Normand poly-instrumentiste qui joue de la guimbarde, de la cornemuse, avec autant de jubilation que des clarinettes et saxophones. Mais il n’est jamais meilleur que quand il canalise sa folie, se livrant à un dérèglement des sens tout à fait contrôlé : il détourne des thèmes connus, standards ou arias dans une démarche volontiers démocratique, rendant la musique savante et sérieuse accessible au plus grand nombre. Il s’empare de tous ces airs connus avec délectation et les transforme sans en perdre le suc, “la Reine de la Nuit” de la Flûte enchantée, une trilogie de Carmen avec “la Habanera”, l’air des enfants, "la garde montante" “Nous sommes les petits soldats”, “l’Amour est enfant de Bohême”, mais il va voir aussi du côté de “La Mort de Didon” de Purcell, la Toccata de l’Orfeu de Monteverdi au balafon qui commence le spectacle, Lully et son tube des “Indes galantes”, Vivaldi …
Avec sa géniale équipe de déjantés (l’impayable Jean-Marc Quillet, aux différentes percussions, Gabriel Gosse à la guitare électrique, au banjo et à la batterie, l‘émouvant Massot au sousaphone et trombone, Laurent Dehors évidemment à la flûte à bec rose plastique, Matthew Bourne au seul piano mais suffisamment préparé), il nous enchante. Car tous chantent (plus ou moins bien) avec la formidablement drôle et aventureuse soprano Tineke Van Ingelgem, Castafiore flamande allumée et allurée, éblouissante quand elle tente de résister au fracas de l’orchestre ou quand elle se lance dans un rap en jouant des prunelles. J’ai une seule réserve, j’aurais tellement aimé entendre sa belle voix sans micro, mais dans une salle non adaptée où tourne rapidement le son, avec ses petits copains qui tapent dur, que faire?
J’ai pensé soudain à Rossini et à une émotion éprouvée un soir, tardivement, en comprenant, après une captation de l’Italienne à Alger, comment le compositeur, horloger maniaque, à la mécanique diabolique, était semblable en sa folie à la théâtralité de Georges Feydeau.
Et la version débridée mais très juste de la fameuse “Danse symphonique” du West Side Story de Berntein, valait bien le mambo échevelé du jeune orchestre vénézuélien de Gustavo Dudamel. L’intervention de Dehors rendait la musique dans ses nuances, tout en ayant transformé dans une version bizarre, le thème initial. De toute façon, de la version de Broadway à celle du film de Robert Wise, sans oublier la tentative intéressante du maestro lui même dirigeant les grands chanteurs lyriques Kiri te Kanawa et José Carreras dans les rôles principaux, on mesure l’écart que l’on peut faire faire à une partition. Plus de barrières entre les styles et les genres, un décloisonnement recherché passionnément.
DAVID CHEVALLIER SEPTET EMOTIONAL LANDSCAPES
David Chevallier : Direction, théorbe, guitare baroque & arrangements Anne Magouët : soprano Judith Pacquier : cornet à bouquin & flûte à bec Abel Rohrbach : sacqueboute basse
Volny Hostiou : serpent & basse de cornet Martin Bauer : basse & dessus de viole Keyvan Chemirani : zarb & daf
Laurent Dehors adopte cette démarche particulière, politique au sens noble, avec la volonté de tout mêler, formes et instruments, de les travailler de façon à faire entendre la voix dans tous ses états et de rendre sa musique inclassable. Le travail de David Chevallier n’est pas inclassable mais il a une science particulière de l’arrangement ( bon sang ne saurait mentir, son père, Christian Chevallier était un orfèvre en la matière, dans un tout autre style, musicien de jazz, travaillant pour la chanson ou les musiques de films).
David Chevallier se passionne pour la musique ancienne baroque depuis une quinzaine d’années, tout en étant capable de jouer de la guitare jazz électrique (ou non) et de revoir à sa façon les Standardsde jazz. Mais ici, en compagnie de sa femme, la chanteuse soprano Anna Magouët et de formidables comparses, il reprend fidèlement les thèmes baroques dans leur version princeps. Avec ces curieux instruments, originaux à tous les sens, comme les cuivres étonnants et puissants du cornet à bouquin et de la sacqueboute basse, sorte de trombone coulissant, ou de la basse de cornet. Mais différence majeure avec la musique de Dehors, tous les instruments jouent leur rôle attendu sans être déplacés, bouleversés dans leur fonction. Des alliages qui sonnent magnifiquement avec les percussions sur peaux et fûts de Keyvan Chemirani ou le théorbe au long cou, manche manoeuvré avec dextérité par le guitariste leader qui jouera aussi de sa guitare baroque.
N’étant aucunement spécialiste de baroque ni même de la musique de Björk, je ne peux qu’écouter avec attention, ce mix curieusement cousu, qui ma foi, raisonne et résonne. Regard plus qu’intéressé par les formes bizarres de ces instruments d’époque-il est essentiel là encore de voir les musiciens jouer, en s’appropriant l’espace difficile de la bibliothèque aux rayonnages vides, où le son tournoie ( prodige des ingé-son comme Gerard de Haro la veille avec Majjaka).
David Chevallier aime la musique et les compositions de la chanteuse islandaise, il est tombé sous le charme de son album Vespertine et de différents tubes que je reconnais, comme “Bachelorette” de l’album Homogenic. On aura aussi “Unravel” de l’album éponyme, “Isobel” à la guitare baroque, “Who is it?” que le compositeur arrangeur croise avec Monteverdi ou Purcell “Ode à Sainte Cécile” (la patronne des musiciens). Le rappel sera poétique avec “Sun in my mouth” d’après des paroles de E.E.Cummings. Etrange expérience donc à laquelle nous avons assisté avec un public aux anges, manifestement venu pour entendre les baroqueux à l’oeuvre.
CREATION QUARTET MOLARD/CORNELOUP ENTRE LES TERRES
Jacky Molard : violon & composition François Corneloup : saxophone baryton & compositions Catherine Delaunay: clarinette Vincent Courtois : violoncelle
Et en cette soirée de week end, on débutait avec le quartet de Corneloup/ Molard, dédié à la musique celte, bretonne bien sûr mais aussi cousine, irlandaise et teintée comme dans tous les folklores, d’influences diverses, ici quelques effluves balkaniques. Gigues, danses trad, et cet éblouissant “Plinn de la mort” final, danse macabre qui fait frissonner et transporte dans l’Ankou des Bretons traduit dans les monuments funéraires, les enclos paroissiaux sculptés dans le sombre granit.
J’ai tout de même été sensible à l’une des compositions de François Corneloup “le Guerz d’autre part”, lui aussi étranger à la celtitude de par ses origines mais qui se saisit d’une mélodie lente bretonne et la tourne à sa façon. Des pièces qui s’enchaînent inexorablement, frénétiques dans la transe qu’elles procurent, échevelées avec les crins des archets du violon de Jacky Molard et du violoncelliste Vincent Courtois. Répondant en contrepoint à la basse du baryton, la clarinette de la toujours impeccable Catherine Delaunay nous entraîne dans le pays marin, envolées d’oiseaux dans la brume marine, loin de la cité phocéenne, notre port d’attache. Mais avec ces musiques diverses, on embarquait vers d'étranges contrées musicales, des pays lointains, “hic et nunc” jouant volontiers à aller se perdre dans “autrefois et ailleurs”. Il est tout de même assez remarquable d’entendre des musiques originales, plus forcément “actuelles” au sens premier, retravaillées aujourd’hui, réarrangées d’après des partitions d’un autre âge.
Escapade marseillaise pour le chroniqueur, et plongée dans les deux premiers jours (22 & 23 septembre 2021) du festival 'Les Émouvantes'. Année compliquée, après l'édition 2020 qui proposait des duos et un solo issus de la programmation conçue autour des imaginaires. Cette année nous retrouvons les groupes au complet, et la musique telle qu'elle a été conçue. En mars le festival a connu des sueurs froides : le Théâtre des Bernardines, qui l'avait accueilli jusque là, déclarait forfait pour cause de travaux. Providentiellement Raphaël Imbert, nouveau directeur du Conservatoire Pierre Barbizet, a proposé pour les concerts ses locaux. Depuis plusieurs années les Master Classes du festival se tenaient déjà en ces murs.
C'est donc le cœur léger que le chroniqueur sortait de la Gare Saint Charles, admirant la Cité Phocéenne sous le soleil de (et du) midi. Direction le conservatoire Pierre Barbizet, pour découvrir les lieux pendant la balance du quartette de Jean-Pierre Jullian.
Et à 19h, c'est la salle Billioud, ancienne bibliothèque, qui accueille «Chiapas II», une création de Jean-Pierre Jullian qui conclut un triptyque consacré à cet état du Mexique, aux luttes politiques qui s'y déroulent, et à l'imaginaire qui s'y déploie. Le batteur est entouré de Guillaume Orti aux saxophones (alto & baryton), Étienne Lecomte aux flûtes (flûte traversière en do & flûte basse), et Tom Gareil aux vibraphone et marimba.
La musique mêle écriture (riche, serrée et d'une très grande qualité) et improvisation. Les solistes font merveille : Guillaume Orti, qui m'épate depuis maintenant plusieurs décennies, Tom Gareil, mêlant fougue et sobriété avec intelligence, et Étienne Lecomte, que je découvre. Le flûtiste manifeste une grande maîtrise des modes de jeu les plus variés, avec une grande pertinence musicale et une indiscutable inventivité.... La musique évolue à partir de segments répétitifs vers ces effervescences dont le jazz a le secret. C'est formellement très convaincant, et c'est profondément vivant : le jazz, en somme !
À 21h le concert se tient à l'étage du dessous, salle Henri Tomasi. Il accueille le trio de la flûtiste, vocaliste et compositrice Naïssam Jalal. Le trio, et son programme, s'intitulent «Quest Of The Invisible». Leonardo Montana est au piano, et Claude Tchamitchian à la contrebasse. La musique se déplie autour de l'invisible : mystique ou sacré, qu'il s'agisse de foi ou d'art, mais aussi de tous les sentiments humains qui construisent la relation à autrui, à la nature, au monde.... Intensité de la musique et de son interprétation, bel espace donné à ses deux partenaires, expression vraiment collective. On se sent un peu en lévitation, entre paradis perdu et espoir retrouvé dans la relation humaine : on est ensemble, dit la musicienne au public pour conclure. C'est beau comme une utopie quand elle se réalise.
Le lendemain, 23 septembre donc, la salle Billioud accueille le quartette de Jean-Marie Machado et son programme «Majakka». Il l'a enregistré sur un disque éponyme publié au début de l'année. C'est une relecture par le pianiste de certaines de ses anciennes compositions, tendance lyrique et mélancolique. Il s'est entouré d'orfèvres en art musical, élaboré autant qu'expressif : Jean-Charles Richard aux saxophones (baryton & soprano), Vincent Ségal au violoncelle, et Keyvan Chemirani au zarb et autres percussions. La musique circule, les rôles se déplacent, tous solistes, tous accompagnateurs stimulants. Les improvisations sont bluffantes, l'énergie est explosive, et dans les moments de recueillement, c'est beau comme du Schubert. Grande classe !
À 21h, translation du public, après une pause à la buvette-restauration, vers la salle Henri Tomasi. Finis la rigolade et les émois d'esthètes : ici l'on tacle et l'on cogne, on passe à la moulinette l'histoire de l'Opéra, avec le consentement de la soprano Tineke Van Ingelgem, figure remarquable de la scène opératique européenne.
Laurent Dehors, compositeur-arrangeur et multi-instrumentiste (clarinettes, saxophone, cornemuse, guimbarde, etc....), a dessiné le second volet de sa «Petite histoire de l'opéra». Il est entouré de ses complices de longue date : Jean-Marc Quillet (percussions à claviers et autres instruments), Michel Massot (trombone et soubassophone), et de partenaires réguliers depuis quelques temps déjà : Matthew Bourne au piano (et piano préparé) et le jeune Gabriel Gosse (guitare, banjo, batterie, percussions à claviers....
Monteverdi, Bizet, Vivaldi, Purcell, Donizetti, Bernstein et Mozart sont métamorphosés en objets musicaux 'désindentifiés' : c'est vivant, malin, 100% musical et assez pataphysique. La soprano fait merveille, même si l'acoustique de la salle, rétive à la sonorisation d'un tel tohu-bohu, ne l'aide pas toujours. On passe par un hypothétique opéra flamand (partition du directeur musical, livret de la cantatrice) qui tourne au rap, et cela finira en apothéose avec un air de La Flûte enchantée version free punk : jouissif !
Les jours suivants, le festival accueillera François Corneloup/Jacky Molard, David Chevallier, Christophe Monniot/Didier Ithursarry et Caravaggio Quartet. Sophie Chambon vous en donnera d'autres échos.
Le chroniqueur, heureux, a salué une nouvelle fois, dans une lumière différente (8h30, avant le TGV 6112 de 9h02), le parvis de la Gare Saint Charles. Arrivé à Paris Gare de Lyon, sur le quai, une drôle de surprise : des malabars harnachés opérant pour une société privée contrôlent les 'pass sanitaire' (on aurait donc voyagé avec des gens non vaccinés ni contrôlés ?). Malabars très polis (bonjour madame-bonjour monsieur), mais cette fantaisie militaire pré-fascisante fait un peu froid dans le dos....
Anabasis,dernier projet du violoniste Dominique Pifarély, est une suite inspirée du poème de Paul CELAN, source profonde aux mots desquels le violoniste s’abreuve. Cette musique dense, montée de façon complexe, saisit dès l’ouverture. Cinq longues compositions, jamais faciles qui prennent le temps d’installer ce climat fiévreux, familier mais néanmoins accessible si on prête l’oreille, dans une attention “flottante” qui n’est pas rêverie, mais plutôt attente de ce qui va advenir. Pifarély poursuit son infatigable travail d’écriture et d’improvisation : sa musique ardente, au-delà de la sensibilité et du lyrisme attendus, répond à une mécanique de grande précision, intellectuelle et pourtant sensible.
La mise en place redoutable donne une grande lisibilité à l’ensemble malgré la variété des textures et la finesse des tuilages. Une musique de chambre contemporaine, plus qu’un jazz de chambre, où l’improvisation prend toute sa place avec gourmandise. Des lignes nettes sans être tranchantes.
Anabasis commence par une note, un “si” joué de façon insistante au piano avant que n’entre en scène le sax baryton de François Corneloup, précédé de frottements, crissements, bruissements d’ailes. Puis c’est le tour descordes. L’ambiance est tendue, énigmatique. Et totalement passionnante dès ce son obstiné inaugural. Une réjouissante austérité où rien ne s’installe longuement, entrées et sorties, tutti vibrants, contrepoints délicats. Deux autres titres de compositions, après “Anabasis”, “Grille de paroles” et “Radix” sont aussi du poète, vrai déclic de l’inspiration : une grille de paroles comme en jazz, nerveuse, débridée où les cordes sont des voix effrayées, précipitées avant que le clavier ne les calme et réajuste l’ensemble, aidédechants d’oiseaux flûtés, drôles de volatiles qui partent à tire d’aile.
Chacun a son rôle taillé sur mesure, et s’en acquitte avec élégance et virtuosité, le casting étant royal. Ce nouveau groupe de Dominique Pifarély poursuit en le renouvelant le travail mené de 2005 à 2015 avec l'ensemble Dédales. Dans le format resserré d’un octet, on retrouve la rythmique puissante et fidèle de François Corneloup, François Merville, Antonin Rayon mais de nouveaux complices Sylvaine Hélary, Matthieu Metzger, Valentin Ceccaldi et Bruno Ducret, rejoignent les rangs, autour du violoniste.
Les traits souvent exacerbés du violon, le jeu pertinent du piano, la percussion colorée de la batterie, toutes ces composantes entrent dans cette partition subtile. Quelque chose qui ressemble à l’écriture à vif, qui jamais ne se pose et qui fait sens. Il faut beaucoup écouter pour se bâtir un répertoire mental de sons et les conjuguer. Les associations de timbres comme de saveurs partent souvent d’une histoire, d’alliances ou alliages parfois contre-nature ou à contresens qui cherchent l’accident, l’artefact. Des fulgurances peuvent pousser loin les curseurs de l’ouïe, brouillant les frontières. Les dissonances ne font pas peur.
L’écriture musicale donne à la fois une géographie précise (parties écrites instrumentales) et plus instable ( improvisations) qui s’inscrit dans une certaine durée, comme en 2014, le singulierTime geography. Mais avec Anabasis, c’est un temps circulaire, proustien qui fait retour :
L’anabase, c’est la remontée de la mer vers les terres (…) et la sortie d’exil. Cette montée est aussi un retour, qui paradoxalement s’effectue dans l’avenir.” Martine Broda, “Dans la main de personne, essai sur Paul Celan”.
Au caractère fragmentaire de la phrase célanienne répond en correspondance la musique de Pifarély, encore que ce mot soit trompeur; le compositeur s’appuie sur les rythmes et syncopes, et d’autres éléments musicaux pour avancer dans ce passage du texte aux sons. La transdisciplinarité est de mise : l’écriture et la musique sont liées depuis si longtemps mais rarement menées conjointement de façon satisfaisante : Et puis toujours ce truc qu’on ne règle pas, entre les programmateurs littéraires qui trouvent ça quand même un peu trop contemporain et les tourneurs musiciens qui ne pigent pas les textes, écrit le complice François Bon.
Il ne s’agit pas d’illustration, ne cherchons point de lien de sens entre le poème et la musique, ni de rapport de contenu, de traduction de forme artistique en une autre. Chacune est pleine, surgissant hors d’elle même, presqu’incontrôlable. Et l’on ne peut qu’apprécier la performance collective, la direction de cette suite jusqu’à la clôture, sur un “si” dans “Sans bruit, les voyageurs”.
Ce 18 septembre 2001 restera dans la vie de Martial Solal (94 ans aujourdhui) comme le jour le plus long… Levé à 4 heures du matin à son domicile francilien, le pianiste s’est couché 24 heures plus tard. Le temps de traverser l’Atlantique et de donner un concert au prestigieux Village Vanguard.
Le plus ancien club de jazz de New-York (1934), au cœur du Greenwich Village, avait été contraint à la fermeture (la seconde seulement alors dans l’histoire du lieu après celle décrétée lors du décès de son fondateur Max Gordon en 1989), tout le quartier ayant été bouclé après les attentats du World Trade Center le 11 septembre.
Sa patronne, Lorraine Gordon, avait décidé de rouvrir dès le 14 septembre. L’incertitude persistait sur la venue de Martial Solal, engagé depuis sept mois. Le trafic aérien était interrompu sur l’Atlantique Nord. Finalement, c’est le « piston » qui permettra à Solal d’arriver à New York, une passionnée de jazz travaillant à Air France réussissant à obtenir des sièges au tout dernier moment.
Martial Solal, pianiste singulier, pouvait, à 74 ans, réaliser un de ses rêves, enregistrer au Village Vanguard. Il avait choisi pour l’accompagner deux représentants de la jeune génération, le bassiste français François Moutin et Bill Stewart à la batterie. Le bouche à oreille fonctionne chez les fans de jazz et le Vanguard affiche complet en fin de semaine pour l’enregistrement de l’album (‘NY-1 MARTIAL SOLAL Live at The VILLAGE VANGUARD’. Blue Note.2003). Dans ce lieu mythique, toute une jeune génération découvre un jazzman unique et qui plus est européen. Pour Martial, c’est le couronnement de sa carrière et aussi un petit pincement au cœur de retrouver New York où il avait joué cinq semaines de rang en club (au Hickory House) … 38 ans plus tôt ! Les américains auraient bien voulu alors que « Mister Solal » s’installe chez eux, dans « la Mecque du jazz », mais le pianiste préfèrera revenir à Paris et mener une carrière indépendante de toute contrainte artistique ou commerciale.
Un récit plus détaillé figure dans « Ce jour-là sur la planète jazz » de Jean-Louis Lemarchand (éditions Alter Ego . 2013) qui propose plusieurs dates-évènements tels que l’enregistrement d’Ascenseur pour l’échafaud (1957) ou le concert de Charles Mingus Salle Wagram (1964)..
Un tout nouveau festival qui se crée en sortie de crise sanitaire ! On prend !
C’est en effet une belle initiative sous l’impulsion de Laurent Miquel que la création de la 1ère édition sur 3 jours de ce Jazz ô Palais à Albi (Lot). Et qui plus audacieux de lancer cette aventure en toute fin de saison, à l'heure où les festivaliers rangent les toms et replient le matos. Et au final une complète réussite avec un festival comble où tout ceux qui veulent encore plus d'été, plus de spectacle vivant, plus de vie se sont précipités.
Tout y est : le lieu (superbe, sur la petite place du Palais d'Albi), une soirée de fin d'été, un son remarquable comme rarement pour ces concerts en plein air, et une programmation qui en veut avec des artistes visiblement heureux d'être là.
Hier soir pour la dernière de ce mini-festival, c'étaient Robin Mc Kelle en 1ère partie et Hugues Coltman en 2ème qui avaient décidé d'embraser le ciel albigeois.Deux parties bourrées d'énergie.
La chanteuse toujours aussi flamboyante dans son répertoire dédié aux chanteuses-compositrices et issu de son dernier album ( « Alterations » sur le label Doxie Records). Avec en point d'orgue (si l'on peut dire) une superbe version jouée seule au piano de You’ve got a friend de Carole king ou encore une magnifique interprétation de River de Joni Mitchell. Et puis Robin décida d'allumer le feu, portée par les envolées de Raphael Debacker à l'orgue hammond et par un Reggie Washington toujours superlatif à la basse. En fin de concert les claviers étaient doublés au piano et Robin mc Kelle parvenait (avec beaucoup de persuasion il est vrai) à faire se lever le public et même à la faire danser.
Puis en 2eme partie Hugh Coltman prenait le relais avec son humour décapant ( so british) et ses allures de dandy. Une ouverture en forme de brass band nouvelle Orleans à l'image de son dernier album ( « who’s happy » enregistré sur les terres de Nola et un morceau au vitriol très drôle en moquerie de son compatriote honni, Boris Johnson. Puisant dans son ancien répertoire (notamment son hommage à Nat King Cole), le chanteur mettait du swing dans son groove élégant et enflammait un Caravan avec Batiste Herbin qui, venu en guest star prenait un solo à tomber par terre.
Le public entièrement conquis avait du mal à quitter les lieux, porté par cette énergie circulante et par la douceur de cette fin d’été.
Ils se promettaient c’est sûr de revenir l’an prochain et regagnaient leur voiture sur un air de « vive le jazz » qui en ces temps de fin de crise nous donnait un sacré baume au cœur.
Avec cette nouvelle création, le pianiste Bruno Angelini revient à ses premières influences musicales, déroulant la spirale de ses souvenirs. Ce répertoire à thèmes célèbre l’Amérique qu’il aime et certaines figures iconiques de cinéastes, écrivains, musiciens, danseurs qui se passent le relais dans l’histoire de l’album, chacune pouvant inciter à se remémorer les autres. Voilà le vrai terrain de jeu, l’espace de cinéma du pianiste (souvenez-vous en 2013 de son Move is) sans qu’il s’agisse d’illustration des photos du livret toujours soigné (c’est la signature du label, avec les couvertures peintes d’Emmanuel Guibert). Quarante pages de photos qui, mieux qu’un long texte introductif, résument les singularités, les partis pris, les champs d’action de militants engagés pour la liberté, le respect des droits civiques et plus récemment l’écologie. Ils forment la mosaïque superbe d’une Amérique digne d’admiration.
L'écriture musicale de Bruno Angelini, inscrite dans la tradition écrite occidentale, puise donc aussi dans l’improvisation et le jazz, sur son piano augmenté d’ effets électroniques et de claviers additionnels.Attiré par les deux cultures, les deux continents, le pianiste confesse avoir des “racines aquatiques”, jolie formule et il se livre volontiers à condition que l’on sache écouter.
Bruno Angelini a formé un trio lyrique de tisseurs de sons et d’alliages, pour amateurs d’élans du coeur et de ces brisures. Le terrain d’entente n’était pas difficile à trouver avec ses deux complices. Le pianiste cherche souvent des façons légères de formuler sa mélancolie, dans des compositions en clair obscur, impressions d’un drame imminent. Il est alors aidé par le son étouffé, étranglé de Fabrice Martinez dont la trompette et le bugle ne soufflent que de la mélodie, s’appuyant sur les plages harmoniques du pianiste, ses ostinatos, et le doux drumming, précis, attentif et toujours stimulant d’Eric Echampard.
Un exemple parfait, ce“Mal’s Flowers” dans un hommage qui n’est plus déguisé à ce maître du silence (“All alone, “Left Alone” ) qui a connu des duos d’accord parfait, de Billie Holiday à Jeanne Lee. Il n’oublie pas que Mal Waldron a écrit, entre autre, “Flower is a lovesome thing” dans un de ses nombreux albums, souvent en duo avec Steve Lacy. Bruno Angelini retrouve alors ces motifs obsédants, la réitération des notes, ces insistances qui colorent sombrement l’accompagnement. On n’en finirait pas de s’extasier sur les raffinements et autres nuances de la palette de Fabrice Martinez. Il ne nous rappelle personne en particulier et c’est ce qui le rend précieux. Impressionnante est son imagination, son aisance, sur tempo rapide où il maintient une articulation du phrasé. Pianiste et trompettiste se partagent le jaillissement mélodique, le discours de l’un soutenant, voire prolongeant le propos de l’autre.
Le pianiste ne quitte jamais la mélodie mais s’autorise des écarts, des fulgurances, surtout quand il s’agit de la violence de la ségrégation auquel répond alors le déluge de la batterie. On retrouve alors la force de frappe d’Echampard, pilonnant le terrain et réveillant dans nos mémoires les terribles images de lances à incendie et des chiens policiers envoyés contre les manifestants luttant pour les Droits civiques. Sensations physiques, rage plus ou moins rentrée, dans un espace d’improvisation modale avec cet autre thème, “Peaceful warrior”: autre jaillissement de la batterie sur Sitting Bull, le Sioux,” du peuple amérindien, hélas décimé. Ainsi ce sont les ambiances, les couleurs de ces scènes que se représente Angelini dans son film imaginaire, son cinéma intérieur où il bat la campagne, les espaces de la wilderness américaine.
Le cadre posé, l’intention définie par le compositeur leader, ses deux complices se lancent dans une improvisation précise, brossant une fresque collective, un portrait vibrant de l’Amérique, et de ses contradictions, de ses losers magnifiques à ses forces vives, positives, énergiques. Ainsi en est-il des mouvements contestataires qui ont toujours irrigué la contre-culture, la “civil disobedience”, la littérature sociale de Jack London, les musiciens qui ont innové comme John Cage. Et totalement actuel, un coup de chapeau sur “A Butterfly can save a tree”, à l’activiste Julia Butterfly Hill, luttant pour la protection des séquoïas. Bruno Angelini pense alors à la dégradation du climat : sur un ostinato au piano se développe le chant du bugle doux et plaintif, déchirant qui se brise, marquant l’anéantissement programmé. Empreint de gravité, ce voyage aux habiles transitions, n’empêche pas la cohésion du parcours d'un trio qui montre une belle vitalité.
Thibault Walter (piano électro-acoustique préparé), Jean-Luc Ponthieux (contrebasse), Pablo Cueco (zarb)
Avril 2021
Élément 124 / Inouïe Distribution
Un trio très singulier, à bien des égards. D'abord le choix du piano, un Yamaha CP 70, survivant né voici un demi siècle, un instrument à cordes amplifiées, et ici avec des préparations qui le font sortir des souvenirs sonores qu'il a laissés dans le rock, progressif ou pas, et le jazz fusion. Et puis l'instrumentation, autour de la contrebasse, pôle d'identité jazzistique, avec ce piano presque insolite, et le zarb dans un rôle habituellement dévolu à la batterie. Et il faut le dire tout net : ça marche, et même plus que cela. On est transporté dans un univers où la pulsation du jazz, avec quelques-uns de ses schémas canoniques, se trouve confrontée à des choix sonores, des singularités de timbres, des audaces harmoniques ou rythmiques qui nous entraînent dans une sorte d'ailleurs de cette musique que l'on croyait connaître. Et avec une liberté d'improvisation qui renforce encore ce léger sentiment d'étrangeté. Singulier donc, et en ce sens totalement abouti. Une vraie réussite !
Initialement prévu pour une publication en février 2020, ce disque enregistré en 2012 arrive enfin jusqu'à nos oreilles toujours attentives aux pérégrinations musicales du Maestro transalpin. Cette fois, c'est une libre déambulation en solo, au piano (et un peu au célesta), un libre parcours musical suscité par les impressions, les émotions et les fulgurances produites par la peinture dans l'esprit et l'action du pianiste qui regarde le cadre, la forme. On n'est manifestement pas dans une simple démarche de correspondances telles qu'envisagées par Baudelaire. Ni dans l'optique de la synesthésie qui associerait les couleurs des œuvres à une transposition musicale. On semble ici se trouver en présence d'une libre (très libre) expression. Le lancer de couleurs de Jackson Pollock, après des escapades très escarpées, va déboucher sur un blues d'un absolu dépouillement, et d'un feeling étourdissant. Gustav Klimt sera gratifié de jaillissements post-romantiques. Edward Hopper n'échappera pas à ses figures obsessionnelles, avec résolution dans une sorte de blues hétérodoxe fourmillant de tensions harmoniques. Pablo Picasso et Paul Klee suggéreront au pianiste une sorte d'éloge du discontinu, tandis que Mark Rothko fera emprunter à Enrico Pieranunzi des sinuosités sans terme identifiable. Des variations chromatiques pour Henri Matisse et un boogie woogie futuriste pour Piet Mondrian complètent le tableau général, où s'inscrivent en prime quelques variations personnelles du pianiste en bleu, noir, gris, vert, jaune et rouge. Mais j'insiste, pas de correspondances oniriques ou synesthésiques, rien que la liberté d'un musicien qui m'a entraîné dans son univers, guidé par le fil de ses sensations. Et se laisser guider par cette liberté en action fut un réel bonheur.
Enrico Pieranunzi jouera en, duo avec Diego Imbert, les 26 & 27 août 2021 à Paris au Sunside, puis en trio le 28 août au festival 'Jazz en Sol Mineur' à Hussigny-Godbrange (Meurthe-et-Moselle)