Fontenay-sous-Bois, mars 2018 ; Malakoff, février 2017 ; Ed Studio, 2014
Quark Records QR202026 / l'autre distribution
Deux personnes et deux personnalités (deux personnages aussi), d'une totale singularité. Près de dix ans après la parution de «Bitter Sweet» (Quark QR 0210630), les revoilà, avec un nouveau titre en forme d'oxymore ; c'est normal car leur singularité est plurielle, avec ce goût de franchir les frontières des genres musicaux, de mettre la fantaisie en abyme, de conjuguer la simple gaîté et l'émotion forte. Et aussi leur passion commune pour des univers musicaux chamboulés, entre l'improvisation, la musique contemporaine, le jazz, la chanson à (beaux) textes (en français, en italien), les rythmes du monde et les bruissements des musiques électro-acoustiques. Les percussions sont très présentes du côté d'Edward Perraud, mais aussi une foule d'instruments convoqués par les besoins de l'expression. Chez Élise Caron la voix (ou plutôt l'impressionnante palette de ses multiples voix : de chant, de théâtre, de murmure) cède ponctuellement le terrain à la flûte. Et tout cela nous raconte des histoires, étranges ou tendres, inquiétantes ou rieuses. Psalmodie de la peur ou vertige du temps suspendu, mystères de la mémoire, naufrage de l'innocence, chansons sans paroles, topographie de l'intime, tout converge, à force de ces multiples voix, de ces multiples expressions instrumentales, vers une fresque impossible à décrire, où l'humour, l'angoisse, côtoient l'émoi profond comme la légèreté parée d'insouciance. On a pu les écouter, l'une comme l'autre, dans des univers musicaux totalement différents. Mais ils se livrent là, en totale connivence ; l'écrit, l'improvisé, le finement élaboré et le totalement spontané se conjuguent et se côtoient : si l'on n'a pas le cœur sec ni l'oreille sourde, le bonheur est au bout du chemin.
Un nouveau label de jazz débarque en cette veille de Noël, LP3 45-Records. Une initiative de trois musiciens -un saxophoniste, Luigi Grasso, et deux pianistes, Yaron Herman et Laurent Courthaliac- et d’un entrepreneur, Peter Schnur, qui prend une forme particulière : les albums sortent exclusivement en format vinyle et digital et se distinguent également par leur contenu, sélectif, avec seulement trois titres pour une durée maximale de 17 minutes.
Chaque album est produit à 500 exemplaires numérotés. Premières sorties le 18 décembre avec René Urtreger et Kurt Rosenwinkel, tous deux au piano.
-Les DNJ : Lancer un label en cette période est-ce bien raisonnable ?
-Laurent Courthaliac : Nous ne sommes pas en compétition avec les autres labels. Le leitmotiv du label c’est ‘Less is More’. C’est un peu comme une carte postale du jazz enregistré dans un salon. On capture un instant, un moment d’un artiste. Une session est enregistrée et nous retenons seulement trois titres pour une durée maximale totale de 17 minutes. L’intitulé du label est d’ailleurs explicite : LP3 45, un raccourci entre MP 3 et LP (vinyle), et 45 pour le format artistique, rappel du 45 tours avec ses 3 titres. Je me suis rendu compte que lorsque j’écoutais un disque sur une plateforme, j’écoutais rarement plus de trois morceaux. Je dois l’avouer, les disques avec 70 minutes de musique, souvent cela me gave (sic).
-Les DNJ : Pourquoi avoir choisi d’écarter le format du CD ?
-LC : Quand je vendais mes disques à l’issue des concerts, j’ai souvent entendu la réflexion : « je vous aurais bien acheté un CD mais je n’ai plus d’appareil pour les lire ». Aujourd’hui, les gens écoutent principalement la musique sur leur téléphone, leur ordinateur via internet avec tous les systèmes de streaming (Deezer, Apple…) mais ils sont de plus en plus nombreux à redécouvrir le vinyle qui a la meilleure définition. Avec notre label nous entendons toucher ces deux publics.
-Les DNJ : Vous avez aussi décidé de refuser l’accès à vos albums en streaming … -LC : Nous ne voulons pas de cette logique. Nos albums forment un tout au sens artistique. Les disques vinyles seront disponibles en précommande sur diggersfactory.com et l’achat (17 euros) d’un album physique sur le site donnera accès gratuitement au format digital. Pour les achats en digital. (5 euros) LP3 45-Records sera disponible uniquement sur Apple Music. Nous privilégions ainsi le circuit court et 50 % de nos bénéfices iront à nos artistes.
-Les DNJ : Quelle est la ligne éditoriale de votre label ?
-LC : Je laisse totale liberté aux artistes pour choisir les morceaux qu’ils souhaitent interpréter. La collection commence avec deux musiciens que je connais de longue date et que j’ai enregistrés sur mon propre piano chez moi à Paris, René Urtreger et Kurt Rosenwinkel, le guitariste, dont ce sera le premier album solo en tant que pianiste. Nous prévoyons de faire trois sorties par an –décembre, avril et septembre- au rythme de deux albums à chaque fois. En 2021, vous pourrez ainsi retrouver les pianistes Kevin Hays et Johnny O’Neal et découvrir une extraordinaire jeune saxophoniste ténor new-yorkaise, Nicole Glover.
Tout comme la plasticienne Fabienne Verdier1 qui illustre la pochette, en un camaïeu de gris verts sur feuilles d’eau, cette mystérieuse saison, une “cinquième saison, qui chante je ne sais quoi, transition vers un ailleurs inexploré, un état de conscience autre, la pianiste Pascale Berthelot se meut avec la matière. Elle se laisse agir, traverser par le chant du monde, ou autre chose qu’elle n’arrive pas à définir : ça parle au fond de moi...Je ne sais pas le dire et puis le corps sensible prend le relais et la musique parle d’elle même, la musique se fait d’elle même.
Et nous non plus, qui restons sensible à cette valse des correspondances, ces passages entre diverses disciplines qui se conjuguent.
Cinq pièces vibrantes, plutôt longues de “Balance des étoiles” à ce” Clair éclat de l’M” font varier nuances et atmosphères où la pianiste fait se croiser mystères et instantanés en un mouvement continu, dévoilant l’ exigence d’une personnalité musicale à découvrir.
Le piano est l’instrument de coeur de Gérard de Haro, le chef de la Buissonne qui a créé son propre label très singulier : connaissant par ailleurs le travail de Pascale Berthelot, il lui a demandé de jouer avec son piano, le grand Steinway du studio, la pièce maîtresse qui a déjà vu tant de musiciens s’ essayer à ce corps à corps, jouant autant de sensualité que de puissance de frappe.
Rompue au répertoire classique et contemporain, elle se livre alors à un exercice de style, d’improvisation à la manière des baroques et laisse advenir ce que le corps lui dicte, une expérience du solo magistrale où les flux s’épanchent en direct, au prix d’un effort préparatoire, une révélation inconsciente, non contrôlée en tous les cas, attendue, espérée peut être, ou simplement qui se délivre, écrite à l’encre du feutre des marteaux.
Son imaginaire est traversé de multiples influences, car elle n’oublie pas non plus, dans ce projet de littérature musicale, l’accord avec les grands textes, comme celui de la Dixième élégie de Duino du poète Rainer Maria Rilke, traduite par Philippe Jaccottet : il ne s’agit pas d’une illustration des mots ou des encres diluées, mais la musique correspond à la palette de couleurs, de grains, de pigments, comme des rayons de lumières qui percent à travers le feuillage de Fabienne Verdier.
Une expérience de corps en action, où par son cheminement propre, elle s’engage body and soul comme on le chante en jazz, et la musique advient, une transcendance de chaque jour.
La musique varie en couleur et intensité, impressionniste, traversée d’une pulsation brillante, celle d’un piano percussif qui marque son empreinte, mu par cette force mystérieuse et vitale. La fougue suffisamment expressive d’une musique audacieuse, authentique, spontanée, généreuse, si elle n’est pas du jazz, caractérise un certain engagement de la musique actuelle européenne. Moment singulier, qui nous laisse entrevoir tout simplement une certaine expérience des limites, la traversée rarement autorisée des apparences! Cette performance mérite d’être suivie en live mais on saisit grâce à la beauté de l’enregistrement à la qualité inouïe du grain sonore, la teneur de cette aventure, où il est question d’un moment poétique.
Sophie Chambon
(1) Fabienne Verdier s’est passionnée pour la calligraphie chinoise, travaille sur la Montagne Ste Victoire mais aussi sur ces feuilles d’eau, ornements des chapiteaux des abbayes cisterciennes si pures, du XIIème siècle, comme l’abbaye de Silvacane, au pied du Luberon.
Hubert DUPONT(electric bass, fx)/ Steve ARGÜELLES (drums, fx)/ Antoine Berjeaut (tp, fx)
Ultrabolic
Enregistré en Ile-de-France, aux Musiques au Comptoir, le partenaire de longue date, situé à Fontenay-sous-Bois, ce trio Kosmos, toujours dans le cadre de sa structure Ultrabolic, est le dernier projet en leader du contrebassiste( ici à la basse électrique) Hubert Dupont, au demeurant sideman confirmé, multipliant rencontres et rythmes divers.
Une musique de forme rigoureuse qui nous propulse dans le cosmos avec un grand K pour planer, curieusement sans apesanteur, avec une gravitation bien perceptible. C’est que la rythmique intense groove formidablement, retrouvant même, par moment, les pulsations et rythmes africains aimés d’Hubert Dupont, sensible aux musiques du monde, aux voyages terrestres. Mais pourquoi ne pas tenter l’espace de l’infini, aidé en ce sens par les effets électro, plus étrangers qu’étranges, car on ne comprend pas bien comment cela fonctionne? On se laisse prendre, cela fonctionne, sonne irrésitiblement et conduit jusqu’à une transe doucement contrôlée. Enigmatique, la musique se déploie dans l’espace vibrant, en expansion, soutenu par les accents irrésistibles aux balais de Steve Argüelles, qui apporte sa patte. Le troisième élément de ce trio équidistant est la trompette aux accents davisiens certains, mais allant voir ailleurs, à l’aise. Souple, mobile, infatigable, son phrasé entêtant, combatifsuggère en petites touches des impressions vivaces.
Passé la première impression volontiers hypnotique, qui engourdirait même dans un sentiment presqu’amniotique, on se rend compte que ce n’est pas qu’une question de techniques, les mélodies surgissent, presque toutes improvisées à trois dans diverses tonalités. Près de la mitan surgit ce titre paradoxal “Not jazz” d’Antoine Berjeaut, ou même le “Reckon” du leader pour se sentir à l’aise, en immersion ( titre d’un morceau au demeurant). “Not jazz” qui l’est plus pourtant ainsi que “Free Blue” fait retour à cette musique jusqu’aux accents bourdonnants du “BusyB” final.
Un travail soigné où les trois voix prennent leur place, se répartissent l’espace musical, se déploient dans ce paysage sidéral, ne se confondant jamais, s’agençant au contraire avec une lisibilité impeccable dans une “conceptual continuity” qui donne à l’album une cohérence forte.
En 1973, Theodore Walter “Sonny” Rollins avait déjà enregistré une quantité d’albums prestigieux qui figurent tous dans le panthéon des chefs-d’oeuvre du jazz. Entre autres : “Tenor Madness” (1956) en quintet avec John Coltrane, “Way Out West” (1957) avec Ray Brown et Shelly Manne, “A Night At The Village Vanguard” (1957) avec Donald Bailey et Pete La Roca, avec Wilbur Ware et Elvin Jones, “Freedom Suite” (1958) avec Oscar Pettiford et Max Roach, “S. R. And The Contemporary Leaders” (1558) avec la crème des musiciens de la Côte Ouest, “The Bridge” en quartet avec Jim Hall, “Our Man In Jazz” (1962) en quartet avec Don Cherry, “Sonny Meets Hawk!” (1963) en quintet avec Coleman Hawkins et Paul Bley, “East Broadway Run Down” (1966) avec Freddie Hubbard, Jimmy Garrison et Elvin Jones…
Sa discographie indique un nouveau silence (fréquents dans sa carrière) entre septembre 1968 (un album enregistré à Copenhague avec Kenny Drew, N-H.O.P., Albert Heath) et juillet 1972 (“S. R.’ Next Album” avec George Cables, Bob Cranshaw, Jack DeJohnette ou David Lee, pour Milestone).
Au festival de Châteauvallon en 1973 (où fut réalisé cet entretien grâce, à mes côtés, à la très amicale collaboration de Jean-Robert Masson et la participation de Pat Griffith), Sonny Rollins se produisait avec Walter Davis Jr., Yoshiaki Masuo, Bob Cranshaw et David Lee.
Dans le jazz actuel, Sonny Rollins. qu’avez-vous entendu dont vous voudriez parler ?
… Il y a des gens qui jouent du rock, et je crois qu’il y a une corrélation avec… Aujourd‘hui plus qu’avant. toutes les musiques se ressemblent. Je veux dire qu’on peut jouer à des niveaux très divers. Les gens aiment écouter les rythmes. C’est déjà arrivé dans le passé avec les rythmes latins…
Que pensez-vous des changements opérés dans le jazz depuis vos disparitions et retours successifs ?
Les changements dans le jazz… C’est vraiment très difficile à dire… Oui. sans doute, il y a eu des changements… Je ne sais pas… Demandez-moi plutôt où je suis né et je vous donnerai une bonne réponse.
Pourquoi votre bassiste, Bob Cranshaw, utilise-t-il une basse électrique?
ll n’y a pas de raison particulière, sinon que Bob, à la suite d’un accident, a dû cesser de jouer de la contrebasse. Il joue donc de la basse Fender. Mais qu’il joue de l’une ou de l’autre, ça n’a pas pour moi grande importance. En fait, dans la plupart des cas, je préfère la contrebasse à la basse Fender. Simplement, j’accepte cet état de choses.
En vous écoutant à Châteauvallon, surtout dans la quatrième section de Saint Thomas, nous avons cru déceler un certain rapport entre votre jeu et celui d’Albert Ayler. Aimiez-vous le travail d’Ayler ?
Oh oui ! J’aimais beaucoup Albert, nous avons joué ensemble plusieurs fois. Nous étions bons amis. ll y a probablement une influence qui s’est construite entre nous à cette époque. Peut-être bien… Nous étions très amis…
Le saxophone soprano va-t-il prendre une importance encore plus grande dans votre musique ?
Je l’utilise pour changer, simplement pour changer de son. Je voudrais jouer d’un plus grand nombre d’instruments. Du piano, par exemple, qui était mon premier instrument. Aujourd’hui, on peut faire cela. Il y a dix ans, on devait se spécialiser sur un instrument, alors qu’aujourd’hui on peut jouer du piano ou de n’importe quel autre instrument. De plus, le soprano est un bon instrument, avec un certain son, un certain registre, une certaine étendue de sons. C’est un instrument qui convient à certains types de musique.
Bien qu’il soit japonais, je l’ai rencontré à New York. Je crois qu’il était là depuis cinq ou six mois. ll est très jeune et j’ai l’intention de faire beaucoup de choses avec lui. Nous devons d’ailleurs aller au Japon dans quelque temps.
Vos compagnons ont souvent été des guitaristes [NDR : Jim Hall, tout particulièrement]. N’aimeriez-vous pas jouer à nouveau avec un trompettiste ?
Oui. j’aimerais. En fait, j’aimerais avoir un groupe plus important, mais c’est difficile : le genre de musique que je joue n’est pas vraiment compact, un second souffleur serait presque obligé de jouer de la même façon que moi, et ça risquerait alors de devenir relâché, décousu. Dans le cas de Cannonball Adderley avec son frère, c’est très différent : ils ont des arrangements, tout est précis ; ils s’arrêtent au même moment, c’est très serré… Oui. j’aimerais avoir un trompettiste. Avant de venir en Europe, j’en ai auditionné plusieurs. Il faudrait que je trouve quelqu’un qui « colle » avec ce que je cherche, pour obtenir une bonne sonorité d’ensemble. Un trompette, un trombone, ou n’importe quel autre instrument. On obtient un son différent quand on joue à deux instruments à vent ou avec des cordes.
À Châteauvallon, il y avait aussi Max Roach et Dizzy Gillespie. Aimeriez-vous jouer à nouveau avec eux ?
Bien sûr. j’aimerais beaucoup. Si je ne l’ai pas fait récemment, c’est parce que je me concentrais sur mon nouveau groupe. On ne peut pas tout faire. On m’a demandé, par exemple, de faire partie des « Giants of Jazz » — pour faire des tournées, enregistrer, etc. J’ai refusé. Ce groupe, c’est vrai, se compose de grands musiciens [NDR : Dizzy Gillespie, Sonny Stitt, Kai Winding, Thelonious Monk, Al McKibbon, Art Blakey], mais il est difficile de gagner de l’argent et de projeter son image, car ensuite on cherche à vous intégrer à un groupe… Moi, je veux m’occuper de mon propre groupe, suivre ma voie. Aujourd’hui, je jouerais avec eux juste pour le plaisir. Nous sommes restés en relation les uns avec les autres, et je suis sûr que nous pourrions fort bien jouer à nouveau ensemble.
Joueriez-vous aussi avec Archie Shepp pour le plaisir ?
Oui, nous avons déjà joué ensemble et ce fut une expérience très stimulante. C’était l’an dernier. En fait, nous avons souvent joué ensemble dans des jam-sessions. C’était très bien.
Il parait que vous avez plusieurs fois joué avec Coltrane en privé et que c’est la raison pour laquelle vous avez cessé de jouer. Est-ce exact ?
Nous faisions ensemble des exercices, nous jouions ensemble alors qu’il était encore avec Miles…
Mais est-ce à cause de cela que vous aviez cessé de jouer ?
M’arrêter de jouer ? Non, non, pas vraiment… Non, je voulais essayer de m’améliorer, de me perfectionner…
Vous vouliez entreprendre des recherches ? méditer ?
Oui, parfois c’était pour méditer. A d’autres moments, c’était à cause de toutes les contraintes liées au fait de jouer : la vie folle. l’alcool, le tabac et toutes ces choses. C’était trop, j’ai dû m’arrêter un moment pour me retrouver. Une fois, ce fut pour des raisons de santé. Une autre fois, je me suis arrêté pour étudier — vers 1959, je crois. Je jouais sur un pont, et ils m’ont retrouvé sur ce pont. Mais je voulais étudier, et surtout réétudier la composition. Récemment, je me suis encore arrêté. La dernière fois, ce fut en 1969, pour quelques années. C’était une période de désillusion. j’ai voulu m’éloigner. J’en avais assez de jouer, assez du milieu musical et des gens engagés dans ce système. Je suis parti pour voir si j’étais capable de faire autre chose que jouer du saxophone, que faire de la musique. J’ai essayé, mais vous savez, ma vie est tout entière dans la musique. Je n’ai pas pu… J’ai compris que, quoi que je fasse, j’aurais à le faire à travers la musique, d’une manière ou d’une autre — aussi longtemps que j’en serai capable et que les gens voudront m’écouter. J’ai senti que j’étais obligé de jouer. Et en 1971, je me suis remis à jouer.
Quelle est votre situation matérielle? Enseignez-vous ?
Je m’occupe d’un atelier dans une école, et je suis censé en faire plus aux Etats-Unis mais…
Où habitez-vous ?
J’ai une ferme dans l’Etat de New York. Oui, je suis fermier. Mais j’ai encore un appartement en ville, à New York.
Pensez-vous que la situation de la musique est meilleure, ou pire, que quand vous êtes revenu en 61 ?
Je pense que ça va mieux, oui, vraiment. ll y a beaucoup plus de gens qui aiment le jazz, et ce sont surtout des jeunes qui s’y intéressent. Tout le monde semble écouter du jazz, comme s’il était à nouveau en vogue.
Croyez-vous que prendre ses distances par rapport à l’actualité du jazz, de temps en temps, comme vous l’avez fait, pourrait être une solution pour les musiciens plus jeunes ?
Je crois que c’est un peu ce que fait Ornette Coleman… Cela peut être aussi un moyen de survivre : quand on ne joue pas souvent, on plaît à beaucoup plus de gens chaque fois qu’on joue. Mais, bien sûr, c’est très difficile, il faut vivre, on a besoin d’argent… On ne peut donc pas s’éloigner trop souvent. On a besoin de jouer davantage. Aussi, je ne pense pas que beaucoup de gens pourraient le faire. Quand je suis parti en 63 — dans les années 50, c’était surtout pour raisons de santé : je voulais préserver ma santé plutôt que m’écrouler — je pensais qu’il fallait attirer au jazz un plus grand nombre de gens, assurer au jazz des avantages publicitaires. Mais on ne peut pas faire ça tout le temps. ce n’est pas une bonne tactique. On doit travailler et apprendre. Non, se mettre à l’écart ne peut pas être une solution. Quand je l’ai fait, j’avais de bonnes raisons. Je crois qu’Ornette l’a fait aussi après avoir réalisé qu’il était peut-être préférable de jouer moins. Je n‘ai jamais vraiment parlé de ça avec lui, mais je l’ai entendu dire. En ce moment, il joue très rarement. Si on peut le faire, c’est très bien : les gens sont alors impatients de vous entendre.
Etes-vous satisfait de vos enregistrements pour Milestone ?
Dans un sens, oui. Mais il se peut que j’aille chez Columbia. Columbia me propose d’enregistrer depuis longtemps, mais quand je m’étais retiré j’avais promis de suivre Milestone. Ils me cherchaient partout, et je leur avais promis que je le ferais dès mon retour. Et c’est ce que j’ai fait le premier jour. En ce moment, je travaille sur un disque qui est presque terminé. Après ça, je crois que je changerai de compagnie. J’irai chez Columbia. Ils essaient de m’avoir depuis tellement longtemps.
(Propos recueillis par Gérard Rouy, Jean-Robert Masson, Pat Griffith)
Entouré de son fils et d'un de leurs voisins, tous deux très impliqués dans l'énergie rock, Emmanuel Bex confirme son refus des cloisonnements et autres étiquetages. Cela nous vaut en ouverture une Marseillaise façon (presque hard) rock, et en coda le même hymne national(iste?) à l'accordéon, sur une même énergie rock. Et de l'un(e) à l'autre, toute une gamme de titres qui me font souvent penser, par le groove et la qualité des improvisations, aux héritages multiples de la musique afro-américaine plus encore qu'au rock. Par exemple une version très personnelle du traditionnel Sometimes I Feel Like a Motherless Child, traité dans un esprit bluesy alors que sa structure n'est pas vraiment celle d'un blues, mais qu'importe : le feeling est là, pour l'orgue comme pour la guitare, et la retenue rythmique de la batterie accentue le sortilège. Esprit blues aussi, au-delà de la forme, dans Manèges, et ainsi de suite. Hommage dans Jacques Brel Always, où Emmanuel Bex dit un court texte où cet artiste exalte la prise de risque jusqu'à tutoyer la peur, assumée. Fantôme du bop dans le vertige du phrasé de Charlie Of Course mais ailleurs, dans Bleu et Vert , souvenir (totalement fantasmé par le vieil amateur névrosé que je suis -mais rassurez-vous, je me soigne....) d'un certain Blue In Green . Et puis J'irai revoir ma Normandie transformé en poème mnémonique d'un lyrisme tranquille (et encore une fois assez bluesy....). Sans parcourir toutes les plages de manière exhaustive, une mention émue à propos de Pour Alain, dédié à l'Ami Guerrini. Dans le texte du livret, chaleureusement personnel, Franck Bergerot rappelle qu'Emmanuel l'a joué au grand orgue de Saint Eustache pour les obsèques de notre Ami à tous, Alain Guerrini. J'y étais, et j'en frissonne encore. Dans une ou deux plages, ce disque m'a rappelé l'esprit d'un long titre instrumental éponyme sur l'album «Métronomie» de Nino Ferrer. Bref c'est un disque hautement recommandable, sauf évidemment aux sectateurs du jazz pur et dur.
EOS Chamber Orchestra, direction Susanne Blumenthal &
Sam Pluta (électronique), Cory Smythe (piano & clavier quarts de tons), Robert Landfermann (contrebasse), Tom Rainey (batterie), Ingrid Laubrock (saxophones ténor & soprano)
Cologne, 5-6 décembre 2019
CD 2 «Twice Dreamt»
Ingrid Laubrock (saxophones ténor & soprano), Cory Smythe (piano & clavier quarts de tons), Sam Pluta (électronique) + Zeena Parkins (harpe électrique), Adam Matlock (accordéon), Josh Modney (violon)
Mount Vernon (État de New York), 22-23 décembre 2019
Intakt Records CD 355 / Orkhêstra
Double CD qui offre, en miroir, deux regards sur les mêmes compositions qui dialoguent dans des instrumentations différentes, avec un noyau de trois interprètes-improvisateurs/trices comme pivots de cette construction un peu folle, autour des rêves transcrits par Ingrid Laubrock dix années durant sur un carnet que lui avait offert la guitariste Mary Halvorson. La saxophoniste allemande explique dans les notes du livret que, durant ses années londoniennes, avant son installation à New York, elle avait côtoyé le spiritisme. Mais plutôt que de procéder à une écriture musicale sous influence médiumnique, elle a composé cette musique à partir de la relecture des transcriptions de rêves passés. Après avoir d'abord écrit la version pour petite formation, la saxophoniste dit l'avoir plutôt «ré-imaginée que ré-arrangée» pour l'orchestre de chambre. Laissons là cette cuisine compositionnelle pour nous concentrer sur ce que nous percevons et ressentons à l'écoute de chacun de ces disques, et sur ce que notre esprit construit de perception globale à partir de ces écoutes successives. Les écoutant dans l'ordre du disque (le CD 1 d'abord, avec l'orchestre de chambre, puis le CD 2, par la petite formation), j'ai élaboré une écoute personnelle qui inverse la démarche d'écriture. Cette écoute fondée sur l'ordre du disque a-t-elle une incidence sur ma perception ? Je ne le saurai jamais puisque qu'il m'est impossible de faire ensuite l'expérience inverse : écouter en commençant par la fin du CD2 ne peut me faire oublier la première écoute qu'inaugurait la version avec orchestre de chambre. C'est donc un jeu labyrinthique qui me tiendra lieu de perception et d'écoute réfléchie. Et pour tenter de relater cette expérience de la manière la plus concise j'écrirai ce qui suit. J'écoute cette musique comme s'il s'agissait d'un concert improvisé, tant la liberté qui s'en dégage fait oublier qu'il y a là une forme élaborée, et cette liberté dispense de faire le départ entre le préconçu et l'instantané. En écoutant cette musique dans l'ordre des CD et des plages, c'est à dire libérée de la construction en miroir qui a présidé à son élaboration, j'ai la sensation confuse de me livrer à une escroquerie esthétique, un affront au respect de la forme. Mais cette écoute possède manifestement sa propre cohérence, et elle est infiniment jouissive. L'œuvre, finalement, appartient à ceux qui l'écoutent. L'enfance de l'Art.
Un disque qui traverse les styles et les sources d'inspiration. Disque singulier, et même intrigant. Sa palette très étendue couvre tout le spectre des productions musicales des dernières décennies. La première plage commence par une fréquence continue (1900 hertz ?) qui va se fondre dans un spectre, une palette mouvante d'où surgiront des variations instrumentales. Puis c'est un jazz anguleux qui paraît resurgir du début des années 80, avant de libérer les improvisateurs dans leurs désirs profonds. On se promène ensuite entre le meilleur de la fusion et les escapades du rock progressif, avant de s'aventurer dans les territoires de l'étrange. C'est lyrique souvent, composé constamment, même dans les espaces que l'on devine libérés. Et cela se termine par une sorte de pop expérimentale et (très) sophistiquée que l'on croirait surgie de la fin des sixties. Singulier donc, déroutant même, et pourtant d'une parfaite cohérence. Musique servie par des musiciens entendus ailleurs dans une foule de contextes différents, mais qui tous comptent parmi les figures majeures des nouvelles générations, et apportent à ce disque la force de leur talent. Hautement recommandable, donc !
Jean-Jacques Birgé invite Samuel Ber, Sophie Bernado, Amandine Casadamont, Nicholas Christenson, Médéric Collignon, Pascal Contet, Élise Dabrowski, Julien Desprez, Linda Edsjö, Jean-Brice Godet, Alexandra Grimal, Wassim Halal, Antonin-Tri Hoang, Karsten Hochapfel, Fanny Lasfargues, Mathias Lévy, Sylvain Lemêtre, Birgitte Lyregaard, Jocelyn Mienniel, Edward Perraud, Jonathan Pontier, Hasse Poulsen, Sylvain Rifflet, Eve Risser, Vincent Segal, Christelle Séry, Ravi Shardja, Jean-François Vrod - détail des instruments sur le site http://www.drame.org/2/Musique.php?D=164
2010-2019, Bagnolet (Studio GRRR), et pour quelques plages Les Lilas (Le Triton) et Paris, Maison de Radio France
GRRR 2031-32 / Orkhêstra
Double CD de rencontres suscitées par Jean-Jacques Birgé, sur une longue période, et comme toujours chez ce musicien, désir d'élaborer des objets musicaux et sonores très singuliers. C'est ce qu'il pratique depuis des lustres, et une fois encore il ne déroge pas. Toutes les plages retenues proviennent de plus d'une quinzaine d'albums virtuels publiés sur le site http://www.drame.org . Ça commence par un dialogue entre le violoncelle de Vincent Segal et le tenori-on (séquenceur où est échantillonnée, entre autres éléments, la voix d'Elsa Birgé), cela se terminera 22 plages plus tard avec la clarinette (et divers objets sonores) de Jean-Brice Godet, et la contrebasse de Nicholas Christenson, dialogue arbitré par divers instruments de Jean-Jacques Birgé. Rencontres à deux, parfois à trois, avec une foule de surprises musicales, mais aussi des moments de mélancolie, des bouffées de mystère ou de fantaisie débridée (deux plages successives avec Alexandra Grimal), des élans lyriques et compositionnels dans l'improvisation, des escapades vocales (Médéric Collignon, évidemment, Sophie Bernado, Élise Dabrowski...), des partenaires récurrents et inspirants (Antonin-Tri Hoang). Bref un voyage sensoriel et musical qui vaut son pesant d'inouï. Une immersion s'impose dans ces univers multiformes engendrés par le seul désir de 'faire musique ensemble'. Belle réussite et promesse, pour qui s'y plonge, de surprises jouissives.
Christophe LINCONTANG (contrebasse) Andy BARRON ' batterie)
Premier album à la fois fluide et haletant du Metta trio, ce Crésistance suscite rapidement une attention bienveillante. C’est une histoire de famille au sens large, d’amitié entre potes, depuis la création de la pochette (Victor Costes et Lucas Linares ) qui tranche heureusement de la production actuelle en jazz assez médiocre, aux effets sonores et habillage d’Audrey Podrini (la compagne du pianiste). Même Bérénice, la fille de l’un des concepteurs Lucas Linarès, gazouille sur la coda du titre éponyme.
Metta est une référence bouddhiste qui éclaire sur le propos de l’album : Crésistance est pensé comme une histoire, dans laquelle on vous parle d'amour, de bienveillance, d'inspiration, d'émotions, de créations et résistances. Quant au titre Crésistance, il fait écho à la formule célèbre du regretté Stéphane Hessel, apôtre de l’indignation : “Créer c’est résister et résister c’est créer”.
Camille Thouvenot est un musicien talentueux, curieux de tout, à la gouaille enjôleuse: né dans le Gard, étudiant au Conservatoire de Nîmes, il intègre ensuite le CNR de Lyon où il étudie avec Mario Stantchev. Des rencontres nombreuses l’ont fait s’orienter vers le jazz avec un bagage plus que consistant, puisqu’il a une double culture. D’où des résurgences classiques dans les harmonies enrichies et le phrasé, du rhythm &blues, tout un brassage avec des couleurs franches. Assurément mélomane -et ce n’est pas toujours le cas chez les musiciens, il a écouté les styles les plus divers, faisant son miel de certaines manières. Chaque composition trouve son inspiration dans une “rencontre”. Et comme il n’en est pas à sa première expérience de groupes (le trio Desiderio, le Dreisam trio qui s’est fait connaître au Tremplin Jazz (s) RA en 2012), il a acquis une assurance qui s’entend dès le premier titre. Eclectique donc, il virevolte avec aisance et a su s’entourer de complices attentifs d’où un trio soudé, plutôt équilatéral: un sens du collectif, du souffle et du lyrisme, un rythme soutenu, car il n’y a pas de temps à perdre pour ce boulimique de musiques.
Le programme est bien composé, les titres s’enchaînent sans que la tension ne retombe, entrecoupés de montages sonores divers qui font retour au jazz ( fragments d’interview de Duke Ellington, Miles, Wynton Marsalis, Coltrane). Et à l’actualité.
Généreusement, le pianiste se livre dans des notes de pochette, confidences instructives. Ainsi se dessine un auto-portrait kaléidophonique, où il indique influences, préférences, emprunts, faisant défiler des musiciens de générations diverses, de Gérard Clayton à Tigran Hamasiyan, Herbie Hancock et même dans une pirouette finale “a ghost title” surprenant, cet “Indifférence” du roi de la valse musette swing jazz Tony Murena, que cite volontiers Michel Portal.
Sur les 15 compositions, neuf sont des originaux d’Audrey Podrini et de Camille Thouvenot et le reste des reprises arrangées avec une science que le pianiste possède à un haut niveau. On se souviendra de la version endiablée de “Caravan”, ce standard rebâché qui connaît une nouvelle jeunesse, retricoté entre le sens de l’espace d’Ahmad Jamal et les rythmiques néo orléanaises. Il faut aussi écouter ce “Cherokee” sous le patronage de Wynton Marsalis, ces lectures de “Nardis”, “On green Dolphin Street” et un double“moment” Coltrane. En travaillant les répertoires, le trio joue ce que souffle la mémoire, s’en inspirant librement, toujours un peu sur le fil. Toutes ces compositions ont en commun un fort caractère mélodique, favorisant le travail sur les dynamiques, l’espace. Le pianiste sait se renouveler, introduire nuances, contrastes, profiter des ruptures que la rythmique introduit. Une belle et rare synthèse entre exigence et lyrisme, préméditation et spontanéité .
L’ensemble dégage une joie de vivre communicative, une exceptionnelle vitalité qui tranche sur la production de CDs qui sortent en ces temps de confinement. Un album des plus réjouissants, surprenant d’intensité, qui allie à une réelle fantaisie un sens de la liberté qui n’exclut jamais une maîtrise certaine.