LES EMOUVANTES à Marseille, chapelle des Bernardines.
Samedi 21 Septembre.19h. In spirit, Claude TCHAMITCHIAN solo
Deux jours après la sortie sur nos écrans de la délicieuse comédie de Woody Allen, A rainy day in New York , il pleut sans faiblir sur Marseille en ce premier jour d’automne. Si la B.O du dernier Woody célèbre l’un de ses musiciens de prédilection, Errol Garner, nous n’entendrons pas vraiment du jazz classique avec la dernière soirée de ce festival si étonnant que sont les Emouvantes dans le cadre privilégié de la chapelle des Bernardines du lycée Thiers.
Claude Tchamitchian, le créateur du label EMOUVANCE, contrebassiste, compositeur, chef d’orchestre avec son Louzadsak, accompagnateur de nombreuses formations dont celle de l’ami Andy Emler, joue In Spirit, en hommage à Jean François Jenny Clark son troisième album solo après Jeux d’enfant en 1992 et Another childhood en 2010. Ces projets de solo prennent leur temps, correspondent à une maturation réfléchie, et dans ce cas très particulier, à une sorte de “captation” qui lui est venue avant même l’écriture.
Sur une contrebasse et quelle contrebasse, puisqu’il s’agit de celle du grand “JF”, disparu il y a vingt ans, l’autre étant entre les mains de Jean Paul Céléa, accordée différemment pour répondre à la musique entendue, pour éviter certains réflexes de jeu , automatismes de l’instrument, il se lance dans l’aventure, quatre suites, si on accepte comme telle, l’interlude plus court, entre la deuxième et la troisième pièce.
Comme il le disait déjà dans l’excellente interview d’Anne Montaron qui figurait dans les notes de pochette d’Another Childhood, il joue sans tension mais avec une grande intensité, comme “traversé”, en connexion avec l’instant, ce qui donne grande cohérence au solo, joué à flux tendu. “Incarnation” est aussi un mot qui peut revenir sous la plume, car il ne s’agit pas pas vraiment de se portraiturer au hasard des plages et de l’improvisation, pour rester pleinement dans la thématique du festival. Claude Tchamitchian aime sans doute se frotter à tous les genres, styles et techniques, mais cela va plus loin qu’un exercice de style, variant nuances et atmosphères de l’instrument. Ce n’est ni l’exploration de plusieurs modes de jeu qui est ici à l’oeuvre, ni l’art de la contrebasse en quatre leçons, sans, avec un, ou même deux archets (sur la deuxième pièce), mais une épreuve où la position de soliste s’avère difficile à garder, étant souvent ingrate. Je ne ressens pas, contrairement à son solo précédent, une dimension narrative avec une succession de portraits de figures amies, disparues qui hantent son inconscient. Mais plutôt un auto-portrait sur le fil du rasoir, où il lutte contre ses démons peut-être, contre le temps aussi, où la charge émotionnelle domine. Peu de silence, peu de vide mais un combat essentiel avec l’ instrument, une contrebasse puissante, résolue qui a son autonomie propre. Un rapport passionnel fort, dans la lutte plus que dans le ravissement, même s’il parvient à faire chanter la contrebasse qu’il empoigne, saisit, balance, arc bouté sur elle. Il en fait sortir des sons rauques qui enflent parfois en une mélodie plus apaisée, comme dans ce “In Memory” venu de la tradition arménienne, chant du Xème siècle selon Gaguig Mouradian, le joueur de Kamantcha, avec lequel Tchamitchian signa un album mémorable chez Emouvance, en 2002, Le Monde est une fenêtre.
Une performance saisissante où l’on entend le souffle, la respiration, où l’on sent la sueur couler, les doigts se retenir de glisser. Saisi par la teneur dramatique, on admire la maîtrise à ce niveau d’intensité, l’ivresse de certains passages qui deviennent frénésie, transe dans ces suites vibrantes et enlevées qui “ne scient pas de long”.
21h. MARC DUCRET ENSEMBLE “LADY M”
Marc Ducret ( compositions, guitares)
Sylvain Bardiau (trompette, bugle), Samuel Blaser (trombone), Catherine Delaunay (clarinette, cor de basset), Liudas Mockunas (saxophones, clarinette basse), Régis Huby (violons), Bruno Ducret (violoncelle), Joachim Florent (contrebasse) et Sylvain Darrifourcq (percussions, batterie, électronique).
Après le saisissement du solo de Claude Tchamitchian, nous poursuivons avec une traversée shakespearienne épique sur la lande écossaise. Marc Ducret, féru de littérature, a choisi, après sa lecture d’ Ada ou L’ardeur de Nabokov, de s’attaquer à un mythe revisité par de très grands cinéastes, Orson Welles en 1948, Akira Kurosawa en 1957( Le château de l’araignée) et Roman Polanski en 1971, sans oublier le romancier WilliamFaulkner qui a fait sienne la citation à la fin de Macbeth :
“ It’ s a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing”.
Les années de jeunesse passées, l’expérience de la vie a porté ses fruits quand Shakespeare écrit, après Jules César et avant Hamlet, ce Macbeth aux oscillations violentes, qui combine, en une seule intrigue, deux récits différents, retraçant en cinq actes assez resserrés, l’usurpation, le règne et la mort de Macbeth, guerrier valeureux, poussé au crime par sa femme Lady Macbeth. Marc Ducret comme Chostakovitch d’ailleurs, a choisi de déplacer son angle de vision et de se concentrer sur le personnage de Lady M. Les deux meurtriers ont en effet des caractères différents : si Macbeth, ambitieux et noble, hésite longuement, il succombe à une tentation infernale alors que sa femme a l’energie et la détermination triomphantes, sans hésitation. Animée par la soif du mal, Lady M est dotée d’une éloquence ardente et n’hésite pas à mettre en avant les arguments les plus spécieux pour changer les crimes en rêves de gloire. Macbeth se protège plus longtemps, confiant en la prophétie trompeuse des sorcières.
La vision de cette oeuvre laisse une grande liberté au metteur en scène qui peut interpréter les scènes d’action à sa guise, jouant sur les variations autour d’un même thème, exactement comme dans le jazz. Choisissant chaque interprète comme il l’imagine. C’est ce que fait Marc Ducret avec ses musiciens, triés sur le volet, un des castings les plus brillants de la scène musicale hexagonale actuelle, en ajoutant le tromboniste suisse Samuel Blaser, parfaitement en place. Chaque rôle est pensé en fonction de ce que peut apporter le musicien. Et l’ensemble est remarquable, répondant à une écriture exigeante, ambitieuse, d’une précision folle. L’idée forte de ce théâtre musical est d’engager deux chanteurs lyriques, une soprano Lea Trommenschlager et un contre ténor Rodrigo Ferreira pour “répéter”, ressasser ces mots obsessionnels. Ils interviennent l’un après l’autre, puis ensemble. Il s’agit de reprendre certains vers du monologue de Lady Macbeth de l’acte I, scène 5 :
“Come you spirits that tend on mortal thoughts, unsex me here and fill me to the crown to the toe… Puis le passage si célèbre, somnanbulique de l’acte V, scène 1, où Lady Macbeth voit du sang, une tâche qu’elle ne parvient pas à enlever :
“Out damn spot, out I say!...All the perfumes of Arabia could not wipe this little hand”...
Car le couple est maudit dès le premier forfait accompli, tous deux connaîtront un repentir fatal, leur conscience aiguillonnée poussant au suicide Lady M et à un combat mortel pour Macbeth, qui accepte son sort, quand il comprend que la prédiction des sorcières se réalise.
Une mise en scène idéale de Sara Lee Lefèvre rend crédible la représentation : les neuf musiciens entrent en scène solennellement et se placent en un demi cercle parfait, tous vêtus de jupes noires à la Gaultier et chaussés de Doc Maertens. Ils ressemblent à ces chevaliers en armure, violents et sinistres, résistant avec Macbeth à l’avancée inexorable d’un Macduff vengeur. On entend la lande, le bruissement du vent, sur ces wuthering heights avec les effets électroniques saisissants de la batterie ou du violoniste Régis Huby.Tous regardent le chef, debout, impérial avec ses guitares (dont une douze cordes), dont il change régulièrement, s’autorisant à jouer de pleins passages qui tirent vers le rock. Ducret, s’il ne peut être réduit à la seule figure de guitar hero, même splendide, n’est pas solitaire ; il a la vaillance d’un chevalie dirigeant ses troupes qui obéissent avec ferveur. Il faut voir le regard fièvreux de la clarinettiste Catherine Delaunay dont la partition est particulièrement ardue qui joue sous codeine car elle s’est fêlée une côte. Et son rôle de soliste est très important, taillé sur mesure, lui permettant de déployer la palette de son talent qui est grand. Les instrumentistes jouent souvent à deux, se mettant mutuellement en valeur comme les deux clarinettistes Catherine Delaunay et Liudas Mockunas à la clarinette contrebasse ou la même avec le formidable trompettiste-bugliste Sylvain Bardiau, l’un des trois du Journal Intime qui a souvent accompagné Marc DUCRET.
Car, cette aventure exceptionnelle est menée avec des musiciens fidèles depuis longtemps ( il faudrait les citer tous) qui sont de tous les projets du guitariste, dont Régis Huby, chef de meute lui aussi, qui livre un passage inquiétant, exaltant, tout seul, avec ses violons dont un ténor et quelques effets surdosés. Les "Tutti" de l' orchestre sont impressionnants et assez rares pour qu’ils gardent leur force et se coulent dans la dramaturgie. Pas de clavier dans cette formation qui claque au vent sous la mise en son experte de Bruno Levée.
Bravo à tous et remercions encore les EMOUVANTES de nous donner une émotion aussi précieuse. Précisons pour les amateurs que cette création à la Dynamo de Pantin en 2017, la Lady M de Marc Ducret est sorti en CD sur ILLUSIONS en 2019.
SOPHIE CHAMBON