Retour à Montpellier après une édition 2018 manquée par le chroniqueur pour cause de polyarthrite : bonheur intégral ! Le cadre privilégié de l'Amphi du Domaine d'O, et les avant-concerts qui se sont déplacés, un peu plus bas, vers le Château d'O, sous les micocouliers. Dans ces concerts de 20h, une belle surprise le 19 juillet, le tout jeune guitariste (15 ans, et déjà un style, une maîtrise, une musicalité....) Roman Raynaud
et une confirmation le 15 juillet, avec le groupe de la contrebassiste Gabrielle Randrian Koehlhoeffer, laquelle était venue sur la grande scène en 2013 comme sidewoman dans le groupe de Joël Allouche.
Exceptionnellement le 14 juillet, le concert de la grande scène de l'Amphithéâtre d'O n'était pas à 22h mais à 20h30 pour cause de feux d'artifice dans les communes voisines. Sur scène l'Amazing Keystone Big Band dans son programme 'We Love Ella', avec la chanteuse Célia Kameni. Orchestre toujours impeccable et, depuis 2015 où ils s'étaient déjà produits dans ce contexte, la voix de la chanteuse s'est étoffée, prenant de la rondeur dans le timbre.
Le lendemain, Fidel Fourneyron «¿Qué volá?» , belle rencontre entre trois percussionnistes de La Havane et un septette de jazz : vibrant, hardi, riche d'émotions et de surprises.
Le 16 juillet, encore une belle surprise : le trio d'un pianiste finlandais, Aki Rassinen, que j'avais écouté sur disque mais pas sur scène. De l'espace, de l'ambition musicale, mais aussi une vibrante urgence. Beau choix dicté par la thématique générale du festival cette année : 'Soleil de Nuit ', les musiques du Nord de l'Europe.
Le jour d'après, c'est Magic Malik Jazz Association, avec un groupe qui relit à sa ma,ière des thèmes immortalisés par les jazzmen afro-américains (Wayne Shorter, Miles, Coltrane, Monk, Clifford Brown....). Beaucoup d'audace, de talent et de créativité : une réussite là où d'autres risqueraient la redite.
Puis c'est le tour du saxophoniste Ben Wendel et de son 'Seasons Band'. Formidable cohésion, des solistes (très) haut de gamme (Aaron Parks, Gilad Hekselman, Matt Brewer) et un batteur incroyable, Kendrick Scott, qui dans un feu nourri permanent place mille nuances et des idées percutantes à chaque mesure : époustouflant !
Encore une soirée mémorable le 19 juillet avec Andreas Schaerer et 'A Novel of Anomaly'. Virtuose de la vocalité à l'imagination sans frein ni limite, il nous enchante par des surprises autant que par une expressivité vibrante. Public conquis, chroniqueur aux anges !
Et le samedi, dernier concert de la semaine, avec le trio Baa Box de la chanteuse Leïla Martial. Là encore, surprises et émotions intenses. Pour faire bonne mesure Andreas Schaerer les a rejoints à deux reprises pour des échanges torrides. Ovation verticale, comme il se doit.
On peut retrouver ces concerts, sauf celui de l'Amazing Keystone Big Band, en réécoute sur le site de France Musique en suivant ce lien. Hélas la semaine suivante, les concerts ne seront pas diffusés en direct ni enregistrés. Radio France n'éprouve plus le besoin (le désir ? la nécessité ? L'intérêt ?) d'enregistrer tous les concerts de son propre festival ? DOMMAGE !
Tout commence l'après midi, arrivant en voiture via les embouteillages de Montpellier, puis ceux de la route nationale, avant les travaux et les embarras de la ville de Sète qui mettent mon GPS en difficulté. Enfin garé au parking de la Place de la République, je file avec retard vers la Médiathèque.
Sur la terrasse, à l'ombre d'une tente, Biréli Lagrène répond aux questions d'Éric Delhaye. Le ton est détendu : la musique, la carrière, le disque récent («Storyteller», Naïve/Believe), la jeunesse de l'enfant prodige vue par l'homme mûr d'aujourd'hui, le goût des standards, les amis disparus (Didier Lockwood), les tournées, avec aussi un éloge des partenaires du trio : Mino Cinelu, percussioniste des géants (Miles Davis, Weather Report, Stevie Wonder....) et des stars (Sting et beaucoup d'autres) ; Larry Grenadier, présent sur le disque, mais si demandé que la scène se fait avec Chris Minh Doky, très apprécié.
Les questions des spectateurs portent surtout sur la guitare : ceux des spectateurs présents qui osent interroger l'artiste sont des praticiens de l'instrument, et manifestement des admirateurs conquis. L'heure est venue pour Biréli d'aller prendre un peu de repos avant le concert.
Pour moi, c'est le moment d'aller me garer au parking gratuit du Mas Coulet, et de prendre la navette qui emmène les spectateurs vers le Théâtre de la Mer.
Cap sur le Fort Saint-Pierre qui abrite le Théâtre de la Mer. Traverser un port, c'est déjà naviguer sur la mer («...la mer toujours recommencée» me souffle Paul Valéry dans son Cimetière Marin, proche de quelques centaines de mètres....) Mais ce n'est pas «Midi le juste» : il va être 19h....
Escale dans les coulisses, pour croiser les confrères, parler aux musiciens de connaissance, boire un verre de Languedoc, manger un morceau : la Citadelle qui défendait la Place contre l'ennemi Anglais au 18ème siècle est décidément bien accueillante.
En terminant un trop bref repas, on écoute, côté coulisses, le 'Collectif Orchestré', un groupe issu du Conservatoire de Sète et qui mêle les langues, les cultures et les musiques. On file bien vite vers la gradin du Théâtre de la Mer pour les écouter côté scène. Puis c'est le tour du groupe de Louis Martinez, guitariste mais aussi directeur artistique de ce festival qu'il a fondé.
Voir la scène depuis le gradin, avec cette vue plongeante sur la mer, est toujours un moment fort, la magie du lieu. La musique sera celle du disque «Influences», qui vient de paraître chez ASC/Absilone. C'est une sorte de cheminement dans les musiques qui ont peuplé l'univers du guitariste tout au long de sa vie musicale : de la pop californienne à la soul music d'Aretha Franklin en passant par la chanson dans toutes ses déclinaisons, du jazz à ses extrapolations. Deux voix, celles d'Agnès Som et Elvira Skovsang, la guitare de Louis Martinez bien sûr, le piano (et le synthé) de Gérard Poncin, la contrebasse (et la guitare basse) de Philippe Panel, et la batterie de Thomas Doméné. Plus le renfort en court de concert de Stéphane Belmondo au bugle, et Mino Cinelu aux percussions. De belles couleurs, des voix prenantes, des solistes à la hauteur, et des invités qui apportent une touche d'intensité supplémentaire : bref un bon moment de musique d'époque(s), passé et présent confondus.
Vient la tête d'affiche, le trio de Biréli Lagrène (à la guitare électro-acoustique), entouré de Mino Cinelu (percussions, batterie, électronique et voix) et de Chris Minh Doky (contrebasse). Comme le nom du groupe et le titre du disque l'indiquent, ça raconte des histoires. Des histoires teintées de bossa nova, de standards joués à la lettre ou dévoyés dès l'abord, le tout émaillé de citations furtives d'autres standards (de Broadway ou du jazz). C'est détendu, on est manifestement dans le plaisir de jouer, Mino Cinelu circule entre l'impressionnant set de percussions, installé entre la guitare et la basse, et la batterie disposée en fond de scène. On dirait une jam session, non que le programme soit laissé au hasard de l'instant, mais parce que chacun paraît intervenir au gré de l'inspiration du moment. Un vrai concert de jazz en somme, comme les amateurs les aiment, et ils ont exprimé leur satisfaction par de copieux applaudissements.
Bois de Boulogne. Avenue du Mahatma Gandhi. 3 juillet.
La veille, il a soufflé ses 89 bougies. Quand il monte sur la scène de l’auditorium de la Fondation Louis Vuitton, Ahmad Jamal esquisse un sourire d’enfant et attaque « Marseille », titre central de son dernier album éponyme de 2017. (Jazz Village/PIAS).
Ses trois compères –Jammes Cammack (basse), Herlin Riley (batterie) et Manolo Badrena (percussions) affichent une mine réjouie qui ne les lâchera pas une heure durant. Dans le public, une spectatrice apprécie spécialement, Mina Agossi qui chantait Marseille dans le disque précité.
Devenu rare en France, Ahmad Jamal est de retour. L’architecte des sons mène sa prestation avec brio et détermination sans oublier ces changements de rythme qui enchantent les spectateurs de cette soirée privée (VIP, dirigeants d’entreprises, médias). Même Poinciana, des milliers de fois joués, (« mon thème-fétiche depuis 1958 et l’enregistrement au Pershing de Chicago », déclare le pianiste à Jazz Magazine ce mois-ci), révèle des surprises à ses fans les plus aguerris (dont l’auteur de ces lignes). Une réelle joie communicative s’installe dans cet auditorium de taille humaine -320 fauteuils- qui s’ouvre, par une large baie vitrée sur la cascade d’eau du musée signé par Frank Gehry et le ciel étoilé de cette soirée estivale.
Les standards alternent avec les compositions personnelles du maître de Pittsburgh. Entre ces quatre musiciens, des dizaines d’années de complicité s’expriment dans le moindre détail. Un régal à l’état pur servi par un artiste en mouvement perpétuel. En 2006, Ahmad Jamal nous confiait « Je n’aime pas la mélancolie et j’essaie de ne pas avoir de regrets. C’est dangereux, les regrets ».
Jean-Louis Lemarchand.
Ahmad Jamal. Concerts à la Fondation Luis Vuitton les 4 et 6 juillet (complet) fondationlouisvuitton.fr et le 4 août au festival Jazz in Marciac avec en première partie le pianiste azéri Shahin Novrasli (dont Jamal est le producteur).
Le 13 septembre, sortie chez Jazz Village/PIAS de ‘Ballades’, disque en solo d’Ahmad Jamal et de ‘From Baku to New York City’ de Shahin Novrasli.
René Urteger à vingt ans, fan de Bud POWELL auquel il dédie son premier disque
ALCAJAZZ 2019 : mercredi 3 et jeudi 4 juillet
Une exposition passionnante à Marseille dans la BMVR de l’ALCAZAR, ancien music hall, permet d’attendre le début du festival des Cinq Continents.
Mercredi 3 juillet avait lieu le vernissage en musique de l’exposition de quarante photos d'Alain Chevrier, présentée par Francis Lacharme, président de l'Académie du jazz : “Les jazzmen étatsuniens ayant choisi de s’installer en France où ils sont reconnus et respectés (Kenny Clarke, Don Byas, Bud Powell, Sidney Bechet…) et la jeune classe du jazz hexagonal ont eu un témoin privilégié, Alain Chevrier. Au plus près des musiciens, ce photographe méconnu a capté leurs expressions, leurs émotions, leur complicité, leur joie de vivre et de jouer. Ces 40 documents, présentés ici ensemble pour la première fois, nous plongent au cœur d’une époque historique du jazz, quand Paris rivalisait avec New York. (l'Académie du jazz)
Et quel meilleur représentant de cette période que le pianiste René Urtreger, lien idéal entre Bud Powell et Lester Young, puisque ce grand pianiste qui s’inscrit dans la ligne du be bop, avait dédié son premier album à Bud Powell et avait joué dans le dernier de Lester. D’où l’idée bienvenue de l’inviter à la médiathèque marseillaise pour le vernissage de l’exposition photo. C’est une figure de notre jazz hexagonal dont le témoignage précieux a été recueilli par la romancière Agnès Desarthe à laquelle il s’est confié dans Le Roi René, aux éditions Odile Jacob, 2016. http://lesdnj.over-blog.com/2016/04/le-roi-rene-rene-urtreger-par-agnes-desarthe.html
Il attaque le mini-concert par “la Fornarina” issue de son album solo Onirica (label SKETCH, 2001). Puis il enchaîne avec une composition très connue de Bud, “Celia” et poursuit plus sentimental avec du Cole Porter et “Love for sale” de Gershwin. René URTREGER improvise, suivant le fil de ses pensées en laissant aller ses souvenirs, se laissant parfois aller au jeu des associations libres, qui lui permettent de démarrer une piste. Il n’est pas rare que John Lewis ou Bud Powell revivent sous ses doigts avec des citations pertinentes.
Avec le photographe Christian Ducasse qui partage son temps entre Marseille et la Normandie,et René Urtreger, François Lacharme va ensuite commenter, avec brio, chaque photo de l’exposition."Paris était vraiment une fête pour le jazz, ou plutôt les jazz. Les interprètes du tout nouveau bebop croisaient les adeptes du style New Orleans en pleine renaissance. Les stars américaines (Louis Armstrong, Duke Ellington, Count Basie... mais aussi Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, Billie Holiday, trois divinités du vocal) côtoyaient les jeunes hérauts de la note bleue…"
Jeudi 4 juillet :
En lien avec l’exposition photos, était programmé, toujours à l’ALCAZAR, le film magnifique de Bertrand Tavernier, Autour de Minuit. Découvert à sa sortie, en 1986, je ne l’avais pas revu et avec le temps, il me semble s’être encore bonifié et incarner l’un des plus intenses témoignages sur le jazz de cette période. Ce n’est pas un biopic hagiographique à la mode aujourd’hui, sur les icônes rock, mais on entend la plus belle B.O de jazz des années 80, orchestrées par Herbie Hancock qui obtint d’ailleurs l’oscar pour la musique à Hollywood.
Ce roman mélancolique souligne l’amitié entre ces deux hommes en montrant ce qui peut traverser, la tête embrumée de l’un des inventeurs du be bop… Tavernier eut l’idée géniale de choisir le saxophoniste Dexter Gordon qui joua avec Bud, pour incarner cette aventure. Il est le personnage! On entend de la musique d’un bout à l’autre du film, y compris des compositions de Dexter Gordon et on ne peut qu’applaudir à ce qui demeure un “labour of love”.
Encore chapeau Monsieur Tavernier et bravo à l’équipe de l’Alcazar.
PATRICE CARATINI (contrebasse), ALAIN JEAN-MARIE (piano), ROGER RASPAIL (tambour ka, djembé, congas, percussions)
Meudon, date non précisée
French Paradox FP.02 / l'autre distribution
Une certaine idée, profondément enracinée, du jazz : connivence, partage, rencontres, communauté de goûts et d'expériences, dans le respect des singularités. Le texte de Patrice Caratini, toujours très éclairant, et d'une belle plume, nous raconte la genèse de ces rencontres : avec Alain Jean Marie dans le groupe de Michel Roques dans les années 70, et avec Roger Raspail dans le quartette de Mal Waldron quelques années plus tard, et ensuite dans le fourmillement de groupes et de concerts que produit cette musique. Ils s'étaient aussi retrouvés dans le disque, et le programme, «Chofé Biguine La» du Caratini Jazz Ensemble. Bref l'ancienneté et la densité de ces liens rendaient naturels cette aventure et ce disque. Le résultat est un régal. Du jazz, assurément, avec ces couleurs qui traversent les étiquettes, les cultures et les esthétiques. La trace du blues dans African Flower de Duke Ellington, ou dans Señor Blues d'Horace Silver (ici avec un accent soul jazz qui réveille la nostalgie de l'amateur chenu que je suis devenu, quand Bobby Timmons m'émerveillait alors que j'avais une dizaine d'années). Et le doux parfum caribéen ou latino des compositions de chacun, sans oublier l'inoxydable Manteca de la bande à Gillespie, et des versions aussi étonnantes que renouvelées de Limelight de Chaplin, Couleur café de Gainsbourg, ou du Temps des cerises. Bref du jazz, et du meilleur, qui brasse les matériaux les plus divers pour en faire chaque fois un objet unique, terriblement singulier, et attachant. Grande réussite !
Une perle du label indé britannique Rare Noise records qui porte admirablement son nom, avec ce nouvel album sobrement intitulé Chi, la force vitale, le souffle de vie, comme une traduction de la façon de s’accorder à notre vraie nature dans la philosophie taoïste. “Un concert spirituel” en quelque sorte, enregistré au Stone de New York, l’an dernier, en mai 2018 : c’est la rencontre au sommet d’un trio virtuose de l’improvisation, un triangle très équilatéral dont les bases rythmiques ont tissé depuis leur jeunesse chicagoanne des liens solides. Adam Rudolph et Hamid Drake, deux maîtres des fûts, tambours et percussions, ont aussi écouté et étudié la musique de Miles quand il évoluait vers d‘autres dimensions avec, entre autre, le saxophoniste (ténor et soprano) Dave Liebman, musicien ouvert, curieux de toutes les musiques.
Ce trio qui pratique une musique des plus libres, spontanées et intelligemment réactives ne s’est donc pas rencontré par hasard, même si Drake et Liebman n’ont jamais joué ensemble. Liebman a toujours aimé et pratiqué le rythme, avec raison, dans son phrasé et timing, depuis sa Drum Ode de 1974, deuxième album en leader de sa prolifique carrière. Six titres sur près d’une heure s’enchaînent avec fluidité comme une longue suite ininterrompue dont le titre est explicite : "Flux", "Continuum", "Formless Form", "Emergence" ou "Becoming" pour finir par un "Whirl" bien nommé.
Un trio organique, imaginatif et très concentré qui se sert à merveille de toutes les possibilités des instruments, des couleurs qui s’agencent pour être plus lumineuses ; en recherche des timbres, textures, couches qui s’intercalent, se frottent et s’interpénètrent. Sans oublier échos, réverb et autres effets électroniques, ni le piano qui intervient à propos, la flûte, les voix qui complètent cette diversité qui n’est jamais accumulation. Richesse de ces interventions hybridant traditions africaines, grâce au handdrum set de Rudolph composé de congos, djembés, tarija, sintir (luth à troix cordes Gnawa) et modernité d’un free jazz jamais dissonant vers lequel nous attire le mélodiste hors pair qu’est Liebman.
Entre transe et fracture, avec une vitalité extraordinaire, ces trois complices s’écoutent et savent presque naturellement se répondre tout au long de l’échange, dans ces aller-retours complices, constamment sous tension. On les regarde subjugués, grâce à une vidéo saisissante de justesse, qui illustre, plus que de longs développements, cet élan continu, cette force animante et fièvreuse…
Dan Tepfer (piano acoustique à interface numérique, mélodica)
New York 26-28 mai & 17-19 août 2018
Sunnyside Records SSC 1559 / Socadisc
Depuis cinq ans Dan Tepfer explore les possibilité de ce piano acoustique japonais dont je n'écrirai pas le nom pour échapper à la nécessité de le faire suivre par ce petit ® qui désigne une marque déposée. L'important est que, de cet instrument qui est la version informatique du piano mécanique de naguère, il fait tout autre chose qu'un instrument de restitution, ou de traitement du son. Sa formation scientifique, et sa passion de l'informatique, l'ont conduit à élaborer lui-même les algorithmes qui font réagir l'instrument à son jeu dans l'exécution ou dans l'improvisation. Ainsi piloté par l'ordinateur, le piano devient en temps réel un partenaire de musique, mais un partenaire directement influencé et inspiré par le pianiste. J'avais voici trois ans assisté à un concert au festival de Radio France & Montpellier dans lequel le pianiste consacrait une partie du programme, en solo et en duo, à cette machine infernale : saisissant et prometteur. Promesses tenues avec ce disque. Chaque plage du CD (qui en compte 11) explore un algorithme différent et ses possibilités, non dans une perspective démonstrative mais avec un parti pris d'expressivité et d'invention musicale. La première plage confronte la mélodie de All The Things You Are à la machine et à la géométrie du canon à l'octave. Les plages suivantes sont consacrées à des compositions originales directement inspirées par le choix des interactions suscitées par l'un des algorithmes élaborés par Dan Tepfer. Le CD comporte la vidéo de l'enregistrement d'une des plages, et la totalité des vidéos est accessible sur Youtube en suivant ce lien. Une expérience fascinante est d'écouter la plage sur le CD, à l'aveugle, puis de regarder la vidéo, où l'on voit le pianiste au clavier, ce qui permet de visualiser ce qui surgit des doigts du pianiste et ce qui constitue la réaction du dispositif informatique. C'est étonnant, et riche d'enseignements sur notre propre schéma perceptif. Et l'expérience continue, de plage en plage, avec aussi sur les vidéos des images synthétiques qui accompagnent le processus musical. Il en va de même au concert, et pour y avoir assisté dans sa phase originelle je puis vous assurer que c'est une expérience en soi. Lors du concert qui se déroulera le 25 juin 2019 à Paris au Café de la Danse, les spectateurs pourront de surcroît utiliser une application qui étendra le dispositif de réalité virtuelle. Une plongée s'impose dans cette expérience audacieuse, et 100% musicale !
Sur le site des DNJ, quelques commentaires après un entretien téléphonique avec Dan Tepfer, peu de jours après la création française en juillet 2016 au Festival de Radio France & Montpellier
Pour clore la saison jazz de Radio France, Arnaud Merlin avait convié MOUTIN FACTORY, une valeur sûre, et en première partie le 'pAn-G', jeune formation de 10 musiciens qui bouscule avec talent le répertoire caribéen
Paris, Maison de la Radio, studio 104, 15 juin 2019, 20h30
Depuis son origine (premier disque enregistré fin 2012, publié en 2013) le groupe définit sa pratique comme « musique magmatique à tendance éruptive ». C'est plutôt bien vu. La rencontre s'était faite préalablement au sein du Conservatoire National Supérieur où ces jeunes gens suivaient l'enseignement du département 'Jazz et musiques improvisées'. Le programme de ce concert est tissé autour des musiques caribéennes, dans des arrangements explosifs qui font penser à certains des dynamiteurs musicaux de la fin du vingtième siècle, de Frank Zappa à Willem Breuker, en passant par le free jazz états-unien. Cela donne, autour du répertoire choisi, une sorte de 'musique typique' (comme on disait dans les années 50), du typique transgressif, avec parfois une touche de Stravinski. Réjouissant, roboratif, et même jouissif. L'écriture et l'exécution sont d'une précision diabolique. Le premier morceau, identifié comme un zouk par Aloïs Benoit, a parfois aussi des airs de calypso. Ça commence très fort, sur un mode collectif plein de rebondissements, pour aboutir à un vigoureux dialogue entre sax ténor et batterie, avant retour vers le tutti. Le ton est donné : collectif, avec de l'espace pour que les fortes identités individuelles s'expriment dans l'improvisation. De biguine en arrangement orchestral de pièces pour steel band, l'intensité ne faiblit jamais, c'est constamment vivant, précis et un peu fou : brillant, et vraiment jouissif. Vérification sur pièce lors de la diffusion sur France Musique le 19 août 2019 à 23h.
MOUTIN FACTORY QUINTET
François Moutin (contrebasse, composition), Louis Moutin (batterie, composition), Paul Lay (piano), Manu Codjia (guitare), Christophe Monniot (saxophones alto et sopranino)
Paris, Maison de la Radio, studio 104, 15 juin 2019, 21h50
Pour le quintette c'est la fin de la tournée qui souligne la sortie de son nouveau disque («Mythical River» Laborie Jazz / Socadisc). Après le Studio de l'Ermitage, le festival 'Jazz sous les pommiers' et une série de trois jours au Jazz Club de Dunkerque, c'est une halte à Radio France, en attendant un retour en octobre pour la saison des festivals de l'automne. Le répertoire est celui du nouveau CD, et dès le premier thème le décor est dressé : on oscille entre des séquences fracturées, tendues (la batterie, la basse, le sax), et des moments plus fluides incarnés par la guitare. Quant au piano, il circule d'une tendance à l'autre, nous gratifiant ici ou là d'une atmosphère très soul jazz qui ravit l'amateur nostalgique que je suis.... Dans le thème suivant Christophe Monniot est au sopranino. Après une intro de François Moutin, le saxophoniste s'enflamme dans un lyrisme exacerbé. Paul Lay enchaînera dans un registre plus tempéré avant de monter lui aussi en pression. Manu Codjia nous entraîne chaque fois dans un pas de côté, entre lyrisme tendre et prolixité d'une guitare qui sait faire entendre, simultanément, plusieurs voix. Et constamment Louis Moutin, à la batterie, commente, stimule, et bouscule si nécessaire. Et le concert se poursuit selon ce schéma éminemment vivant, où la guitare tend le fil quand le saxophone fait mine de le briser, mais en le gardant toujours pour horizon. Et le pianiste se fait passerelle entre ces deux approches, qu'il pratique alternativement, et parfois simultanément, par une sorte de tension énigmatique entre main droite et main gauche. Puis, c'est rituel, voici le 'duo de jumeaux', annoncé comme tel avec un sourire complice par François Moutin : comme sur le disque (Wayne's Medley), ce sera un hommage à Wayne Shorter, et l'improvisation des deux frères va se balancer entre des éléments thématiques empruntés à ce formidable créateur. Louis aux balais, puis à mains nues, fait vibrer les peaux tout en fredonnant un thème de Shorter tandis que François lance une autre mélodie du même compositeur. Revient le quintette, dans ce jeu permanent entre les éclats individuels et ce formidable sens collectif qui anime le groupe. Ici un bel échange dialogué entre sax alto et guitare, ailleurs une impro de piano en dialogue avec basse et batterie qui me rappelle, en septembre 2006, le plaisir affiché par les frères Moutin en accompagnant pour un standard le tout jeune Paul Lay, finaliste du Concours international Martial Solal : François et Louis constituaient la rythmique professionnelle offerte aux finalistes pour l'épreuve en trio. Plaisir de jouer demeuré intact. Plaisir constant de l'auditeur, ravi d'avoir écouté ce quintette, et auparavant le tentette 'pAn-G'. Belle soirée conclusive pour ce dernier concert de la saison 'Jazz sur le Vif'.
Vivement la rentrée, avec le 21 septembre le groupe 'Das Kapital' et le trio de Bojan Z avec en invité Nils Wogram.
Le concert de Moutin Factory Quintet sera diffusé sur France Musique le 21 août à 23h
38 ème Edition de Jazz Sous les Pommiers
(24 mai-1er juin 2019)
C’est toujours un grand bonheur d’être présent à Coutances pour le festival « Jazz Sous Les Pommiers » où la programmation est particulièrement passionnante, en étant à la fois exigeante et ludique, singulière et surprenante, et toujours formidablement excitante. J’y ai vu beaucoup de concerts entre le 29 et le 31 mai et j’ai malheureusement loupé le début du festival (Franck Tortiller, Jacques Schwarz-Bart, Angélique Kidjo, Kneebody, The Amazing Keystone Big Band, Laurent de Wilde, Philippe Catherine), ainsi que la toute fin (Yaron Herman, Andy Emler & Dave Liebman, Magic Malik, Ron Carter, Joce Mienniel).
Le 29 mai à 16h dans la chapelle de l’hôpital de Coutances, le public a vécu un grand moment d’émotion lors du concert solo du contrebassiste Claude Tchamitchian. L’exercice est particulièrement difficile, mais Tchamitchian a beaucoup de choses à nous dire et beaucoup de sentiments à nous faire partager. L’art de la narration musicale est parfaitement maitrisé de bout en bout, Tchamitchian sait nous raconter des histoires où virtuosité et chaleur humaine font bon ménage. L’association entre le saxophoniste américain Joshua Redman et le trio luxembourgeois Michel Reis/Marc Demuth/Paul Wiltgen a été à la hauteur des espérances. Quelle chance pour ce trio de pouvoir explorer leurs compositions avec une voix supplémentaire portée par l’immense talent du saxophoniste californien. Beaucoup de frissons et d’empathie pour ce très beau projet !
A 23h au Magic Mirror a eu lieu une très intéressante création de la résidente des lieux, la batteuse et compositrice Anne Paceo, autour d’un projet à la frontière du hip-hop, du jazz, du rock, et du groove, avec la complicité du guitariste Matthis Pascaud (grande révélation de ce groupe, musicien vraiment très impressionnant !), du bassiste Sylvain Daniel (qui enchaîne son troisième O.N.J consécutif !) et de trois slammeurs enflammés dont le génial Mike Ladd, ainsi que Racecar, et Osloob. Anne Paceo nous a étonnés dans ce registre où elle a installé un groove implacable et binaire fortement musclé, porteur d’une belle énergie communicative.
Jeudi 30 mai, après un passage à la salle Marcel Hélie pour une cérémonie planante et pleine de virtuosité assurée par Le Mystère des Voix Bulgares, on se dirige vers le Théâtre pour l’un des plus beaux concerts de ce festival. Une création signée du Théo Ceccaldi Trio, avec Théo au violon, Valentin Ceccaldi au violoncelle et Guillaume Aknine à la guitare. Ce projet intitulée Django, est bien sûr un hommage à la musique de Django Reinhardt, mais ne comptez pas sur Théo Ceccaldi pour vous faire du copier-coller ! Voici une vision très intelligente et pertinente de l’héritage de Django à travers une musique actuelle et singulière, pleine de contrastes et de brisures, où l’on entend Django bien sûr, mais aussi Bartok, des bribes de rock, et du jazz improvisé servi par trois brillants solistes. Les versions impressionnantes de chefs d’œuvre comme Rythme Futur ou Manoir de Mes Rêves sont inoubliables et continuent de nous trotter dans la tête. Du grand art ! Retour à la Salle Marcel Helié pour un double concert particulièrement excitant. Tout d’abord une création très originale de la saxophoniste Sophie Alour intitulée Exils, pour une fusion réussie entre jazz et musique orientale avec la complicité du chanteur et oudiste égyptien Mohamed Abozekry, du pianiste Damien Argentieri, du contrebassiste Philippe Aerts, du batteur Donald Kontomanou (impérial tout au long de ce concert !), et du percussionniste Wassim Halal. Une très belle narration musicale, fine et élégante, où deux univers musicaux dialoguent et s’interpénètrent dans une formidable énergie portée par le talent de ces musiciens exceptionnels. En deuxième partie, une grande claque d’épure et de sobriété à travers le duo formé par la chanteuse Cécile McLorin Salvant et le pianiste Sullivan Fortner. Une belle surprise, car le répertoire joué n’avait pas grand-chose à voir avec leur album sorti en septembre dernier « The Window ». Cécile a profité de Coutances pour tester de nouvelles compositions quelle a écrites très récemment et qu’elle nous a proposés en avant-première avant de les enregistrer prochainement. On a retenu particulièrement : Moon Song, Splendor, Acmé, Doudou, Fuck, Left Over et un très émouvant Ghost Song qu’elle chante en duo avec Sullivan Fortner, qui en plus d’être un pianiste exceptionnel, s’avère être un très bon chanteur !
Il n’y a que « Jazz Sous Les Pommiers » pour nous présenter dans la même soirée, deux des meilleurs joueurs d’oud au monde, après la remarquable prestation de Mohamed Abozekry au sein du groupe de Sophie Alour, place au grand maître libanais Rabih Abou Khalil pour un nouveau projet qui réunit des musiciens de différents pays (Liban, Italie, Portugal, Turquie, U.S.A). Rabih est drôle et raconte entre deux morceaux de truculentes histoires qui font beaucoup rire le public de Coutances. La musique est riche et énergique, offrant une belle palette de couleurs musicales portée par la voix prégnante du chanteur portugais Ricardo Ribeiro, la flûte ney du turque Kudsi Ergüner, le saxophone et les prouesses vocales particulièrement gutturales de l’italien Gavino Murgia, l’accordéon chantant de Luciano Biondini, ainsi que par l’immense talent du batteur-percussionniste américain Jarrod Cagwin. Un petit tour à la Cave des Unelles pour écouter l’excellent sextette réuni par le contrebassiste Géraud Portal pour son projet autour des compositions de Charles Mingus. On y a entendu les sublimes Moanin’, Good-Bye Pork-Pie Hat ou Orange Was The Color of Her Dress, Then Blue Silk, ainsi que l’étonnant Parkerania avec Luigi Grasso, César Poirier, Quentin Ghomari, Yonathan Avishai et Yoann Serra. A minuit et demi, c’est l’heure de filer au Magic Mirror pour venir écouter le projet électrique du trompettiste Avishaï Cohen, entouré de deux guitaristes : Uzi Ramirez et Yonathan Albalak et deux batteurs : Aviv Cohen et Ziv Ravitz. Une musique qui oscille entre jazz planant et rock énergique, et qui malgré l’instrumentation et le volume sonore, laisse un bel espace à la trompette lyrique d’Avishaï Cohen. Un concert qui nous a semblé inégal avec toutefois des moments fulgurants comme la relecture délirante d’une œuvre de Mozart ou la reprise du célèbre Teardrop de Massive Attack.
Le vendredi 31 mai à 14h au Magic Mirrors, nous avons pu apprécier une expérience sonore insolite portée par le trio du contrebassiste Théo Girard et son orchestre circulaire de 12 soufflants (8 saxophones et 4 trompettes). Le trio, composé de Théo Girard, du batteur Sebastian Rochford, et de l’excellent trompettiste Antoine Berjeaut, se tient au centre de la salle, tandis que les 12 soufflants entourent le public dans une disposition circulaire et mouvante selon les morceaux. Une mise en scène sonore passionnante au service d’une musique fortement expressive et joyeuse où le jazz cohabite avec l’esprit festif d’une fanfare. Peu après, au théâtre se produisait un duo de musiciens cubains tout à fait exceptionnels (qui vivent aux U.S.A et sont produit par Quincy Jones). Le pianiste Alfredo Rodriguez et le percussionniste et chanteur Pedrito Martinez sont deux virtuoses qui s’entendent à merveille et qui proposent une musique festive et dansante, parfois un peu démonstrative, mais toujours chaleureuse ! Puis vint l’heure d’une magnifique méditation musicale dans la cathédrale de Coutances où se produisait le duo du contrebassiste Yves Rousseau et du saxophoniste Jean-Marc Larché. On a pu apprécier l’ampleur sonore de ce projet intitulé Continuum au cœur de la cathédrale avec un formidable travail sur l’écho, les résonnances, l’espace, et le silence. De très belles compositions fortement imprégnées de musique baroque qui nous ont fait tutoyer les anges ! Enfin le saxophoniste Pierrick Pédron, en très grande forme, a exploré dans l’enceinte du théâtre de Coutances le répertoire de son dernier album Unknown, entouré de trois jeunes musiciens du jazz français, fraichement sortis du CNSM, qui ne tarderont pas à faire parler d’eux : le pianiste Carl-Henri Morriset, le contrebassiste Etienne Renard, et le batteur Elie Martin Charrière. Un formidable quartette d’une grande musicalité sur un répertoire de compositions de Pierrick Pédron particulièrement sensibles et émouvantes.
Lionel Eskenazi.