Jean-Marc Foltz (clarinettes), Philippe Mouratoglou (guitares), Henri-Charles Caget (percussions, waterphone, psalterion), Ramon Lopez (batterie, tabla)
Pernes-les-Fontaines, date non précisée
Vision Fugitive VF 313016 / l'autre distribution
Nowaten, c'est un chamane amérindien, dont le nom signifie 'celui qui écoute'. Jean-Marc Foltz l'a découvert dans le documentaire Gardiens de la Terre, et ce personnage lui a inspiré cette musique, et ce disque. Une musique recueillie, qui prend le temps de capter notre attention et de la conduire vers une véritable écoute. On pourrait dire du label Vision Fugitive qu'il repose sur l'intensité, la densité, l'expressivité, le tout au service exclusif d'une certaine idée de la beauté. Et cette nouvelle référence illustre une fois encore ce parti pris. Après une entrée en matière de souffle et de vent, la musique s'installe, cristalline, presque diaphane. Et c'est cette retenue qui nous saisit. Dans le texte du cd, le clarinettiste écrit ceci : «Entrons en musique comme on se laisse glisser dans un tableau. D'un premier souffle naît l'étincelle qui transmute l'arc guerrier en instrument à cordes. Un geste confère aux percussions le pouvoir d'invoquer les éléments. Vertige».
On ne saurait mieux décrire cette musique qui, comme un éloge de la lenteur, plonge au plus profond de nos sensations, là où réside le véritable émoi. Bref c'est très beau. Une beauté surlignée par la qualité de la production, et le soin apporté à l'objet phonographique : en couverture la reproduction d'un portrait sur bois de Nowaten réalisé par Emmanuel Guibert, et livret reproduisant près d'une vingtaine de toiles de Ramon Lopez, car le batteur est aussi un peintre. À découvrir, et à savourer !
Xavier Prévost
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Jean-Marc Foltz jouera en duo avec Philippe Mouratoglou le répertoire du disque « Legends of the Fall » (2017) le 14 novembre 2018 au festival D'Jazz de Nevers
Un duo atypique? Pas vraiment, puisqu'il s'agit du trompettiste de PAPANOSH, Quentin Ghomari etd'un pianiste Marc Benham, dont on connaît à ce jour deux albums en solo, sortis chez Frémeaux&Associés, Herbst, Solo piano en 2013 et Fats Food, autour de Fats Waller en 2016. Une association poétique qui allie deux instrumentistes délicats qui se délectent autant à reprendre des standards (Bud Powell, Sydney Bechet, T.S. Monk...) qu'à jouer avec la libre improvisation. C'est à l'ampleur de la voix, à la fascination du chant que le duo se livre dans une expression libre. On peut admirer leur courage quand ils s'attaquent à des bijoux mélodiques comme "Celia" où le trompettiste s'élance à vive allure, sur les pas de Bud Powell, en gardant ce tempo vif et une durée similaire à l'original. Suit un"Petite fleur" très réussi qui étire sa plainte, la chanson devient ainsi plus que lente et triste. Un accord en demi-teinte, intimiste. La plus réussie des reprises, ce "Misterioso" bancal à souhait, s'emballe même en stride, tourné en dérision par la version du duo (avec même une légère citation de "Tea for Two"). Le pianiste accompagne, soutient, relaie le trompettiste qui s'envole avec une frénésie légère. On comprend mieux, au fil de l'écoute l'appellation de "strideman spatial" bien que le versant stride soit nettement préféré. On sent une énergie frémissante dans ces échanges, une belle interaction dans les improvisations complices, constamment sous tension . La trompette assurément ne manque ni de force, ni de délicatesse. Ces deux là savent brosser tout un arrière-pays dans des tonalités sourdes comme dans "One for Francis" ou dans des envolées qui swinguent (mais oui) dans "Mézozoïque" ou dans le virevoltant "Background music".
Une étrange familiarité s'installe dès la première écoute. Avec ces rappels d'un autre temps, réminiscences d'une histoire aimée, celle de cette musique. Avec cet album spontané et fraternel, qui exalte la rencontre, on se plaît à s'installer de façon durable dans un rêve éveillé, recueil de petites pièces alertes, lyriques aussi (le final "Terrarium" est même poignant). Captivante de bout en bout, cette musique sensible se risque dans le souffle, tente la déclaration sans affrontement. Après cette mise en bouche, on a hâte de les entendre en live.
NB: surprise et bonus final avec ce "ghost title" numéro 12, où ils enchaînent un standard qu'ils reprennent avec maestria -on croirait à une fin de bande avec les magnétos qui continuent à tourner ...
Après un premier disque en duo avec son trompettiste de père en 2015 («Soul Eyes», Fou Records), la jeune pianiste récidive, cette fois en trio. Enregistré à la Maison en bois, le lieu du pianiste-violoncelliste-compositeur & improvisateur Gaël Mevel, le disque révèle une conception très interactive de cette nomenclature. Comme chez Paul Bley à la grande époque des années 60, on part sur des accents marqués, des intervalles distendus, des esquives permanentes de la tonalité, et l'on s'engouffre dans le jeu collectif avec passion, passion féconde car elle convoque en permanence l'urgence d'une aspiration esthétique. Il ne s'agit pas ici de beauté tranquille, de ciel serein ou de digression paisible ; on est dans l'urgence absolue, ça barde, et pourtant chacun est à l'écoute, le fil du collectif ne se rompt jamais. On a le sentiment, à l'écoute, qu'en amont de cette musique créée collectivement par la pianiste, le bassiste et le batteur, beaucoup de musique a été partagée, et aussi sans doute des paroles, de réflexions, sur ce que c'est de jouer ainsi, dans l'improvisation menée jusqu'à la transe. À l'intérieur du CD, hormis les sobres informations d'usage, un texte de Federico Garcia Lorca sur le duende. Il faut dire que l'autre passion (et pratique) artistique de Cécile Cappozzo, c'est la danse flamenca. La musique du trio circule entre l'effervescence maximale et des moments mesurés, où le drive du jazz reprend temporairement ses droits avant un nouveau paroxysme, à la recherche d'un nouvel état de grâce forcément intranquille. Une fausse accalmie verra surgir des harmonies très tendues, comme un chemin dont les balises seraient autant d'occasions de s'égarer, avant une prochaine cavalcade. Tout cela est d'un inconfort réjouissant, manifeste pour une musique profondément vivante. Et la plage conclusive accueille Jean-Luc Cappozzo. Le trio, devenu quartette, repart bille en tête, avant de laisser redescendre la pression vers une coda apaisée : un geste familier dans l'improvisation, une manière de résoudre la liberté dans l'espace d'un apaisement un brin mélancolique. Bref c'est un beau disque de musique improvisée, avec ce qu'il faut d'incertitude et d'aboutissement mêlés.
Xavier Prévost
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Le trio jouera le lundi 12 novembre 2018 à 19h30 à Paris au Théâtre de l'Alliance Française, 101 boulevard Raspail (75006), pour l'émission 'À l'Improviste' d'Anne Montaron. En première partie le trompettiste Timothée Quost, en solo. Entré libre, réservation obligatoire sur le site de l'émission https://www.maisondelaradio.fr/evenement/emission-en-public/limproviste-26
Diffusion du trio le jeudi 27 décembre 2018 à 23h sur France Musique
Le trio de Cécile Cappozzo jouera également à Tours, au Petit Faucheux, le 4 décembre
Philippe Ghielmetti poursuit son parcours passionné avec le piano, et les pianistes qui magnifient l'usage de l'instrument. Un parcours fidèle entrepris sous son précédent label, Sketch, avec un autre solo de Marc Copland, et aussi un duo en compagnie de Gary Peacock. Car c'est bien de ce Gary là qu'il s'agit : tous les thèmes du disque sont de sa plume, à l'exception d'un thème d'Annette Peacock intitulé.... Gary. Peacock compositeur méritait bien un tel hommage, si l'on veut bien se souvenir de ces plages gravées par le contrebassiste avec Jan Garbarek, Paul Bley, Ralph Towner, Masabumi Kikuchi, Keith Jarrett .... ou avec Marc Copland. Le piano est magnifique : profondeur des graves, richesse des harmoniques, clarté sans clinquant, bref le résultat du travail d'un artisan d'art nommé Alain Massonneau, qui entretient, règle, harmonise et accorde l'instrument du studio de La Buissonne. Le tout capté avec une passion de sorcier (de sourcier, comme celui qui devine, avec son pendule ou sa baguette de coudrier, la présence de l'eau sous terre ?) par l'ingénieur du son, Gérard de Haro. Les harmonies sont denses, les couleurs presque indécodables, l'atmosphère est recueillie jusqu'à l'ascèse. Ma mémoire d'amateur fait ressurgir des émotions éprouvées au tout début des années 70 avec le disque «Open To Love» de Paul Bley : pas d''ostentation, rien que de la musique. Bref c'est magnifique, tout simplement....
Xavier Prévost
Marc Copland jouera à Paris, au Sunside, le dimanche 11 novembre, en duo avec Dave Liebman : deux concerts, à 18h30 et à 20h30
Cinq duos enregistrés au fil de trois années, et la confirmation que Joëlle Léandre possède, au degré le plus élevé, la faculté d'improviser dans cette configuration, dans la mesure évidemment où les rencontres sont à la mesure de l'enjeu musical. Aucune crainte de ce côté au fil de ces disques, car tou(te)s les partenaires sont de très haut vol.
JOËLLE LÉANDRE-MARC DUCRET «Chez Hélène»
Marc Ducret (guitare électrique), Joëlle Léandre (contrebasse)
La rencontre avec Marc Ducret était très attendue, car la contrebassiste et lui sont deux 'monstres sacrés' de l'improvisation. Elle comme lui paraissent sans limite(s), qu'il s'agisse de maîtriser l'instrument comme s'il était le prolongement du corps, ou d'imaginer un chemin musical qui associe le corps et la pensée, en fait indissociables, dans un même geste. Cela s'est passé en public au 19 Paul Fort, numéro 19 de la rue du même nom (Paris 14ième), domicile d'Hélène Aziza, mais aussi galerie, lieu de concerts et de rencontres d'artistes de toutes disciplines. Un endroit qui manifestement donne sens à l'expression 'magie du lieu', si l'on en juge par les témoignages des artistes, comme du public venu à leur rencontre. La liberté de création semble ici chez elle, et ce disque en témoigne éloquemment. La contrebassiste et le guitariste commencent à tour de rôle chacune des quatre séquences improvisées. Joëlle Léandre ouvre la première plage d'un bruissement d'harmoniques aiguës qui bientôt dans leur sillage entraîneront un dialogue ouvert avec la guitare, cordes étouffées d'abord, puis en résonance, avant qu'une cavalcade cursive n'entraîne les deux comparses dans une spirale de vertiges successifs, lesquels vont se résoudre, comme dans toute improvisation aboutie, en une sorte de conclusion naturellement organique, parce que le son et sa dynamique ont toujours un ultime rendez vous avec le silence. Pour la séquence suivante c'est la guitare qui ouvre l'espace de l'improvisation par des notes tenues dont l'attaque est d'abord esquivée, matériau diaphane bientôt rejoint, et presque contredit, par une contrebasse qui affirme la densité de la matière sonore. Et le dialogue continue. Sans chercher à décrire l'indescriptible, ou à narrer l'irracontable, on peut simplement dire que le duo, jusque dans d'âpres débats, est fécond, très fécond, car les deux protagonistes se parlent, et nous parlent : il suffit de s'abandonner à l'écoute pour que la magie opère.... Un poème d'Edgar Poe, Stances à Hélène, traduit par Mallarmé, constitue le seul commentaire du livret de ce cd, et résume peut-être l'absolue singularité de ce lieu, comme de la musique qui s'y joue, s'y crée, et s'en échappe, par l'heureux artifice de cette bienvenue reproduction mécanique qui fit naguère méditer Walter Benjamin, et qui pour moi, l'écoutant à l'instant, restitue sans faillir l'aura de cette musique et de son art.
JOËLLE LÉANDRE-ELISABETH HARNIK «Tender Music»
Joëlle Léandre (contrebasse, voix), Elisabeth Harnik (piano, piano préparé)
Dans le duo, publié avant l'été, avec la pianiste autrichienne Elisabeth Harnik, il ne semble pas y avoir de protocole qui indiquerait une initiative alternée pour les premières notes. Mais l'on est bien dès l'abord dans le vif du sujet : communiquer, 'faire musique ensemble', en suivant tout à la fois l'imaginaire individuel et le partage des sons, des perceptions, des émotions et des pensées. Le langage musical d'Elisabeth Harnik est parfois proche de la musique française du début du vingtième siècle, parfois furtivement 'école viennoise seconde manière', et plus généralement relié à toute cette musique du siècle passé que l'on continue par commodité d'appeler contemporaine. Mais cette compositrice est aussi une improvisatrice qui s'est confrontée à une foule d'actrices et d'acteurs de cet univers, de Taylor Ho-Bynum à Michael Zerang en passant par Ken Vandermark, qui signe le livret du cd. Joëlle Léandre possède aussi cette double culture qui englobe le jazz, au sens très extensif, et la musique écrite du siècle écoulé. Il en résulte un échange très fécond, action / réaction / imagination / proposition / contestation / résolution (ou pas....). Parfois des bruissements mystérieux ( plage 5) nous font sortir de nos réflexes d'écoute, et de nos codes de référence. L'auditeur que je suis est perpétuellement aux aguets : que va-t-il se passer ? Ah oui, elles vont de ce côté. Et quand je reviens à la même plage, je suis encore surpris car, si elles arrivent au même point, écouté/entendu à la première audition, les musiciennes paraissent avoir pris un chemin différent. Magie encore de l'enregistrement public où l'on a l'impression, en dépit de la médiation technologique, d'avoir vraiment assisté à l'événement in vivo.
Avec ces trois duos, captés au fil de deux années, les rencontres se révèlent encore sous un jour différent. Avec Bernard Santacruz, enfant du jazz toujours aux aguets d'un possible ailleurs, le centre de gravité du dialogue est plus proche de la musique afro-américaine, dans ses formes les plus modernes. Mais Joëlle Léandre est proche aussi de ce langage qu'elle connaît, qu'elle aime, et qu'elle aborde d'une manière très personnelle. Il en résulte un échange profond, où le timbre grave est forcément privilégié, par la coprésence de deux contrebasses. La contrebassiste privilégie naturellement l'archet, tandis que son partenaire affirme le pizzicato. La conjugaison des deux se révèle fructueuse. Ici planent les ombres de Mingus, Charlie Haden, voire de Barre Phillips. Puis sur un son traité de la contrebasse de Bernard Santacruz, Joëlle Léandre laisse sa voix s'envoler dans un tourbillon de derviche : c'est fascinant. Et l'on repartira ensuite vers une pulsation de jazz. Le public de cet enregistrement d'appartement (captation 'sur le vif', une fois encore) réagit en fin de disque : c'est à nouveau de la musique vraiment vivante.
Dans le jardin des cordes que suggère le titre du triple cd, après les arbres, voici les feuilles, et le dialogue de Joëlle Léandre avec le violoncelliste Gaspar Claus. Le partenaire de ce duo est, comme Joëlle Léandre, un 'saute-frontières'. Sa pratique musicale traverse tous les univers, de chanson à la musique contemporaine. L'échange est intense et parcourt tous les horizons, sans jamais perdre une once de densité. On est plus souvent ici du côté de la consonance, traitée avec naturel, comme la base d'un langage commun, mais ça dérape aussi, sans entraves. C'est lyrique, parfois mutin, parfois joyeux, toujours dans la concentration sur l'instant musical, comme il sied à toute improvisation.
Ce n'est pas la première rencontre phonographique de la contrebassiste avec le violoniste Théo Ceccaldi (voir chronique sur ce site en cliquant sur ce lien http://lesdnj.over-blog.com/2017/04/joelle-leandre-transcontinentale-et-medaillee.html ). Comme dans la précédente («Elastic» 2015), le lyrisme est intense, presque mordant, la mélancolie palpable. Mais l'on s'égaille aussi dans un ailleurs d'aventure, un abandon des codes esthétiques, là où l'audace et la fantaisie des deux partenaires trouvent également leur lieu d'expression. Leur écoute et leur réactivité font mouche à chaque instant, instillant une intense musicalité dans les écarts les plus surprenants. Un instant, on jurerait que la contrebasse, à l'archet, se fait pure vocalité. On est happé par ce qui se passe, comme chaque fois qu'un instant de musique improvisée atteint son idéal. C'est d'ailleurs la grande leçon de ces cinq rencontres en trois publications : quand les partenaires sont à la hauteur de l'enjeu, la beauté se dévoile.
Xavier Prévost
Joëlle Léandre jouera au sein du 'TIGER TRIO' (avec Myra Melford et Nicole Mitchell) le 12 novembre 2018 à Paris, au 19 Paul Fort (où a été enregistré le cd avec Marc Ducret), puis le 13 novembre à Strasbourg (festival Jazzdor).
Philippe Sellam (saxophone alto), Guillaume Orti (saxophone alto), Laurent Dehors (saxophone ténor), François Thuillier (tuba), Laurent Blondiau (trompette), François Verly (percussions, marimba), Éric Échampard (batterie), Claude Tchamitchian (contrebasse), Andy Emler (piano, composition, direction)
Pernes-les-Fontaines, décembre 2017
La Buissonne RIAL 397032/Pias
Bientôt trente ans que le MegaOctet sévit en territoire musical joyeusement et savamment élaboré. Et bientôt trente ans qu'il m'étonne, et souvent m'émerveille. En décembre 2017 le groupe se retrouvait au studio de La Buissonne, pour enregistrer un répertoire déjà rôdé sur scène depuis quelques mois : le savoureux DVD Andy Emler «Au son de sa voix», concert filmé par Stéphane Jourdain en juin 2017 au Parc Floral, augmenté des commentaires d'Andy Emler sur la musique et ses musiciens, en témoigne éloquemment (lire sur ce même site la chronique de Sophie Chambon en cliquant sur ce lien)
Ces nouvelles compositions sont inspirées par des réflexions sur la marche du monde, le temps un instant suspendu pour scruter ce qu'il advient de nous, entre constat lucide et espoir, malgré tout. Pas une musique à programme, rien qu'un geste d'artiste pour dire le présent, et ce qu'il contient d'avenir. Musique très collective, écrite avec cette précision qui sait aussi réserver de grand espaces à l'improvisation. Et ça tombe bien, car depuis qu'il existe cet orchestre est une phalange de solistes improvisateurs parmi les plus intensément inventifs de ces dernières décennies. Pour s'en convaincre, écouter la déferlante improvisation de François Verly au marimba sur Move out... if, et au fil des plages les dialogues des souffleurs, le méandres expressifs de Laurent Blondiau, les envolées de Laurent Dehors, Guillaume Orti et Philippe Sellam, l'aventureuse contrebasse de Claude Tchamitchian, l'agilité funambule de François Thuillier et les ébouriffants contrastes d'Éric Échampard, sans parler des relances et autres digressions d'Andy Emler au piano. Bref, même sur disque, c'est de la musique TRÈS vivante ! À vérifier aussi sur scène le 9 novembre 2018 au Triton, près de la Mairie des Lilas.
Studio de Meudon, mars 2018. Gazebo/ l’autre distribution
Voilà un bien bel exemple de cette complicité qui fait fi de l’état-civil et illustre l’esprit jazz. Eric Le Lann remporta en 1982 le prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz, Paul Lay en 2015. Le pianiste fit connaissance du trompettiste dans le quartet que ce dernier animait, formé également de Sylvain Romano, basse et Donald Kontomanou, batterie (Life on Mars. Moods Recordings.2015). A l’occasion d’une tournée au Maroc, ils jouèrent en duo. L’album aujourd’hui dans les bacs reflète cette harmonie sur un répertoire ancien (et toujours actuel) des années 30, celui interprété par Louis Armstrong. Le choix est apparu comme une évidence pour Eric Le Lann qui découvrit la trompette à l'écoute des 78 tours de Satchmo tirés de la collection d’un père trompettiste amateur. Quant à Paul Lay, il était, nous rappelle dans le livret Laurent de Wilde, producteur de l’album, « fasciné par Jelly Roll Morton et Earl Hines dont il a longtemps étudié le jeu ». Sur de telles bases, nos duettistes pouvaient s’en donner à cœur joie, piochant dans les tubes du Roi Louis (Tight Light This, St James Infirmary, Mack the Knife, ou encore Thanks a Million, signé Gus Kahn et Arthur Johnson). Ils vont même jusqu’à respecter (quasiment) la courte durée initiale des titres tout en donnant un coup de chapeau au King avec chacun une composition (Louison pour Eric, Farewell to Louis pour Paul). Aérien, léger, lyrique, malicieux, ce voyage au pays du jeune Satchmo constitue un moment de grâce absolu.
Eric Le Lann et Paul Lay seront en concert le 7 novembre au Bal Blomet (75015), le 9 novembre à Pontoise (95), en ouverture du festival Jazz au fil de l’Oise, et le 28 novembre à Marseille à l'hôtel C2
Jacques Schwarz-Bart (saxophone ténor), Grégory Privat (piano), Stéphane Kerecki (contrebasse), Arnaud Dolmen (batterie). Invités : David Linx (voix), Darren Barrett (trompette)
Paris, 28-29 septembre 2017
Enja Yellow Bird YEB-7789/l'autre distribution
Une œuvre singulière, à la fois offrande d'un artiste à la mémoire de son père, défi personnel et manifeste pour une culture universellement transversale (ou transversalement universelle....). Le saxophoniste Jacques Schwarz-Bart, fruit de la rencontre de deux artistes, de deux cultures, de deux mondes, s'est immergé dans cette identité croisée qui est la sienne. Fils d'André Schwarz-Bart, écrivain français, juif de la diaspora, prix Goncourt 1959, et de Simone Schwarz-Bart, née Brumant, romancière et dramaturge originaire de la Guadeloupe, il célèbre avec ce disque son «identité juive comme le fruit épanoui d'une polenisation croisée et universelle», ainsi qu'il l'écrit lui-même dans le livret du CD. Le hazzan est le chantre dans la tradition juive. En revendiquant ce titre, et ce rôle, le musicien, bien au-delà du projet initial qui était de célébrer, à la mémoire de son père (et d'un personnage imaginé par celui-ci dans un de ses romans), les chants de la tradition juive, va tendre à l'universel (ce qui demeure l'ambition, et le rôle, de bien des œuvres d'art). Se saisissant, comme matière musicale, des mélodies traditionnelles de la hazanout, il va déployer un lyrisme des plus intenses, en plein territoire du jazz, avec un pianiste et un batteur antillais, un contrebassiste parisien et un vocaliste belge aussi anglophone que francophone, avec de surcroît le renfort sur une plage d'un trompettiste canadien. Tous contribuent, avec une passion teintée de ferveur, à l'intensité de ce métissage. Ces musiques, originellement religieuses et rituelles, deviennent de magnifique envolées jazzistiques, emblématiques de cet idiome et pourtant intimement reliées à leur terreau d'origine. Chacun des instrumentistes attise la flamme qui dévore cette entreprise artistique jusqu'au vertige, et David Linx, en plus d'un chant sans parole sur la première plage, va déployer sur Ahot Ketana, mélodie sépharade, un poème en anglais de sa composition. On est porté, de bout en bout, par l'effervescence et la ferveur de cette musique. Le défi a été relevé, plus que brillamment : c'est magistral.
Le groupe est en concert à Paris le 4 novembre 2018 au Studio de l'Ermitage. Puis le 16 novembre à Ermont (Jazz au Fil de l'Oise), et le 28 novembre aux Trinitaires de Metz.
Amaury Faye (piano), Louis Navarro (contrebasse), Théo Lanau (batterie)
Bruxelles, Jazz Station, mars 2018
Hypnote Records HR-008 / InOuïe Distribution
Le trio bruxellois (avec partenaires du Sud-Ouest hexagonal) d'un pianiste toulousain passé par le Collège de Marciac, le Berklee College de Boston, et multi-primé dans les tremplins d'ici (Avignon, Vannes, Vienne) et d'ailleurs (Allemagne, USA). Deuxième opus de ce groupe, après «Clearway» (Jazz Village, 2017), cet enregistrement de concert réalisé par la radio belge francophone (RTBF), rend parfaitement justice à l'art du trio. Cela se passait à la Jazz Station, haut-lieu du jazz bruxellois, établi dans une ancienne gare sur la Chaussée de Louvain.
Dans ce trio, pas d'effets intempestifs, un parcours de rigueur musicale, de feeling et d'interactivité entre les trois instrument(iste)s, bref tout ce qu''il faut pour apprécier le canonique trio piano-basse-batterie dans sa vérité originelle. On commence par une sorte de valse hétérodoxe, tendue entre le rythme de son thème et une espèce d'ostinato faussement anguleux qui détermine l'exacte dramaturgie de la composition. Après la contrebasse dans le premier rôle, le piano s'évade vers la seconde plage, où le trio joue une valse, guère plus orthodoxe, de Thelonious Monk : Ugly Beauty : respect du texte, puis libre déambulation evansienne. Il faut dire que le pianiste fut à Boston l'élève de Joanne Brackeen, grande prêtresse d'un certain lyrisme : profondeur sans ostentation, tout est dit.
Changement de registre avec le thème suivant : Fascinating Rhythm, engagé par un solo presque tritanien avant décollage collectif, au bout de deux minutes, en suivant maintenant les rails du thème, mais pour s'en affranchir bientôt. Vient ensuite un très vieux standard, de dix ans antérieur au précédent, They Didn't Believe Me, composé par Jerome Kern. Version recueillie, harmonies denses, phrasé expressif et mélancolique, bref de cette forme de beauté intemporelle qui traverse l'histoire de la musique américaine grâce au jazz. Suivra un Interlude d'une sombre et belle atmosphère, qui s'enchaîne au thème suivant, rythmique et convaincant, sans ces facilités du groove pour le groove que l'on entend depuis deux décennies environ, et où l'aspect hypnotique tient lieu d'inspiration. Ici la densité de la forme, du déroulement, et la finesse du développement, nous entraînent sur d'autres chemins, riches d'imaginaire et de surprises. Et le disque se conclut sur une sorte de valse dévoyée qui va changer de rythme (et de tempo), retour à la source pour boucler la boucle : belle coda en forme de pirouette qui révèle, derrière le désir accompli de musique, l'endurance de la pensée.
Xavier Prévost
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Le groupe sera en concert à Paris, le 3 novembre au Jazz Café Montparnasse, et le 22 décembre à la Maison de la Radio (pour un concert 'Jazz sur le Vif')
Pionnier du solo de contrebasse à Londres en 1968 avec «Journal Violone» (publié en France par Futura sous le titre «Basse Barre»), Barre Phillips a plusieurs fois récidivé, jusqu'à ce disque au titre elliptique, mystérieux ou conclusif. Ce qui frappe, d'abord, c'est le son : Gérard de Haro, du studio de La Buissonne, est passé par là, mais quand on le complimente, comme je l'ai fait, sur la remarquable qualité sonore de l'enregistrement, il en attribue tout le mérite à Barre Phillips, à son art et à sa contrebasse. Avec ce qui semble être la clôture du cycle entamé par le premier opus de Journal Violone, le contrebassiste nous offre la quintessence d'une musique où la virtuosité et la profondeur du son paraissent n'avoir d'autre but que l'expression, dans son sens le plus fort. C'est une voix humaine qui nous parle, une voix que l'on dirait venue d'ailleurs, et qui pourtant s'exprime dans un idiome qui nous semble familier, à nous qui baignons dans cet univers où jazz et musique improvisée parlent une seule et même langue. A l'archet ou en pizzicato, dans des intervalles familiers ou dans de grands écarts distendus, dans l'apparent confort d'une tonalité identifiable ou dans le mystère des douze sons aux centres mouvants, la magie opère en permanence. Ici la contrebasse danse, ailleurs elle distille une sombre mélancolie, plus loin elle nous entraîne dans un labyrinthe dont l'issue semble plus qu'improbable, au point que nous aspirons, plus que tout, à nous perdre. Grande et belle leçon de (grande et belle) musique, grande œuvre, Grand Œuvre au sens alchimique, bref une sorte de chef d'œuvre, tout simplement.