Dominique Pifarély (violon, compositions) et l’ensemble Dédales : Guillaume Roy (violon alto), Pascal Gachet (trompette), Christiane Bopp (trombone), Vincent Boisseau (clarinettes), François Corneloup (sax baryton), Julien Padovani (piano), Hélène Labarrière (contrebasse), Éric Groleau (batterie)
Poros Editions AC26DP / L’autre distribution
Infatigable acteur de la scène jazz et musiques improvisées, le violoniste Dominique Pifarély poursuit avec ce nouvel opus son travail d’écriture en creusant la notion de labyrinthe. Et le moins qu’on puisse dire est que cet ensemble ne tourne pas en rond, tant il maîtrise collectivement l’exploration d’un matériau intemporel, recyclable, toujours actuel en fait. A l’exemple du premier titre « Ordinary chaos » que conduit un Icare fiévreux et incandescent, le batteur Eric Groleau. Cette musique ardente dans ses commencements, souvent nerveuse, entraîne au delà de la sensibilité et du lyrisme, sans produire une excitation violente, tant on la sent contrôlée, presque mesurée dans ses dérèglements. La sensibilité de chacun s’accorde à l’esprit de l’ensemble. C’est la force de cette écriture que décrivent les notes de pochette expertes de Denis-Constant Martin.
Pourtant, on ne voit guère l’ensemble Dédales programmé dans les festivals Afijma ou autres... Frank Bergerot révélait sur le blog de Jazz Magazine, il y a déjà quelque temps, que la formation n’avait joué ce programme que quatre fois en deux ans...Bigre c’est vraiment peu !
Peu de rodage donc entre les membres de ce nonet éclectique et pourtant ça circule entre eux. Ils réussissent, avec des ruptures, des alliances ou alliages qu’ils tordent, combinent, font et défont à explorer le temps et ses échelles, cette géographie si particulière: voilà de la belle ouvrage, une mécanique de grande précision- le moins que l’on puisse attendre d’un travail sur le temps. Même s’il faut se plier, se déplier, passer « per angusta » par la voie étroite, voilà une mise en place redoutable qui donne une grande lisibilité à l’ensemble, une cohérence parfaite avec des transitions souples et subtiles entre les compositions qui se suivent avec une science consommée.
Les musiciens partent de la partition concoctée par leur leader qui a pris soin de mettre en valeur chacun d’entre eux et en quelques solos, avec des duos et parfois des unissons, beaucoup de contrepoints, aboutissent à des combinaisons inouïes, regroupant ou dissociant les pupitres. Indiscutablement, le caractère organique de l’écriture est perceptible, avec tout un jeu de motifs, en miroirs déformants ou non. Des solis ébouriffants du trompettiste Pascal Gachet ou de la tromboniste Christiane Boppqui ne vient pas du jazz ( !) mais de la musique contemporaine et de la musique ancienne. Le grand écart en somme, que pratique aussi l’autre complice de cordes de Dominique Pifarély, l’altiste Guillaume Roy, à l’articulation exacte entre musique de chambre et improvisation. Des cordes et des vents, du souffle... ça joue sur de nombreux registres et instruments, sur des nuances atmosphériques, des climats, ça décolle avec les échappées du baryton de François Corneloup, la pulsation souple et musculeuse, follement élégante de la contrebassiste Hélène Labarrière. Quant au pianiste Julien Padovani, il est à la fois délicat, obsédant, percussif quand il le faut, dans le final qui ordonne le chaos.
N’hésitez pas à écouter d’un trait cette œuvre dense et passionnante. Vous prendrez plaisir à y revenir car la musique exigeante finit par s’abandonner à ceux qui en manifestent le désir. On ressent étonnamment la prise en compte du corps dans tous ces cheminements personnels, ce parcours labyrinthique, jamais effrayant ni carcéral. Au contraire, il nous semble que le résultat magnifie l’intelligence du corps entier, redirige vers la lumière avec une délicatesse sensible au plus fort des éclats. La musique n’a aucune difficulté à occuper l’espace, et l’on est vite captivé par son éloquence brûlante. Cet album est tout sauf une musique de l’instant, il est donc définitivement convaincant.
On espère bientôt entendre cet ensemble en direct tant leur travail profond et engagé marque l’empreinte d’une musique porteuse de sens et de vertus formelles.
Sophie Chambon