FURROW - A COLE PORTER TRIBUTE
ABALONE
Régis Huby (v), Eric Echampard (dr), Guillaume Séguron (cb), Roland Pinsard (cl), Olivier Benoît (g), Maria Laura Baccarini (voc)
Cole Porter, ça dit encore quelque chose en 2012 ? A part les nostalgiques de la 42ème rue et des comédies musicales américaines d’avant-guerre, les jazzmen actuels ne reprennent plus guère ce type de standards. Quant aux chanteuses, après avoir écouté Ella Fitzgerald dans son American Songbook (pour ne citer que l’une parmi les plus brillantes), elles ne se hasardent guère à se lancer dans pareille entreprise. Chaque standard a été repris tellement de fois que nous en avons tous une idée préconçue. Difficile de passer après « My heart belongs to Daddy » ou « I’ve got you under my skin » marqués immanquablement par une Marylin ou un Sinatra à la voix de velours. Maria Laura Baccarini qui n’a peur de rien, s’est jeté dans le projet un peu fou mais très jazz, dans le fond, de revoir les plus belles pages de Cole Porter, à sa façon. C’est qu’elle connaît et aime tout particulièrement cet auteur, elle a déjà chanté son répertoire dans une vie (artistique) antérieure, quand elle faisait carrière dans la comédie musicale. Quand elle est arrivée en France, elle a participé à la belle aventure de La nuit américaine, avec le comédien-baryton Lambert Wilson, à l’opéra Comique. Maria Laura Baccarini (meneuse de revue, danseuse, actrice et chanteuse dans les reprises de Cabaret, Chorus Line, Chicago) allait trouver un partenaire de prédilection en la personne du violoniste Régis Huby qui a signé les arrangements de cette évocation très réussie.
Cet hommage à Cole Porter est une aventure nouvelle, après ALL AROUND, une tentative réussie, même si surprenante au premier abord, de chanter ce répertoire autrement. Ce n’est donc pas un disque de standards, ni du Cole Porter tel qu’on a coutume de l’entendre, joyeux, léger, aérien et dansant. Laura Maria Baccarini ne renie rien de son passé artistique mais elle aspirait à sortir d’un genre parfaitement balisé, sans place pour l’expérimentation. Elle désirait se mesurer à quelque chose de plus personnel et créatif qui modifierait également l’approche que nous pouvons avoir de Cole Porter. « What is this thing called love ? » dont les premières minutes sont inquiétantes comme dans un film de genre, jusqu’à la rupture de rythme quand Maria Laura commence à chanter « sprech gesang » sur la question existentielle du titre, en rapport avec le désespoir masculin de son auteur ; la chanteuse rejoint obliquement le « bitter sweet » de Cole Porter. La démarche de la chanteuse rend hommage à une personnalité humaine et musicale complexe. Cole Porter qui écrivait toujours paroles et musiques, a écrit des chansons faussement simples ou naïves, à la rythmique très particulière. Quant aux textes, très modernes, ils résument toute l’inadaptation à la chose amoureuse, la douleur cachée, le désarroi et la mélancolie véritables, l’humour teinté de cynisme parfois, la lucidité que cache l’élégance d’un sourire, ces traits qui résument son art. La musique de Régis Huby fait émerger « la part de l’ombre », remonter le malaise profond, la fragilité de tout discours amoureux, l’impossibilité d’un amour abouti. Ce serait donc une erreur de n’y voir que la légèreté apportée par Broadway. Maria Laura est une mezzo soprano qui arrive à gommer certains effets spécifiques du lyrique, que l’on pourrait nommer « clichés », se mettant en danger par exemple auprès de puristes qui attendraient les effets de vibrato qu’elle a volontairement écarté, alors qu’elle le maîtrise et sait en jouer à merveille. Elle tire les chansons vers la pop, douce sans être jamais sucrée, le rock progressif, énergisée par l’équipe de choc qui l’entoure, autour de Régis Huby où l’on retrouve le batteur Eric Echampard, le contrebassiste Guillaume Séguron, le clarinettiste Roland Pinsard, le guitariste Olivier Benoît (actif dans de nombreux contextes, on est loin de Serendipity chez Circum ). Les ruptures de rythme, de ton s’enchaînent rapidement et la chanteuse a fort affaire pour résister au raz de marée de l’orchestre. Un désir vibrant parcourt toutes les interprétations de cet album réussi qui estompe les frontières, rend vraiment ténue la ligne de démarcation entre les styles de musique, tous étant adeptes de la fusion des genres... Ainsi ce Furrow qui creuse son sillon n’est pas un écho à Broadway, mais une expérience autrement complexe, où le choix des musiques s'est fait sur de nombreux titres, des heures d'écoute et de partage pour « réinventer » ces mélodies. Régis Huby a étudié toutes les versions imaginables des titres choisis et, pour interpréter ses arrangements et s’adapter à son esthétique, s’est entouré de musiciens que l’on aime tout particulièrement, qui officient sur les scènes de musiques plus « actuelles », a priori éloignés de la comédie musicale, mais qui rendent leur « partie » avec conviction. Son écriture ne va pas pour autant flirter avec les clichés des chanteurs de rock, mais elle souligne subtilement la tension, toujours en équilibre acrobatique. Régis Huby aime cet état instable, sur le fil entre « major and minor » comme dans l’admirable « Everytime we say goodbye ». L’énergie qui se dégage d'une telle session est de nature à réconcilier les anciens et les modernes avec une section rythmique superlative, des cordes et des anches raffinées. Le résultat est assez stupéfiant : tout en conservant la mélodie -le fredon est toujours là, parfaitement identifiable- la couleur est changée, les métriques différentes détournent, décalent les harmonies.
Tout est différent en restant fidèle à la mélodie d’origine : « Anything goes » démarre sur les chapeaux de roue avec la batterie qui la joue « Kashmere », on suit la pulse, et si ça déménage, on retrouve très vite le fredon, la mélodie de la chanson que fredonne Michael Caine dans The Sleuth de Joseph L. Mankiecwicz, plus encore dans mon souvenir que la comédie musicale éponyme qui fit fureur à l’époque. « So in love » devrait vous bouleverser avec au début, le duo si subtil de la voix et de la guitare avec de la puissance et des aigus droits. Toute la partie violon est en pizz sur ce titre : ainsi, la guitare et le violon ont deux parties qui se complètent et marchent ensemble... à l'exception de la partie centrale, instrumentale où la guitare tient effectivement le "chant" ou le lead ... Ecoutez encore le début de « It’s de lovely » avec voix et violon seul. C’est cela qui importe, tout le monde peut s’approprier la musique de Cole Porter. Ainsi en va-t-il du tube « Night and Day » qui aurait pu être un piège, dont se tire fort bien Maria Laura, et devient une petite symphonie, en tout point inoubliable.
Les amateurs de Porter seront surpris, décontenancés parfois, et ce sont tous les autres qui devraient tendre l’oreille et se montrer plus curieux car il s’agit d’un rendez vous musical singulier, d’une proposition musicale originale, impeccablement rendue. Travail, talent engagement sont au rendez-vous d'un spectacle complet qui mérite toute notre attention... et notre admiration.
Sophie Chambon