Dominique PIFARELY "SUITE : ANABASIS"
Dominique Pifarély, violon, composition
Valentin Ceccaldi, Bruno Ducret, violoncelles
Sylvaine Hélary, flûtes
Matthieu Metzger, saxophones soprano et alto
François Corneloup, saxophone baryton
Antonin Rayon, piano, synthétiseur moog
François Merville, batterie
Jazzdor Series #10 | Jazzdor
Production Jazz d’or/ Philippe Ochem
Contact/booking | Dominique Pifarély (pifarely.net)
Anabasis, dernier projet du violoniste Dominique Pifarély, est une suite inspirée du poème de Paul CELAN, source profonde aux mots desquels le violoniste s’abreuve. Cette musique dense, montée de façon complexe, saisit dès l’ouverture. Cinq longues compositions, jamais faciles qui prennent le temps d’installer ce climat fiévreux, familier mais néanmoins accessible si on prête l’oreille, dans une attention “flottante” qui n’est pas rêverie, mais plutôt attente de ce qui va advenir. Pifarély poursuit son infatigable travail d’écriture et d’improvisation : sa musique ardente, au-delà de la sensibilité et du lyrisme attendus, répond à une mécanique de grande précision, intellectuelle et pourtant sensible.
La mise en place redoutable donne une grande lisibilité à l’ensemble malgré la variété des textures et la finesse des tuilages. Une musique de chambre contemporaine, plus qu’un jazz de chambre, où l’improvisation prend toute sa place avec gourmandise. Des lignes nettes sans être tranchantes.
Anabasis commence par une note, un “si” joué de façon insistante au piano avant que n’entre en scène le sax baryton de François Corneloup, précédé de frottements, crissements, bruissements d’ailes. Puis c’est le tour des cordes. L’ambiance est tendue, énigmatique. Et totalement passionnante dès ce son obstiné inaugural. Une réjouissante austérité où rien ne s’installe longuement, entrées et sorties, tutti vibrants, contrepoints délicats. Deux autres titres de compositions, après “Anabasis”, “Grille de paroles” et “Radix” sont aussi du poète, vrai déclic de l’inspiration : une grille de paroles comme en jazz, nerveuse, débridée où les cordes sont des voix effrayées, précipitées avant que le clavier ne les calme et réajuste l’ensemble, aidé de chants d’oiseaux flûtés, drôles de volatiles qui partent à tire d’aile.
Chacun a son rôle taillé sur mesure, et s’en acquitte avec élégance et virtuosité, le casting étant royal. Ce nouveau groupe de Dominique Pifarély poursuit en le renouvelant le travail mené de 2005 à 2015 avec l'ensemble Dédales. Dans le format resserré d’un octet, on retrouve la rythmique puissante et fidèle de François Corneloup, François Merville, Antonin Rayon mais de nouveaux complices Sylvaine Hélary, Matthieu Metzger, Valentin Ceccaldi et Bruno Ducret, rejoignent les rangs, autour du violoniste.
Les traits souvent exacerbés du violon, le jeu pertinent du piano, la percussion colorée de la batterie, toutes ces composantes entrent dans cette partition subtile. Quelque chose qui ressemble à l’écriture à vif, qui jamais ne se pose et qui fait sens. Il faut beaucoup écouter pour se bâtir un répertoire mental de sons et les conjuguer. Les associations de timbres comme de saveurs partent souvent d’une histoire, d’alliances ou alliages parfois contre-nature ou à contresens qui cherchent l’accident, l’artefact. Des fulgurances peuvent pousser loin les curseurs de l’ouïe, brouillant les frontières. Les dissonances ne font pas peur.
L’écriture musicale donne à la fois une géographie précise (parties écrites instrumentales) et plus instable ( improvisations) qui s’inscrit dans une certaine durée, comme en 2014, le singulier Time geography. Mais avec Anabasis, c’est un temps circulaire, proustien qui fait retour :
L’anabase, c’est la remontée de la mer vers les terres (…) et la sortie d’exil. Cette montée est aussi un retour, qui paradoxalement s’effectue dans l’avenir.”
Martine Broda, “Dans la main de personne, essai sur Paul Celan”.
Au caractère fragmentaire de la phrase célanienne répond en correspondance la musique de Pifarély, encore que ce mot soit trompeur; le compositeur s’appuie sur les rythmes et syncopes, et d’autres éléments musicaux pour avancer dans ce passage du texte aux sons. La transdisciplinarité est de mise : l’écriture et la musique sont liées depuis si longtemps mais rarement menées conjointement de façon satisfaisante : Et puis toujours ce truc qu’on ne règle pas, entre les programmateurs littéraires qui trouvent ça quand même un peu trop contemporain et les tourneurs musiciens qui ne pigent pas les textes, écrit le complice François Bon.
Il ne s’agit pas d’illustration, ne cherchons point de lien de sens entre le poème et la musique, ni de rapport de contenu, de traduction de forme artistique en une autre. Chacune est pleine, surgissant hors d’elle même, presqu’incontrôlable. Et l’on ne peut qu’apprécier la performance collective, la direction de cette suite jusqu’à la clôture, sur un “si” dans “Sans bruit, les voyageurs”.
Sophie Chambon