Dave Liebman (saxophone soprano), Joe Lovano (saxophone ténor), Greg Osby (saxophone alto), Phil Markowitz (piano), Cecil McBee (contrebasse), Billy Hart (batterie)
Hoboken (New Jersey), 30 août 2017
Enja Yelow Bird ENJ 9769 / l'autre distribution
La poursuite d'une aventure entamée en 1999 pour prolonger l'héritage de John Coltrane. Michael Brecker était du nombre («Gathering of Spirits», 2004), remplacé après sa mort par Ravi Coltrane (pour deux albums : «Seraphic Light», 2008, & «Visitation», 2011) puis désormais par Greg Osby. À l'origine des compositions de Coltrane formaient une partie du répertoire. Ce fut encore le cas pour le disque suivant, puis la plume des participants produisit des thèmes originaux qui, assurément, gardent la flamme de l'embrasement coltranien. L'écriture des parties de saxophone dans les exposés rappelle aussi que le jazz n'a pas commencé avec Coltrane, dont l'esprit rôde dans certains thèmes et improvisations, notamment de Liebman. Nulle tentation d'épigone, rien que l'admiration éclairée d'un des plus vibrants analystes du Maître. C'est donc une ode à cette musique, célébrée par trois grands solistes-souffleurs, et une rythmique d'enfer. Avec aussi, en intro et coda, et ailleurs au fil des plages, des fulgurances de liberté qui entraînent le langage loin de ses bases canoniques. Ici Liebman prend tous les risques avec l'audace de celui qui sent bien que l'équilibre est au bout de la phrase. Là Joe Lovano traverse en quelques mesures plusieurs pages d'une histoire qu'il connaît sur le bout des clés de son saxophone. Et régulièrement Greg Osby libère ses pulsions d'aventurier M'Base. Bel hommage à la vitalité du jazz, célébration sans emphase mais en flammes.
Ray Charles, Nat King Cole, Laurent de Wilde, Alain Jean-Marie, Fred Hersch, Nat King Cole encore, et Albert Ammons (par ordre croissant du contenu calculé en nombre de CD) : quelques-uns des coffrets parus cette année, pour stimuler vos idées de cadeaux.
RAY CHARLES «The Complete 1961 Paris Recordings», 3 CD Frémeaux & Associés/Socadisc
Le retour des enregistrements réalisés en 1961 au Palais des Sports par la RTF, sous la houlette du Bureau du Jazz alors récemment créé par Lucien Malson, et dont André Francis fut l'artisan infatigable. Si ma mémoire est bonne, une première édition partielle vit le jour dès 1982 de façon non officielle (mais légale, car dans l'Italie d'alors, 20 ans suffisaient à permettre l'exhumation d'une archive radio pour le disque). C'était dans la série 'Europa Jazz' qui, en des albums 33 tours, pillait allègrement, à l'initiative d'un hiérarque de la RAI (la radio publique italienne), le fonds des radios publiques européennes (qui se prêtaient des archives pour alimenter leurs programmes). Un exemplaire de ces disques accompagnait chaque fascicule d'une encyclopédie vendue dans les kiosques à journaux sous le titre de Grande enciclopedia del jazz. Cette première mouture, souvent rééditée, et amendée, par divers labels, débouche aujourd'hui sur une intégrale des enregistrements réalisés les 21 & 22 octobre 1961. Ray Charles est à l'orgue Hammond (comme pour l'album «Genius+Soul=Jazz»), et à la tête d'un grand orchestre où l'on trouve la plupart de ses fidèles de l'époque, et les incontournables Raelets. Avec une bonne vingtaine d'inédits qui n'étaient pas tous forcément indispensables.... mais précieux pour les intégralistes !
NAT KING COLE «Incomparable !», 3 CD Cristal Records / Sony Music
Une très belle anthologie (le trio, la voix, le piano....) signée par un grand connaisseur, l'Ami Claude Carrière. À découvrir au travers du compte-rendu de Jean-Louis Lemarchand en suivant le lien ci-dessous
LAURENT de WILDE «Three Trios», 3 CD Gazebo / l'autre distribution
La réédition de trois introuvables du pianiste français : «Odd and Blue», avec Ira Coleman & Jack DeJohnette (1989), «Open Changes», avec Ira Coleman & Billy Drummond (1993), et «The Present», avec Darryl Hall & Laurent Robin (2006). Trois brillants jalons sur un parcours en trio qui se poursuit encore, et assurément perdurera. L'occasion de (se) rappeler l'importance de ce musicien, adoubé naguère par la scène états-unienne, et toujours impliqué dans le plus vif du jazz (sans pour autant se refuser d'autres aventures de musiques et de textes).
ALAIN JEAN-MARIE «The Complete Alain Jean-Marie Biguine Reflections» ; 4 CD Frémeaux & Associés / Socadisc
En un coffret de 4 disques l'intégrale des 5 CD de ce trio, publiés en l'espace de plus de 25 ans. Une belle manière de prendre conscience de la fibre antillaise qui n'a jamais cessé de vibrer chez ce grand jazzman adoubé par les figures majeures du jazz états-unien.
FRED HERSCH «The Fred Hersch Trio 10 Years / 6 Discs» Palmetto Records /Bertus Distribution
En 6 CD les 5 disques (dont un double : «Alive in the Vanguard») enregistrés entre 2010 et 2018 par le pianiste avec John Hébert & Eric McPherson. L'occasion de vérifier (s'il en était besoin....) que Fred Hersch est aujourd'hui l'un des artistes majeurs de cette musique.
NAT KING COLE «Hittin' the Ramp : The Early Years (1936-1943)» 7 CD ou 10 LP Resonance Records / Socadisc
Un édition majeure, qui restaure des trésors et exhume des inédits pour mettre en évidence le rôle de ce musicien, en son temps et en son influence sur la génération suivante. Exceptionnel !
ALBERT AMMONS «Complete Work» 9 CD & 1 DVD, Association CAFESOCIETY
Une intégrale en tirage limité, concoctée par des passionnés et parue au début de l'été. Une belle manière de (re)découvrir le roi du boogie-woogie. On peut tenter sa chance pour voir si elle est encore disponible. Détails en suivant ce lien vers les publications de l'Académie du Jazz sur facebook
Le saxophoniste est un champion de l'esquive féconde. Il surgit régulièrement d'où l'on n'osait l'attendre. Cette fois c'est la musique médiévale des troubadours qui lui sera terrain de jeu. Mais le jeu n'est pas vain. Plutôt que de tirer argument d'un discours d'escorte tout trouvé, le musicien nous emmène ailleurs, sans trahir le moins du monde la source. D'Eble II de Ventadour (mon préféré) à Bertran de Born, il explore les musiques de ces chantres d'un temps immémorial qui, malgré que nous en ayons, nous font encore rêver. Il en fait une musique (un jazz, osons l'écrire) d'aujourd'hui, où se mêlent les instruments d'ailleurs (la shruti-box de la musique traditionnelle indienne), d'hier (l'harmonium) et de notre présent. La trompette de Verneri Pohjola et les percussions de Benjamin Flament sont à l'exact diapason de ce projet, qui magnifie ce répertoire en l'entraînant sur le terrain des musiques modales. C'est fascinant, envoûtant, mais surtout 100% musical, parce que l'exigence esthétique prime sur l'enjeu anachronique. Magnifique réalisation. Et en guise de coda, The Peacocks, sublime composition de Jimmy Rowles, avec pour seul accompagnement le bourdon de la shruti-box, comme il le faisait en concert en rappel des concerts du projet «Re-Focus». Ultime hommage au grand Stan Getz, dont Sylvain Rifflet disait (Jazz Magazine n° 721, octobre 2019) qu'il était «le troubadour du saxophone ténor !». Occasion de rappeler qu'en plus de la magnifique version avec Jimmy Rowles himself au piano («Stan Getz Presents Jimmy Rowles-The Peacocks», Columbia 1975), le grand Getz avait joué ce thème en concert au festival de Middelheim en 1974, avec.... Bill Evans au piano (il existe des éditions plus ou moins pirates). En bonus une plage fantôme, à 7 minutes et 8 secondes de la plage 10, un thème d'un autre troubadour, Peire Cardenal, traité avec une liberté confondante. Ultime bonheur.
Xavier Prévost
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Le groupe jouera le 10 décembre à l'Auditorium Jean-Pierre Dautel du Conservatoire de Caen
Près de quarante ans maintenant que j'écoute Joëlle Léandre, sur scène, en concert, et sur les ondes, et je constate une fois de plus qu'elle ne cessera jamais de m'étonner, de me surprendre.... et de ma ravir. Dans cette musique (improvisée-de-jazz-de-passion-et-de-risques), il arrive parfois que l'on succombe à la douce désillusion du 'déjà entendu'. Avec Joëlle Léandre, rien de tel. Comme l'écrivait le poète sur l'espace de plusieurs pages «UN COUP DE DÉS..... JAMAIS.....N'ABOLIRA....» non pas le hasard mais la surprise. De hasard il peut être aussi question, car lorsque le choix est fait par les artistes de s'associer pour improviser, rien n'échappe à la magie de l'instant autant qu'aux contingences du moment (le temps qu'il fait, l'humeur de chacun(e), l'ambiance qui règne dans le studio, ou dans la salle pour les enregistrements de concerts). C'est une musique que l'on aborde dès la première minute, au concert comme sur CD, avec la disponibilité maximale. On ne s'attend à rien, c'est à dire que l'on s'attend à tout, dans un état de réception qui ne demande qu'à devenir un état de grâce.
Dans le premier disque, on entre de plain-pied dans un souffle mystérieux, ponctué d'attaques d'archet, et de quelques notes éparses, surgie probablement du koto, mais qui sonnent au premier abord comme un tintement de piano. Et le jeu est engagé, on n'y échappe plus, on suit le fil, préoccupé de (res)sentir plutôt que de comprendre (car la clef, si elle existe, est au bout du chemin, près de 50 minutes plus tard). On passe littéralement par des sentiers d'inouï, par des sons souvent mystérieux, toujours d'une véritable épaisseur matérielles, presque sensuelle aussi, et en constante musicalité. Une expérience sonore-musicale, au sens fort du terme. Et l'écoute nous conduit, à la dernière plage, à un finale presque concertant, mais d'un concerto inédit, non reproductible, une sorte de miracle qui ne peut se rejouer qu'à la réécoute du disque, ou sous une forme différente lors d'un autre concert. Magie de l'instant vous dis-je !
Pour l'autre CD, et l'autre trio, la donne pourrait être différente : j'ai eu l'occasion d'écouter ces trois musiciennes, ensemble, sur scène et sur disque. Et pourtant pas de redite, pas de redondance, rien qu'une exquise connivence forgée au fil des rencontres, et qui organise d'emblée la musique en régime concertant : mais attention, rien ici de formaliste, de préétabli ou de préformé. Juste une faculté de reprendre le fil commun (les rencontres précédentes, mais aussi la communauté de culture, enrichie des bagages esthétiques et référentiels de chacune). Surprise encore, et toujours. Fascination devant une telle cohérence, alors que l'on sent le saut dans la vide, le va-tout. Captées à 24 heures d'intervalles, lors de deux concerts (Paris, Strasbourg), ces musiques disent pleinement la singularité de cet Art de l'improvisation. Tisser une toile, nouer des fils, composer avec une poignée de matériaux sonores, et des tonnes de vécu et de connaissances, un nouvel objet, toujours inédit, dont la force et l'urgence jamais ne se démentent. Chapeau bas !
Xavier Prévost
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Joëlle Léandre participera le 14 décembre à la journée non-stop des vingt ans du Triton, près de la Mairie des Lilas. Marathon musical ininterrompu dans les deux salles, de quatorze heures à minuit (programme en suivant le lien ci-après). À 17h45 Joëlle Léandre jouera en trio de contrebasses avec Jean-Philippe Viret et Jean-Philippe Morel
Le retour de ce groupe à l'acronyme mystérieux, déchiffrable peut-être par l'une des plages du disque précédent, «Imaginer demain», publié sous le même label l'an dernier. On y trouvait en effet Ornette Under The Repetitive Skies : la clef du mystère ? On retrouve cette référence aux musiques répétitives, avec un recours privilégié à l'écart ou à la différence dans la répétition. C'est d'une construction très subtile, les voix se mêlent, se répondent, entrent aussi en tension, voire en conflit, le tout dans un déroulement qui respire le jazz, notamment quand un instrument s'évade dans l'improvisation tandis que le groupe fait mine de tracer sa route, sans négliger pour autant écarts et autres chausse-trappes. C'est vivant, toujours, chantant, souvent, et constamment préoccupé de musicalité, car si la forme est une donnée permanente, le formalisme n'éteint pas le souffle vital. On est de plain-pied dans un imaginaire musical, et l'on serait tenté de dire, avec l'arrivée d'Yves Robert pour 4 plages, d'un 'folklore imaginaire' (car le tromboniste fut membre de l'A.R.F.I. 'Association à la Recherche d'un Folklore Imaginaire....). Son intervention, sans briser le cercle de la répétitivité, apporte un autre chant, par son expressivité foncière. Bref c'est une nouvelle fois, pour Clément Janinet et -O.U.R.S., une vraie réussite.
Xavier Prévost
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Le groupe est en concert le 4 décembre au Théâtre de Vanves dasn le cadre de NEMO, biennale des arts numériques
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A signaler, d'Yves Robert, un récent (et très très bon) CD en trio intitulé «Captivate», avec Bruno Chevillon et Cyril Atef, enregistré à Budapest pour le label BMC (UVM distribution)
Un titre mystérieux pour un quartet acoustique singulier réuni par le guitariste breton Pierrick Hardy avec ses compagnons de jeu, la clarinettiste intrépide Catherine Delaunay, qui joue aussi du cor de basset, le leader d’Abalone (le violoniste Régis Huby) ou d’Emouvance (le contrebassiste Claude Tchamitchian).
Une musique de chambre actuelle, décloisonnée, ouverte à l’improvisation qui s’inspire autant de littérature que de peinture ou de tout autre discipline artistique, en six titres qui prennent le temps d’exprimer toute leur éloquence. Vaste terrain d’expérimentations puisque les compositions se réfèrent implicitement par le titre du moins- il ne s’agit jamais d’illustrations sonores- à des champs artistiques qui balaient large, du théâtre kabuki au buste hiératique d’Eléonore d’Aragon sculpté par Francesco Laurana ou aux fresques du XVème d’une inexorable danse macabre, fréquente source d' inspiration de la fin du Moyen Age. C’est un musée imaginaire que Pierrick Hardy recrée avec son quartet, mû sans doute par des découvertes, des chocs esthétiques assez forts pour déclencher, fertiliser son inspiration.
Plénitude des cordes de la guitare qui s’autorise des incursions en terres “trad”, embardées libres, volontiers dissonnantes du violon, chant sombre, instinctif de la basse qui pose les fondations, mélodieux contrechants de la clarinette qui peuvent enfler en crescendo.
On se laisse guider (presqu’aveuglément, comme en apesanteur) sur le chemin de la narration, du drame même, suivant l’argument évoqué dans chaque histoire, souligné habilement par le sens des nuances, ruptures douces, presqu’imperceptibles, murmures méditatifs qui se brisent en silences, soupirs délicats, ou soudaines irruptions de vifs éclats, plus tranchants.
Les influences se bousculent sous les arrangements précis, nerveux du guitariste qui joue aussi de la clarinette : ce n’est pas seulement pour créer de nouvelles atmosphères en usant de divers timbres, mariant cordes et bois, mais pour construire et déconstruire, souffler et apaiser.
Ainsi joue-t-il, virevoltant dans la rigueur, tiraillé entre diverses polarités,mû par l’élan rythmique du jazz, la fraîcheur mélodique du folk, les écarts du contemporain, au delà de la sensibilité et du lyrisme, contrôlant des dérèglements qui ne vont pas jusqu’au free. Chacun se cale dans l’interplay, à l’écoute bienveillante des trois autres, stimulé par les audacieuses trouvailles des copains.
Un album spontané et fraternel qui exalte la rencontre, loin des commencements qui sous-entendaient des promesses, accomplies à présent, continuant infatigablement l’aventure, justifiant le titre de ce groupe soudé. Des personnalités affirmées qui se soumettent volontiers à une écriture qui révèle une structure rigoureuse et dense, tout en donnant l’impression d’une création aussi continue qu’imprévisible.
Le saxophoniste Fred Borey s’est fait plaisir pour son 7ème album: après une série de plus de 50 concerts, à la fin de la tournée européenne qui l’ a conduit avec un nouveau trio jusqu’à la Baltique, il a enregistré, fidèle au label de Jordi Pujol, un double CD dont l’un est composé entièrement de standards (Duke Ellington, Fats Waller, Wayne Shorter…) et l’autre de compositions originales. Il n’a pas eu peur de se lancer dans cette aventure musicale avec un trio puissant, plus organique, sans piano, constitué d’une rythmique formidablement efficace contrebasse/batterie. Aimant échanger avec des timbres et sonorités différentes, il tente des alliages souvent très réussis avec, à chaque fois, des instruments différents: on se souvient de l’UNITRIO avec l’ orgue Hammond de Damien Argentieri et du quartet LUCKY DOG avec la trompette de Yoann Loustalot.
Fred Borey en leader accompli n’a jamais hésité à reprendre des standards qu’il aime particulièrement, comme ceux de Duke Ellington. Ecoutez ce “Black Beauty” qui swingue avec grâce ou, sur le plus rare “The single petal of a rose”, admirez le batteur Stéphane Adsuar qui garde le cap, entretenant un drive rebondissant, avec entrain et une réelle finesse. De Billy Strayhorn, l’alter ego du Duke,“A flower is a lovesome thing” devient, avec le talent du contrebassiste Damien Varaillon, le chant épuré de cordes qui résonnent tout contre le souffle du ténor. Toute la science de l’ interplay est là, jusqu’au final, le merveilleux “Jitterbugwaltz”, d’une puissance retenue, qui autorise toutes les nuances. On est constamment surpris par la façon originale et sans esbroufe dont sont revisitées ces petites merveilles.
Comme Fred Borey enseigne depuis longtemps, il accepte bien volontiers ce “devoir” de transmission. Arranger est pour lui une façon de composer, du moment que la mélodie est habitée, et que l’on se tient au plus près de l’émotion. Le passé est revisité sans nostalgie. Les chansons choisies avec soin sont remises sur le métier, revivifiées avec talent. Transposant l’harmonie selon des rythmes fluides, souples et actuels, il s’inscrit quand même dans une tradition cool, west coast.
Fred Borey n’hésite pas à s’approprier des thèmes joués par d’autres saxophonistes qui lui ont donné envie de les reprendre à son tour : ainsi, du tonique et pourtant mélancolique “Mr Sandman”, vieille chanson de Pat Ballard popularisée par un groupe vocal féminin, The Chordettes qui en fit un véritable hit en 1954. Après le saxophoniste Stephen Riley qu’il admire, il nous laisse une version très personnelle, frémissante qui rehausse l’intérêt de cette mélodie entraînante mais datée.
Ce qui ne l’empêche pas de proposer ses propres compositions qui se caractérisent par une belle énergie, très efficace, sans frénésie mais avec un moelleux dû au timbre du sax ténor. Où se situe-t-il dans la grande partition Coleman Hawkins/ Lester Young d’où viennent respectivement Sonny Rollins et Stan Getz par exemple? Le saxophoniste de culture classique, a pratiqué les deux écoles. Mais, de son aveu même, il a une tendance plus affirmée à suivre un penchant lesterien. Ce qui explique peut être sa façon si originale de phraser qui transforme la mélodie, que ce soit les standards ou ses propres compositions, et la cohérence parfaite des deux albums que l’on peut enchaîner sans hiatus ( “Statement”, “Commencement”, “Mr J.H” (John Henderson?)
Cette musique se déguste pourvu qu’on prenne le loisir de se laisser à autre chose que la précipitation: une conversation triangulaire subtile s’engage avec des échanges sans le moindre cliché : finesse des timbres, élégance dans la persistance même de l’échange, toujours rebattu.
Amour de la mélodie, sens de l’improvisation, belle écriture, que demander de mieux que ce jazz effervescent, toujours porteur de vertus formelles?
GHOST RHYTHMS : « Live at Yoshiwara »
Cuneiform 2019
Guillaume Aventurin (g), Alexis Collin (acc, laptop), Xavier Gelard (dms, lptp), Gregory Kosovski (b), Morgan Lowenstein (perc), Nadia Mejri-Chapelle (cello), Tom Namias (g), Camille Petit (p), David Rousselet (ts), Maxime Thiebaut (as, bs)
Compos : un peu tout le monde.
Titres enregistrés dans des endroits imaginés mais notamment aux Frigos à Paris 14/12/2018.
Cuneiform 2019
Comment dit-on « trublions » dans la langue du jazz ? Peut être bien que cela doit se dire « Ghost Rhythms » ? Vas savoir …
En tout cas vous ne les connaissez certainement pas et, pour tout vous avez dire, vous avez bigrement tort. Car ces filles et garçons qui signent aujourd’hui un album décapant chez Cuneiform vont faire parler d’eux, c’est sûr !
Mettons les choses à leur place : il s’agit ni plus ni moins que du label qui a accueilli en son sein des John Hollenbeck ( Claudia Quintet), Soft Machine, Wadada Leo Smith, Lol Coxhill, Fred Frith, Bill Laswell, Steve Lacy, Mike Osborne etc, etc….. Excusez du peu. C’est dire qu’ils y côtoient un peu les anges.
Mais si ces noms sont autant de références pour ce jeune groupe ce n’est pas pour autant avec des pincettes qu’ils entendent entrer dans ce gotha mais au contraire avec une énorme dose d’énergie, d’humour et d’irrévérence. Et avec un sacré talent. Un talent d’ailleurs récompensé par pas mal de jury ( 2ème prix de composition et 3eme prix de groupe au Tremplin de la Défense en 2012 et 1er prix de composition au Tremplin du Sunside en 2012)
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ces musiciens-là non content de jouer terrible, composent et arrangent avec un talent de dingue !
A la base ne vous attendez surtout pas à entendre un truc linéaire, genre musique dans laquelle vous pourriez vous installer, tout le confort à portée de mains. Car c’est tout le contraire avec ce big band qui entend bien vous bousculer et surtout vous surprendre. Chaque thème révèle en lui-même une richesse musicale qui ouvre des portes et des tiroirs derrière lesquels une surprise semble vous attendre. Des tiroirs harmoniques, rythmiques faits de tempi qui basculent et de douceurs qui ne sont jamais vraiment douces. Il y a du jazz ( on pense parfois à Steve Coleman) mais aussi du rock bien crade comme on aime et même du tango. mélangez le tout et servez !
Ca peut commencer sur un ostinato mais ça poursuit genre orientalisant et ça fini ailleurs dans une sorte de tango rock (Nattes) avec toutes sortes d’influences mêlées, tressées entre elles ( d’où… Nattes).
Ca envoie aussi du petit bois genre mingus afro-beat (La chose) avec des solistes survoltés. Rythmique d'enfer et hard tempo. La « chose » sort de son antre alors, planquez vous !
Une course poursuite façon James Bond in jazz & rock se déroule sur Mahoee. Ca cogne là où ça fait du bien avant de passer le tout à l'adoucisseur de l'accordéon intelligemment inséré. On vous l’a dit : ne jamais s’installer. Il y a des choses derrières les choses.
Tout y est question de tramages et de superpositions musicales.
Après un album superbe ( Madeleine) consacré au célèbre film d’Hitchcock ( Vertigo), Ghost Rhythms refuse la facilité et se joue des textures et des masses orchestrales grâce à un géniale orchestration associant accordéon et violoncelle à ce big band décidément protéiforme.
Comme une juxtaposition de scenarii, comme une déambulation dans une sorte d’escape game dans lesquels se cachent d'autres scénarios tout est affaire de fausses pistes comme sur cette Chambre Claire qui vous emmène très vite là où on ne l'attendais pas.
Sorte de cadavre exquis en quelque sorte.
Vous ne connaissiez pas Ghost Rythms. Cet album va vous prendre d’un bout à l’auytre. Un big band ? Non un big bang qui bande !
Jean-Marc Gelin
"Kamaloka" from the album 'Live At Yoshiwara' by Ghost Rhythms Easily purchase now at: https://cuneiformrecords.bandcamp.com/album/live-at-yoshiwara ● Guillaume Aventurin (guitar) ● Alexis Coll...
« KEITH JARRETT » par Jean-Pierre Jackson
Actes Sud
oct. 2019
211p, 18euros
En plein coeur de l’hiver, Keith Jarrett fait l’actualité en France avec la publication d’un concert donné à Munich en 2016 et avec celle d’un livre de Jean-Pierre Jackson consacré au pianiste et sobrement intitulé "Keith Jarrett ".
Ce livre, publié aux Editions Actes Sud fait partie d’une longue série que Jackson a consacré à plusieurs légendes du jazz ( Charlie Parker, Bennie Goodman, Miles Davis, Oscar Peterson).
Jarrett en est une. Il était donc bien normal qu’un livre lui soit consacré.
Partant de l’enfance prodige de ce musicien hors normes ( pianiste, batteur, saxpohoniste, claveciniste et même chanteur - ce qui au passage n’est pas ce qu’il a fait de mieux), le livre de Jackson est une recension, un parcours au sein de l’abondante, très abondante production discographique de Jarrett. Et ce parcours est impressionnant ! Et ce parcours donne le tournis tant il est incessant et prolixe. L’impression que son parcours musical qui a embrassé un très grand nombre de musiques est l’essence même de l’artiste tourmenté qu’il est. Bien au delà des clichés qui lui collent à la peau ( ceux d’un artiste-diva et caractériel qui soumettrait son entourage à la dictature de ses caprices).
Jackson en fait une lecture littérale et nous permet ainsi d'approcher à la complexité d'un artiste à la fois complexe et prodigue. Créateur de l'instant.
Keith Jarrett respire la musique et le piano est chez lui comme la continuation de son souffle, de ses bras , de ses mains, de son cerveau qui l’emmène et nous emmène très loin.
Passé notamment par le label Atlantic, le pianiste poursuit depuis de très longues années son parcours chez ECM et au delà des enregistrements en studio, chacun de ses nombrables concerts fait l’objet d’une captation destinée à être un jour ou l’autre publiée.
Il en est ainsi de ce concert donné à Munich en 2016 et qui paraît aujourd’hui.
Ce concert venait clôturer la tournée européenne du pianiste. Et, peut être parce qu’il s’agissait de cette dernière date, rarement Keith Jarrett n’a semblé autant survoler son art.
L’improvisation est chez le pianiste, comme le rappelle Jean-Pierre Jackson dans son ouvrage, comme le prolongement ontologique de ce qu’il est, de ce qu’il pense et qui surgit dans l’instant. Cet instant où une fois la note jouée, elle n’existe déjà plus.
Dans ce art complexe de l’improvisation, il y a toute la vie musicienne de Jarrett qui apparaît. Parfois jouant des fugues, parfois jouant sur des harmonies Raveliennes, jouant du blues à coup d’ostinatos ou des standards hors sol à l’émotion poignante, ce concert est une brillante démonstration de l’art du piano. Nous le savions, Jarrett est un immense concertiste. Dans l’exercice en solo, il devient hors norme, hors de toute considération de temps et d’espace. Génial.
Paru trop tard par rapport à la publication du livre de Jean-Pierre Jackson. Dommage car il est certain que l’écrivain aurait pu lui faire une place particulière.
Un nouveau venu trentenaire, israélo-italien, qui surgit dans le paysage jazzo-pianistique avec éclat. Le disque commence par I Got Rythm et I'm confessin (à la Fats Waller plus qu'à la Art Tatum). Suit Caravan avec une intro à l'orientale, un exposé énergique, et une main gauche qui trace une pulsation forte. Il y a aussi des compositions personnelles sur le mode 'ballade mélancolique'. L'indispensable détour par des thèmes Charlie Parker, avec fragmentation virtuose et improvisation étincelante. Et également un Cherokee qui me rappelle qu'en 1956, les version de solo de Martial Solal et Phineas Newborn méritaient, pour l'époque, leur pesant de transgression. Du très beau piano, assurément, de bout en bout. Manque à mon goût (pervers j'en conviens....) des incartades esthétiques, ce petit supplément d'audace, de fantaisie et de folles surprises que j'entends chez Jean-Michel Pilc (notamment quand il est en duo de pianos avec Martial Solal), chez Stefano Bollani, ou même chez Marc Benham (qui partage avec Yakir Arbib de surgir tardivement, et avec éclat, dans la jazzosphère, en mêlant attachement à la tradition et goût du risque). Sur Giant Steps Dan Tepfer, voici plus de 15 ans (il avait tout juste vingt ans) m'avait davantage étonné. Bref le disque de Yakir Arbib est un très très bon disque de piano-jazz, ça c'est sûr. J'ai lu ou entendu, ici ou là, que c'était le disque de l'année : c'est un peu excessif. Selon une formule vieille comme le moyen-âge, et qui plaît tant aux politiciens et commentateurs «il faut savoir raison garder».