Jazz Ladies 1924-1962
Frémeaux et associés
3CD (Livret de 32 pages en français et anglais)
Saluons la sortie d’un coffret de 3 CDS chez FREMEAUX qui redonne enfin aux femmes dans le jazz un rôle plus conséquent, réparant ainsi une énorme injustice. Nombreuses furent les instrumentistes pionnières à avoir contribué au développement de cette musique : souvent pianistes (Lil Harding, Mary Lou Williams, Marian Mc Partland , Barbara Caroll, Lorraine Geller, Carla Bley…. ) mais pas uniquement. Pourtant, le jazz reste encore trop souvent masculin et la femme, fatale comme dans le roman et le film noirs. Dans le meilleur des cas, on la considère comme admiratrice, inspiratrice, compagne, ou créature idéale,donc rêvée. Quand on parle des femmes dans le jazz, ce sont les chanteuses qui occupent toute la place, ce sont elles, les véritables stars.
Jean-Paul Ricard, le Président fondateur de l’AJMI ( la scène de jazz d’Avignon), s’est toujours intéressé aux femmes du jazz[i] et à « leur longue marche », ainsi qu’il titre ses érudites notes de pochette qui comprennent un petit dictionnaire biographique des musiciennes citées. Il tente ainsi une réévaluation de ces jazz women dont le nom nous est souvent inconnu. Ce sont elles qui ont ouvert la voie, défriché le terrain pour les musiciennes d’aujourd’hui, dont le nombre est en augmentation constante.
Cette formidable compilation commence par les pianistes (1936-1961), sans oublier les autres instrumentistes (1924-1962) et les Girls Bands (1934-1954) . Il ne sera pas question des chanteuses, qui, si elles ne sont pas du tout dédaignées par les créateurs de ce coffret, n’ont jamais eu ce problème de visibilité. Pour le grand public, les femmes dans le jazz sont avant tout chanteuses, s’exposent sur le devant de la scène, en pleine lumière. Cette position qui peut paraître avantageuse les cantonne à une discrimination machiste et misogyne, aujourd’hui encore, avec des photos de couverture dans des poses et des robes volontairement glamour[ii]. Car la femme est vue avant la musicienne. N’entendait-on pas encore couramment … «elle joue bien pour une femme»?
Revenons à cette distinction en 3 catégories : les pianistes forment le premier groupe, car la présence d’une femme au piano est plus communément admise que sur d’autres instruments, d’autant plus quand elle chante. Ainsi dans le premier CD, sont mises en avant Lil Hardin, qui eut, sur la carrière de son mari, Louis Armstrong une certaine influence, la grande Mary Lou Williams, figure emblématique dès les années 30, compositrice, arrangeuse des plus brillantes, qui ouvrit la voie à Marian Mc Partland, à Barbara Carroll(qui se produisait essentiellement dans des clubs new yorkais). Mais le mérite de cette sélection soignée est de nous faire découvrir de belles personnalités comme Dorothy Donegan, Hazel Scott, Beryl Booker, Lorraine Geller qui s’illustra sur la West Coast, Terry Pollard ( également vibraphoniste) et Jutta Hipp, née à Leipzig. Quant à Toshiko Akiyoshi, venue de son Japon natal, elle monta un big band à New York toujours actif.
Le deuxième CD fait la part belle aux trompettistes Dolly Jones, Valaida Snow (qui connut une existence des plus aventureuses), Clora Bryant, à la tromboniste Melba Liston qui collabora aux orchestres de Randy Weston et Dizzie Gillespie, aux saxophonistes Kathy Stobart, Vi Redd. Si la harpiste Dorothy Ashby parvint à s’imposer comme soliste, c’est qu’aux femmes étaient réservés les instruments peu présents dans le jazz.
Le dernier CD évoque les orchestres de femmes obligés de se constituer pour exister c’est-à-dire enregistrer. Ainsi, pour les blanches, Ina Ray Hutton and Her Melodears , pour les afro-américaines, The Harlem Playgirls. L’un des meilleurs orchestres, The International Sweethearts of Rhythm, était mixte : composé de 17 musiciennes, il se produisit avec succès de 1939 à 1949, ne connaissant des problèmes que lors des déplacements dans le sud, ségrégation oblige!
En s’appuyant sur l’expertise de connaisseurs comme JP Ricard et Jean Buzelin qui a supervisé la discographie, on se constituera ainsi avec ce coffret, un petit bréviaire du jazz des plus instructifs. Sans argumenter indéfiniment sur la situation des femmes dans le jazz, sujet qui revient régulièrement sur le devant de la scène, peut même être «tendance», comme lors de la sortie du film de Gilles Corre, il faudrait arriver à ne plus se poser de question, du genre s’agit-il d’un disque de femme, ou d’un album féminin? Les jazzwomen n’ont donc rien à envier aux jazzmen, la femme étant un homme comme les autres. La féminisation du milieu jazz progresse mais beaucoup de musiciennes ont encore du mal à se faire entendre. Ou alors comme pendant la journée des femmes le 8 mars chaque année, pour permettre de mieux les oublier ensuite pendant 364 jours…
Merci donc messieurs de nous avoir permis de les écouter dans une sélection musicale des plus soignées qui leur rend un hommage à la mesure de leur talent !
Sophie Chambon
[i] Jean Paul Ricard avait déjà choisi de rendre hommage aux femmes dans cette musique, en 2006 et pour la traversée du « continent noir », il avait programmé une semaine de concerts à Arles, au Méjan qui se conjuguait au féminin.
[ii] Pour preuve, dans le livret, la photo aguicheuse de Valaida Snow, trompettiste, surnommée « Little Louis » en référence à Armstrong, chanteuse, danseuse également avec Joséphine Baker dans la revue des Chocolate Dandies.